Les espaces dans lesquels les hommes évoluent, vivent, communiquent, combattent, ont désormais dépassé la notion de territoire. Ils ne sont plus forcément rattachés à une étendue physique, ni ne respectent les frontières des États. Comme le définit Patrick Godart dans son article sur les espaces futurs, « l’espace est une étendue, abstraite ou non, ou la perception de cette étendue. L’espace est ainsi envisagé comme une structure englobante rassemblant choses et lieux. L’espace devient donc un ensemble ».
Ainsi, les espaces peuvent répondre à une logique de milieu, tels l’espace maritime et l’espace extra-atmosphérique, ou à une logique de perception, comme les différents espaces culturels dont les mélanges sont si difficiles dans nos sociétés, ou encore à une logique de nature, lorsqu’on parle d’espace juridique ou d’espace économique. Tous peuvent se croiser et se juxtaposer, mais ils ne sont ni forcément complémentaires ni forcément interconnectés. Et l’homme les emploie et interagit en eux, chacun d’entre nous pouvant se définir selon son appartenance à plusieurs d’entre eux : physique, informationnel, de communication, politique, juridique… Notre perception du monde et notre façon de le réfléchir sont corrélées aux espaces dans lesquels nous nous inscrivons.
Bien entendu, tous ces espaces ont un rôle à jouer dans la guerre ou, plus précisément, la guerre peut concerner chacun d’entre eux. Car pour exister et être défini, un espace a besoin d’être limité, d’avoir des frontières. Comme l’explique Jean Michelin, « parce qu’elle définit un ailleurs, un extérieur, la frontière donne de la consistance à l’espace qu’elle délimite ». Or, qui dit frontière dit voisin. Nos espaces, quelles que soient leur nature et leur étendue, sont donc quelque part jouxtés par d’autres espaces, présentant d’autres normes, d’autres réalités et d’autres équilibres : ce sont ceux situés au-dehors de la ville, par-delà l’océan, au-delà du système solaire, mais également en parallèle de notre espace économique, de nos espaces informationnels... Ces autres espaces, inconnus ou étrangers, peuvent représenter une menace ou une opportunité à conquérir. Ainsi naît la guerre, non par la juxtaposition d’espaces similaires, mais par le choc des volontés de ceux qui occupent ces différents espaces. Comme le présente l’abbé Cédric Burgun, qui pose la question de l’inévitabilité de la guerre dans un espace donné, « le conflit n’est pas généré par l’espace lui-même, mais par le projet qu’ont les individus qui l’habitent ».
Ainsi, l’histoire traditionnelle du lien de l’homme envers un espace à découvrir est celle de l’identification et de la perception, de la conquête, de l’occupation, de la normalisation et finalement du conflit. Toute la question est de savoir si cette évolution s’applique forcément à tous ces nouveaux espaces, qu’ils soient physiques ou immatériels. C’est là l’interrogation qui est à l’origine de ce numéro d’Inflexions.
Mais comment définir et représenter ces espaces ? Hervé Pierre, à partir des travaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur ouvrage Mille Plateaux, présente un découpage par notions d’espace strié et d’espace lisse, qui « en dépit de la réalité de leurs propriétés physiques spécifiques, doivent être considérés comme des idéaux-types qui non seulement ne peuvent être pensés indépendamment l’un de l’autre, mais interagissent en des formes variables de complexus, de tissages ». Une grille de lecture tout à fait pertinente pour nos opérations actuelles en Afrique subsaharienne, où la victoire tactique est dans la main du protagoniste qui est capable d’hybridité, c’est-à-dire d’une lecture à la fois striée et lisse de l’espace de bataille. Michel Grintchenko présente d’ailleurs un acteur qui détient ce potentiel d’hybridité, « à la croisée des espaces »: l’aérocombat. Il offre « une formidable opportunité pour penser la guerre autrement ».
Car pour gagner une guerre, il faut avant tout rencontrer l’ennemi sur le champ de bataille. Or que faire lorsque les deux adversaires n’évoluent pas dans le même espace ? Michel Goya illustre ce phénomène au travers d’exemples historiques, pour conclure qu’« en réalité, la solution la plus efficace a le plus souvent consisté à imiter son adversaire et à aller le combattre dans son milieu préférentiel. Il faut pour cela créer des unités spécifiques, pratiquement une nouvelle armée ». Une réflexion qui trouve, là encore, écho dans la création au Mali d’unités légères de reconnaissance et d’investigation, équipées comme les groupes terroristes de motos et de véhicules légers.
Mais identifier l’espace qui nous intéresse n’est pas tout, encore faut-il le normer, le représenter, pour que l’on puisse y « naviguer ». Philippe Boulanger et Marie-Claire Robic analysent l’historique de la géographie militaire, notamment au travers de celui qui fut le chef de file de l’école française de géographie : Paul Vidal de la Blache. Car « dès l’Antiquité, les théoriciens de l’art militaire mettent en évidence la nécessaire maîtrise de certains milieux ». Mais l’enjeu aujourd’hui est de pouvoir représenter sur une carte les espaces immatériels qui jouent un rôle dans la guerre contemporaine, comme nous l’explique Nicolas Auboin. « Ces nouveaux espaces deviennent la Terra Incognita des géographes modernes. »
Pourtant, ces espaces inconnus, prometteurs parfois d’une liberté nouvelle presque insolente, peuvent rapidement retrouver la lourdeur de la normalisation. François-Bernard Huygue démontre que le cyberespace devient hybride à l’espace physique terrestre que nous connaissons, et qu’il est de plus en plus raccroché au territoire par les normes qui visent à le contrôler. L’espace lisse qu’il représentait à ses débuts se « strie » donc de plus en plus.
Jacques Lafaye et Bruno Sainjon, quant à eux, présentent les technologies capables de remettre en cause une suprématie spatiale de plus en plus nécessaire, tandis que Jean-François Clervoy nous parle d’un renouveau des programmes d’exploration de l’espace, au travers de l’historique de la conquête spatiale et de sa propre expérience en la matière, montrant cette nécessité humaine de conquérir un espace nouveau. En écho, dans l’analyse de la notion de frontière américaine par Jean Michelin : « Une fois l’espace continental intégralement conquis, la frontière s’est déplacée dans le champ immatériel. » La frontière tout comme les manœuvres offensives, selon Régis Bismuth, qui montre à quel point l’espace juridique est aujourd’hui le lieu d’une logique conflictuelle pour imposer par le droit une volonté politique. Un espace immatériel qui, peut-être plus que tout autre, permet la continuation de la guerre par d’autres moyens.
On peut d’ailleurs se demander ce que devient le visage de la guerre dans tous ces espaces nouveaux. Patrick Charaix en propose une vision transformée par l’espace extra-atmosphérique et par les drones, dans sa « bataille de demain », tandis que Laurent Luisetti analyse les opérations dans l’espace urbain, qui « se déploie dans de multiples dimensions qui agissent comme des calques se superposant aux infrastructures pour créer un environnement aux contours évanescents ». Un «réseau d’espaces», comme l’explique Éric Letonturier, pour qui « le réseau sert la connaissance du territoire et pourvoit bientôt à son équipement au moyen de multiples ouvrages que le génie civil impose ». Une cristallisation de pratiquement tous les espaces en un seul volume de combat très confiné, qui implique pour le combattant urbain, voire simplement pour le citoyen d’une ville en temps de paix, une nécessaire capacité à percevoir ces différents « calques » et à se repérer dans cet imbroglio d’espaces.
Cette perception des espaces est-elle seulement possible pour l’homme par nature ? Anne-Emmanuelle Priot, Laurence Havé et Marine Taffou présentent le champ des possibles en la matière, malgré l’incertitude de certains milieux et grâce à l’expérience motrice de l’être humain. Mais certains espaces nécessitent une technologie particulière pour être maîtrisés, une technologie qui permet de « fusionner » des espaces jusqu’alors séparés. C’est ainsi que le monde sous-marin peut être conquis, à condition de s’adapter à un mode de perception totalement nouveau, comme l’explique Axel Roche.
Perception, conquête, occupation, normalisation, pour finalement arriver au conflit. Mais celui-ci prendra-t-il la forme des guerres que nous connaissons lorsqu’il sera question d’espaces nouveaux, ou s’agira-t-il avant tout d’un conflit de l’homme « en lui-même et avec sa propre humanité », comme le pense l’abbé Cédric Burgun ? Une question qui ne trouvera sa réponse qu’à la croisée des espaces et de la dimension temporelle.