Par définition, le soldat a toujours été « augmenté », depuis les lances et les boucliers des hoplites grecs jusqu’aux chars d’assaut blindés et chasseurs bombardiers actuels, en passant par les lourdes armures des chevaliers de la fin de la guerre de Cent Ans. Le soldat est augmenté par son arme, par son armure, par sa monture. Mais les révolutions technologiques que présagent les avancées scientifiques dans les domaines des nanotechnologies, de la robotique, de l’intelligence artificielle, des neurosciences ou encore de la génétique laissent entrevoir un bond considérable dans les capacités d’« augmentation » du soldat.
La particularité de ces avancées scientifiques est que l’augmentation peut désormais s’entendre de deux manières : elle peut toujours prendre la forme d’apports d’outils technologiques, dans la continuité de la relation historique entre les armées et les industries, mais elle peut également s’apparenter à une mutation biologique, à l’acceptation du transhumanisme, par le biais d’améliorations des capacités physiques et cognitives du soldat.
Notre imagination frôle le vertige à l’idée des possibilités que vont offrir ces avancées technologiques, tant en puissance et capacité pures que dans la protection des combattants. On parle de technologies additionnelles (exosquelettes allant jusqu’à l’armure intégrale, robots, armes « intelligentes ») et intrusives (interface neuronale entre outil technologique et cerveau humain, mutation des organes cognitifs). La science va une fois de plus bouleverser le champ de bataille après, entre autres, l’invention de l’artillerie, la maîtrise des airs et celle de l’atome.
Il n’est pas question ici de condamner sans appel des technologies qui n’ont même pas encore vu le jour. Mais la science ne pense pas, écrivait Heidegger1. Son rôle est d’explorer, d’avancer, encore et toujours, elle ne pose pas la question du bien-fondé de l’utilisation de ses trouvailles. Il faut donc penser pour elle et définir un cadre éthique préalable aux envolées extatiques de l’eurêka. Car ces nouvelles technologies seront imposées de facto par les industries de l’armement dès leur maîtrise technique. Une réflexion en amont de l’usager est donc nécessaire pour les utiliser de manière raisonnée et prévenir ainsi la menace prophétique que Gargantua livrait à son fils : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme2. »
- Pour quelle guerre ?
La première question à se poser est celle du contexte d’utilisation. Dans quel type de guerre utiliserions-nous de telles technologies ? La réponse évidente semble être le conflit interétatique classique, par définition de haute intensité, pour lequel toutes les armées du monde s’entraînent. Il apparaît cohérent qu’un État y jette toutes ses forces et recherche la victoire de toutes les manières possibles puisque son existence même y est en péril. En revanche, il est beaucoup moins évident que de telles technologies soient adaptées à des conflits de contre-insurrection ou de stabilisation, soit parce que le niveau d’engagement ne le justifie pas, soit parce que le contexte de cet engagement est trop complexe pour y employer ce qui serait un affichage politique trop fort.
Ces derniers types de conflits représentent pourtant l’essentiel de l’emploi de nos forces armées (cent cinquante-cinq opérations militaires ces cinquante dernières années pour l’armée de terre française, dont seulement cinq conflits interétatiques). Dès lors, garderions-nous ces bijoux technologiques en réserve en attendant un conflit digne de ce nom ? Il est beaucoup plus probable que, suivant l’exemple de nombre de systèmes d’armes coûteux, ces technologies soient déployées sur les premières opérations extérieures venues afin de justifier leur coût et d’améliorer leur emploi par retour d’expérience. De manière réaliste, on peut donc considérer qu’elles seraient employées dans tous les contextes possibles, y compris ceux où les forces armées évoluent au sein de la population civile.
- L’augmentation additionnelle
Attribuer au soldat des systèmes d’armes complexes, sans cesse améliorés, qui augmentent sa capacité de combat et sa protection sur le champ de bataille, n’est que le prolongement naturel d’une histoire militaire triplement millénaire. Pourquoi les outils technologiques de demain seraient-ils donc à analyser avant acceptation ?
Les tiroirs des divisions recherche et développement des armées occidentales sont remplis d’exosquelettes, de robots, de drones ou encore d’armes et de munitions dites intelligentes, le tout en réseaux interconnectés. Ces projets ont un réel intérêt tactique ou opératif. Mais ils comportent également des risques sur le plan éthique, par la place qu’ils peuvent prendre vis-à-vis de l’homme.
- Esclavage technologique
La représentation que l’homme se fait de lui-même a été plusieurs fois bouleversée dans son histoire. Il a été confronté à des révolutions dans la perception de sa nature et de sa place dans le monde. La première, déclenchée par Copernic, l’a arraché du centre du monde physique pour le placer en orbite d’une étoile quelconque, dans l’un des bras d’une galaxie perdue aux confins de l’univers. La deuxième, due à Darwin, l’a fait chuter de son piédestal d’unicité pour le jeter dans le tourbillon de l’évolution animale. La troisième, enfin, initiée par Freud, l’a privé de la maîtrise de sa propre conscience par la découverte du « surmoi ».
Selon Luciano Floridi, professeur de philosophie et d’éthique de l’information à l’université d’Oxford, une quatrième révolution3 est en marche. Celle des technologies de l’information et de la communication, qui prennent de plus en plus le pas sur la façon même qu’a l’homme de penser, dépassé qu’il est par la quantité de données traitées par les machines auxquelles il s’en remet pour stocker ses connaissances, voire pour mener des réflexions. Le grand danger de cette révolution est que l’homme devienne esclave de ses outils, en se laissant entraîner par la réflexion menée à sa place par la machine, conçue comme une aide à l’utilisateur mais devenue trop influente. On imagine ainsi le soldat augmenté avoir aveuglément confiance en son armure ou en son arme « intelligente » qui lui assure avoir détecté une menace dans le paysan qui laboure son champ.
N’avons-nous pas déjà tendance à faire confiance aux logiciels d’aide à la décision des systèmes d’armes modernes (délivrant une situation du champ de bataille qui n’est qu’une représentation à partir de données collectées, mais qui peut rapidement être considérée comme la réalité), aux systèmes de réalité augmentée (présents dans les visières de casques des hélicoptères de combat de nouvelle génération par exemple) ou encore aux résultats des logiciels d’analyse opérationnelle et aux systèmes d’information au sein des postes de commandement ? Les technologies de l’information et de la communication sont tellement présentes dans nos vies qu’il en devient difficile d’avoir un regard critique et pragmatique sur les données qu’elles produisent. Augmenter les couches technologiques n’aura donc pour effet que d’accroître le risque de crédulité du soldat envers la situation perçue par ces technologies, qui pourra être différente de la réalité.
- Effet carnaval
Un autre effet pervers possible de l’ajout de couches technologiques sur le soldat est ce que l’on pourrait appeler l’« effet carnaval ». Dans la Venise du xive au xviiie siècle, les fêtes de carnaval étaient l’occasion de supprimer toutes les normes sociales établies. Avec le masque tombent en effet toutes les barrières morales ; les interdits deviennent possibles lorsque l’identité est dissimulée. C’est ce qu’explique le professeur Patrick Clervoy dans un précédent article d’Inflexions : « C’est un peu le principe du carnaval où le port du masque permet toutes les licences. Celui qui pour un temps n’a pas à répondre de son identité perd le contact avec ses repères éthiques. Il y a un rapport étroit entre l’identité d’une personne et son comportement moral. Chacun se comporte comme il se reconnaît vis-à-vis des autres : qu’il masque son nom et ses pulsions se déchaînent4. » Un soldat revêtu d’un masque ou doté d’une armure intégrale, par exemple, aura donc tendance à se laisser entraîner par la dérive facile de l’abandon des barrières morales. Il aura plus de difficultés à respecter une certaine éthique du combattant, voire à respecter sa propre morale.
- Unmanned (Armed) Vehicles
L’augmentation technologique poussée à son extrême se manifeste par l’utilisation de robots en lieu et place de l’être humain. La protection du combattant est alors arrivée à son paroxysme puisqu’il ne se trouve plus sur le champ de bataille. Mais ces robots, qu’ils évoluent dans les airs, sur terre ou dans l’eau, posent deux problèmes majeurs dès lors qu’ils sont utilisés sur un champ de bataille dénué de toute présence humaine alliée. Le premier est la perception de la réalité, puisque l’analyse du champ de bataille n’est possible qu’au travers de celle du robot. Il est à nouveau question du travers de l’esclavage technologique. Le second est d’ordre moral. Le pouvoir exorbitant de donner la mort est confié au soldat en échange de l’acceptation du risque de mourir. Cette réciprocité du danger est un des fondements admis de l’acceptation morale de l’acte de guerre, en dehors du cadre de la légitime défense. Dans les conflits asymétriques, nous avons accepté que ce niveau de réciprocité soit diminué (frappe de chasseurs bombardiers contre des insurgés afghans par exemple) ; avec l’avènement du drone armé utilisé en feu indirect, cette réciprocité est indirectement assumée par les troupes chargées du guidage présentes sur le champ de bataille. Mais l’utilisation de robots armés sans aucune présence humaine alliée sur le champ de bataille (cas des frappes de drones américains au Yémen par exemple) représente une rupture totale dans ce principe de réciprocité.
Si le résultat d’une opération de guerre est essentiel, la manière dont elle est conduite est d’une importance tout aussi capitale. L’utilisation de technologies, autonomes ou télé-opérées, capables de délivrer de l’armement, telles que les robots et drones armés, doit donc être soumise à une présence humaine sur le terrain, et donc réduite à une augmentation technologique « classique », afin de respecter les conditions d’acceptation morale de l’acte de guerre.
- Ingérence
Enfin, l’augmentation technologique entraîne inévitablement, par les moyens de suivi direct qu’elle offre, une tentation d’ingérence des supérieurs, à tous les niveaux de la hiérarchie. En 1934, dans Vers l’armée de métier, le général de Gaulle écrivait que « si la perfection des machines ne peut manquer d’accentuer le caractère technique de la guerre, […] elle fera reparaître dans l’exercice du commandement certaines conditions de hâte et d’audace qui rendront tout son relief à la personnalité. […] Dans une armée où l’action autonome sera la loi, le chef devra prendre nombre de décisions qui, dans la guerre d’hier, lui étaient épargnées. […] L’initiative que les règlements vantaient mais dont se défiaient les ordres redeviendra souveraine ». Or la perfection des machines actuelles s’accompagne de la perfection des technologies de communication qui y sont attachées. Là où l’initiative redevenait la loi d’une guerre de mouvement et d’audace, l’ingérence y supprimera désormais toute liberté d’action. L’action d’un soldat augmenté sera pilotée en direct par ses supérieurs. Elle se rapprochera ainsi au maximum de la volonté du chef, mais sera privée de cette efficacité étonnante qu’est la liberté d’action du subordonné.
- L’augmentation intrusive
La véritable rupture que promettent les avancées technologiques récentes réside dans l’amélioration des capacités cognitives de l’être humain. Il ne s’agit plus seulement de donner un outil au soldat, mais également de transformer la nature même de celui-ci. Ce type d’augmentation existe déjà, mais à petite échelle et de manière temporaire, via l’absorption de pilules stimulantes. Le Modafinil, un psychostimulant, a par exemple été utilisé par les soldats américains et anglo-saxons durant la seconde guerre du Golfe. Mais parmi les projets de recherche de la Defense Advanced Research Projects Agency (darpa) figurent le branchement d’un microprocesseur dans le cerveau, la neurostimulation magnétique ou encore un système de reconnaissance neuro-optique. Le soldat verra mieux et plus loin, ne sentira plus la fatigue, sera biologiquement lié à son système d’armes, son gps, sa radio. De telles augmentations intrusives, imaginées depuis trois décennies par les adeptes du transhumanisme, risquent d’entraîner des effets pervers, sans même évoquer le processus de « régression » au retour à la vie civile.
- Dieu vivant
Lors de la Conquista espagnole, au xvie siècle, le fossé technologique entre assaillants et défenseurs ainsi que l’accumulation de présages et de légendes concordantes avec l’arrivée des Espagnols ont entraîné les Indiens à assimiler les nouveaux venus à des dieux. On connaît les massacres engendrés par les troupes de Cortés, sans doute stimulées par cette « supériorité ». Quelle considération pourrait avoir un soldat « transhumanisé » envers un simple humain lorsque le mépris s’installe déjà par la différence culturelle ? Cette sensation de dieu vivant le mènerait à se placer au-delà de l’être humain. Dès lors, il n’y aurait aucune difficulté, aucun frein moral à tuer un être qui n’est plus perçu comme son semblable. Cette désinhibition, si elle peut paraître en premier lieu utile à l’efficacité du soldat, notamment en conflit de haute intensité, s’avérerait très dangereuse si ce dernier évoluait au sein de la population, à l’étranger comme sur le territoire national.
- Force morale ?
La sueur épargne le sang, selon la formule consacrée. Ainsi, le fondement de tout entraînement militaire est l’acquisition d’une force morale par le dépassement de soi face aux épreuves. Cette force morale fait toute la différence sur le champ de bataille, car elle permet aux soldats d’affronter leur peur, de dépasser leurs souffrances, de placer l’action collective au-dessus de leur intérêt personnel. Mais en améliorant les capacités cognitives du soldat, en réduisant la sensation de douleur et d’effort, comment forger cette force morale ? Lorsque tout est plus facile, le courage n’entre plus dans l’équation. Dès lors, une troupe de soldats augmentés ne se trouverait-elle pas in fine moins efficace qu’une troupe classique, en dehors de toute considération de qualité d’armement ?
- Un rêve mythologique
En le plongeant dans le Styx, la mère d’Achille en a fait un combattant augmenté par l’invulnérabilité. En se fixant des ailes sur les bras, Icare a voulu se doter de la capacité de voler. En volant le feu aux dieux, Prométhée a cherché à offrir à l’homme la maîtrise de ce dernier. Ulysse possédait une arme intelligente : lui seul pouvait bander son arc. Le rêve d’un soldat invulnérable, doté de capacités et d’armes hors normes, n’est donc pas nouveau. Mais ces mythes nous rappellent également qu’il existe toujours un talon et que la cire finit par fondre sous l’effet de la chaleur…
Dans la Grèce antique, la plus grande faute morale était de vouloir dépasser sa nature humaine, l’augmenter, pour se confondre avec les dieux. Cette faute, appelée hubris, est très présente dans la mythologie. Or elle est accompagnée de la némésis, le châtiment des dieux, qui provoque le dur retour aux réalités de la condition humaine. Ainsi Bellérophon, simple humain chevauchant Pégase jusqu’à l’Olympe pour y siéger à la droite de Zeus, chute de sa monture piquée par un taon envoyé par les dieux.
Afin d’éviter cette inévitable némésis, il faut donc être assez sage pour ne pas céder à la tentation de l’hubris. Sans pour autant refuser en bloc tout progrès technologique, l’Homme doit déterminer la limite à ne pas franchir pour se prémunir d’une aliénation due à sa technologie, que celle-ci soit additionnelle ou intrusive. L’amélioration du soldat, dessein louable, est alors à rechercher ailleurs. Or « c’est dans le problème de l’éducation que gît le grand secret de la perfection humaine »5. C’est ainsi dans l’Homme lui-même que le soldat pourra être amélioré.
- Placer l’homme au centre
- Combattre la déshumanisation
Dans une guerre, le combat intime de tout soldat est de préserver son humanité originelle. Toutes les épreuves physiques et psychologiques qu’il subit le poussent plus ou moins rapidement vers une dérive morale nourrie d’esprit de vengeance, de haine, du pouvoir de destruction. Cette déshumanisation progressive entraîne une forme de résignation et d’insensibilité à la mort, première étape sur la route qui mène aux crimes de guerre.
Tout en préservant la rusticité et la hargne du soldat au combat, son humanité doit donc être considérée comme un fondement fragile qu’il est nécessaire de renforcer sans cesse. Une éthique du combattant, l’exemple du chef, le dialogue hiérarchique sont autant de moyens pour la protéger. Mais l’augmentation technologique à outrance est un facteur fort déshumanisant, par la distanciation que crée cette technologie. Le transhumanisme, quant à lui, est par définition une aliénation de l’humain. Le soldat augmenté aura donc, par les effets décrits précédemment, plus de mal à préserver son humanité originelle.
- L’importance des émotions
Cette humanité est pourtant la source d’une faculté particulière pour le soldat, outre l’empathie qu’il peut développer et les fortes relations d’amitié qu’il entretient avec ses frères d’armes. Au combat, il est sans cesse soumis à des situations d’incertitude dans lesquelles il doit prendre des décisions qui ont la plupart du temps pour objet l’ouverture du feu et pour conséquence la mort d’êtres humains. Outre la connaissance des règles d’engagement, sa capacité de décision est forgée par son discernement émotionnel. Ce sont ses émotions et son instinct, dans le feu de l’action, qui lui dictent le chemin à suivre lorsque les procédures et les règlements ne donnent plus de réponse.
Les récits de science-fiction pointent toujours le danger d’un renversement de la technologie contre l’homme, plaçant le refus d’obéissance à la racine du mal. Mais le véritable danger de la technologie est qu’elle obéit toujours6 ; elle n’est justement pas capable de refuser d’obéir ou d’adapter son action par discernement émotionnel. L’homme, avec ses « faiblesses » d’être humain non augmenté, peut juger de la qualité morale d’une action. Dès lors, au vu du nouveau paradigme des opérations militaires7, désormais menées au sein des populations, l’augmentation véritablement utile ne serait-elle pas d’ordre éthique ?
- Conclusion
Sans céder à un principe de précaution totalitaire qui viserait à tout interdire, il est nécessaire de trouver une limite morale à l’augmentation du soldat. Car certaines augmentations, menées à outrance, induiraient indubitablement la déshumanisation du sujet, et nuiraient donc à l’efficacité opérationnelle lors d’engagements majoritairement menés au sein des populations. Cette limite morale ne peut être fixée qu’à force de réflexions et d’anticipation. Peut-être la trouverons-nous naturellement en étudiant ces questions non pas par une approche capacitaire, mais par une étude du potentiel humain.
Méditons les écrits8 du colonel Ardant du Picq qui, il y a déjà plus d’un siècle et demi, nous prévenait que considérer le soldat par le prisme de son « augmentation » plutôt que par celui de son humanité était une erreur. À l’aube d’une nouvelle révolution dans les affaires militaires, il paraît intéressant de s’en rappeler.
« Le combat est le but final des armées et l’homme est l’instrument premier du combat ; il ne peut être rien de sagement ordonné dans une armée – constitution, organisation, discipline, tactique, toutes choses qui se tiennent comme les doigts d’une main – sans la connaissance exacte de l’instrument premier, de l’homme, et de son état moral en cet instant définitif du combat. »
« Il arrive souvent que ceux qui traitent des choses de la guerre, prenant l’arme pour point de départ, supposent sans hésiter que l’homme appelé à s’en servir en fera toujours l’usage prévu et commandé par leurs règles et préceptes. Mais le combattant envisagé comme être de raison, abdiquant sa nature mobile et variable pour se transformer en pion impassible et faire fonction d’unité abstraite dans les combinaisons du champ de bataille, c’est l’homme des spéculations de cabinet, ce n’est point l’homme de la réalité. Celui-ci est de chair et d’os, il est corps et âme ; et, si forte souvent que soit l’âme, elle ne peut dompter le corps à ce point qu’il n’y ait révolte de la chair et trouble de l’esprit en face de la destruction. »
Bien entendu, l’ère du soldat augmenté semble encore lointaine. Il n’y a qu’à considérer les combats menés par les soldats français dans l’Adrar des Ifoghas (Mali) en 2013 pour comprendre que l’homme est encore pleinement au cœur du champ de bataille. Mais si nous n’aiguisons pas nos consciences dès aujourd’hui, nous serons rattrapés par la science dès demain. Aurons-nous alors la sagesse nécessaire pour ne pas céder à la tentation de l’hubris ?
1 Martin Heidegger, Essais et Conférences, Paris, Gallimard, 1958.
2 François Rabelais, Pantagruel, chapitre VIII, 1532.
3 Luciano Floridi, The Fourth Revolution, Oxford University Press, 2014.
4 Patrick Clervoy, « Le décrochage du sens moral », Inflexions n° 7, 2007.
5 Emmanuel Kant, Traité de pédagogie, 1803.
6 Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013.
7 Rupert Smith, L’Utilité de la force, Paris, Economica, 2007.
8 Charles Ardant du Picq, Études sur le combat, 1880 (extrait de la première partie, « La guerre antique »).