N°39 | Dire

Brice Erbland

Le rôle sociétal de l’officier

Les devoirs du soldat sont nombreux. Aussi nombreux qu’essentiels au succès des armes de la France. Mais il en est un, appelé devoir de réserve, qui entre aujourd’hui en contradiction avec la nature intrinsèque de tout soldat, cette essence de tout engagement militaire qu’est le besoin de défense de la nation. Une notion toujours entendue dans le sens du sacrifice physique, celui du corps qui s’offre à la survie du plus grand nombre. Mais qu’en est-il des défenses intellectuelle et morale de la nation ? Si elles ne figurent pas dans les tâches habituelles que l’on prête aux militaires, et encore moins dans le Code de la défense, elles découlent néanmoins naturellement de l’élan de protection de la nation qui fonde l’être militaire. Or l’application entendue du devoir de réserve, qui apparaît dans le Code de la défense et qui interdit au militaire d’active de s’engager publiquement en politique, bâillonne également toute opinion d’ordre sociétal. Il est improbable aujourd’hui de voir un militaire publier une tribune sur l’éducation des jeunes générations, sur le combat féministe, sur l’évolution de la vision de la famille ou encore pour prendre part aux débats sur la fin de vie. Il est pourtant concerné par ces sujets au même titre que tout autre citoyen et possède de la même façon une opinion sur chacun d’entre eux.

La société est donc défendue physiquement par une communauté d’hommes et de femmes qui s’interdisent de défendre verbalement leur opinion sur les évolutions de cette même société. Ce fait ne serait pas un problème si la grande majorité des militaires approuvait l’évolution des normes sociétales. Mais qu’en serait-il si les opinions des soldats étaient éloignées des grands courants de pensée contemporains ? Que l’institution militaire, chargée d’histoire et de traditions, soit principalement conservatrice n’étonnera personne. Cette caractéristique est pratiquement inscrite dans son adn. Il ne serait donc pas étonnant que ses membres, qui y sont entrés en partie par attirance pour cette nature de milieu, partagent majoritairement ce trait de caractère. Dès lors, une grande partie de nos forces armées est sans doute torturée par la différence entre ses opinions conservatrices et les évolutions sociétales dites progressistes. Qu’importe les états d’âme politiques de nos soldats pourrait-on penser, leur loyauté envers la nation est acquise. Certes. Mais le risque est de voir se former un fossé de plus en plus grand entre la société que souhaite défendre le militaire et ce qu’il défend réellement. Or un soldat qui se bat sans cœur, sans amour pour la société qu’il protège, se rapprocherait plus d’un mercenaire que d’un militaire.

Pourtant, l’institution militaire cultive depuis plusieurs années le « lien armée-nation ». Conscients d’une ignorance généralisée de la société envers les armées, nous avons ouvert grand les bras pour faire découvrir le milieu militaire aux civils. Nous montrons ce que nous faisons, ce que nous vivons en opérations. Cette politique de la porte ouverte est importante, sans doute nécessaire à une compréhension minimale par la société civile du métier militaire et de ses besoins. Mais elle n’est pas suffisante, car ce lien armée-nation nécessite une double action pour être pleinement réalisé : celle de la nation qui s’intéresse aux problématiques de l’armée et celle de l’armée qui s’implique dans les problématiques de la nation. Combien plus efficace et vivant serait ce lien si des militaires exprimaient leurs opinions sur les problématiques sociétales ! Notre élite militaire serait sans doute plus reconnue par les élites civiles si elle pouvait se détacher des contingences techniques auxquelles on la cantonne, parfois avec quelque condescendance. Nos officiers supérieurs en poste (inter) ministériel ne seraient peut-être plus contraints de se rendre aux réunions en costume civil pour pouvoir seulement prendre la parole. Le mépris d’une classe s’efface lorsque certains de ses membres se font entendre intelligemment…

Bien entendu, la limite demeure, et doit demeurer, l’engagement en politique du militaire d’active, c’est-à-dire en tant qu’élu ou au sein d’un parti. La séparation des pouvoirs déclinée au système politico-militaire est gage de mesure dans l’engagement militaire et doit demeurer intacte. Mais l’engagement politique, entendu comme « ce qui concerne la société », « ce qui a trait au collectif », doit être possible. Le loyalisme exigé des armées ne pourrait être entravé par un débat intellectuel précédant les textes de loi. La seule objection qui demeure à cet engagement dans les débats sociétaux est donc la question de la légitimité. En quoi l’avis des militaires serait-il intéressant à prendre en compte ? Qu’ont-ils à apporter à la société ? Nombreux sont les citoyens qui ne participent pas aux débats ; ils ont pourtant, pour la plupart, un avis. Le militaire pourrait donc, comme eux, se contenter d’écouter, de lire, de prendre en compte les arguments des uns et des autres et in fine de voter en fonction lorsque nécessaire. Or je crois que le soldat, par son cadre de vie et ses expériences, développe une discipline intellectuelle singulière, pour ne pas dire une sagesse spécifique, qui mériterait une attention toute particulière.

L’idiosyncrasie intellectuelle se forge bien entendu dans les moules de la culture et de l’éducation, des lectures et des apprentissages, mais également sous les coups de masse des expériences humaines. Là où le théoricien se projette à partir de ses connaissances, le praticien puise dans son vécu, et apprend de ses réussites et de ses échecs. Le monde qui entoure chaque individu, les lieux et les êtres humains que chacun côtoie, forment un référentiel dont la réflexion peut difficilement s’écarter. L’intellectuel parisien ne pourra ainsi s’empêcher de réfléchir les problèmes sociétaux au prisme du niveau de vie de la capitale, des influences morales de son entourage, des débats menés au sein du think tank auquel il appartient… Son référentiel sera bien souvent borné à une vie sans grand danger au sein du périphérique, ce qui n’empêche aucunement de réfléchir correctement. Mais que devient ce référentiel lorsqu’on a la triple expérience de la mort, celle que l’on risque, celle que l’on voit et celle que l’on donne ? L’horizon des idées n’est-il pas plus vaste quand on a réellement conscience, pour les avoir vues et côtoyées, de la misère, des conséquences concrètes de l’extrémisme religieux, de la fragilité de l’homme et de ses libertés fondamentales ? Une opinion construite à la fois sur la base de théories intellectuelles et trempée dans le bain des expériences humaines mériterait sans doute que l’on fasse attention à elle. Or il est une catégorie de personnes qui partagent parfois les salons parisiens de nos intellectuels et qui côtoient en opération la misère et la détresse humaine la plus profonde qui puisse exister : les officiers de nos armées.

Beaucoup ont connu l’expérience du feu ; ils ont puisé au fond d’eux-mêmes une capacité de discernement et de réflexion appliquée à l’action, un raisonnement toujours empreint de la réalité du terrain. Ils ont l’expérience des hommes, celle qui trempe dans le dépassement de soi, dans la recherche des forces morales nécessaires face à l’adversité, dans la lourde responsabilité d’avoir charge d’âmes. Ils ont appris à prendre en compte le temps long dans leur réflexion plutôt que d’être séduits par l’animation de l’immédiateté, du sensationnel. Ils ont ainsi pour discipline intellectuelle, face à tout travail, de rechercher l’atteinte d’un état final plutôt que de se noyer dans l’unique recherche d’un moyen séduisant. Nul doute, donc, que leur réflexion puisse se fonder sur un référentiel d’une richesse singulière et qu’elle puisse être empreinte de bon sens plutôt qu’influencée par quelque mode intellectuelle aussi farfelue qu’éphémère.

Mais surtout, ils ont eu à faire preuve de courage physique en exposant consciemment leur chair au danger ; cela leur donne des armes pour assumer leurs opinions dans les débats. Il existe trois formes de courage : le courage physique, qui consiste à dépasser la peur de mourir ou d’être blessé dans sa chair, le courage intellectuel, qui consiste à réfléchir par soi-même et à oser, si nécessaire, s’opposer à la pensée du plus grand nombre, et le courage moral, qui consiste à suivre une éthique de conviction et de responsabilité dans ses décisions, malgré les tentations de la facilité ou de l’influence extérieure. Ces deux dernières formes, que l’on pourrait qualifier de supérieures, sont d’autant mieux aiguisées que le courage physique a déjà été testé. Or un débat intellectuel sur des questions sociétales requiert du courage intellectuel et du courage moral, car dans le cas contraire les opinions deviennent trop volatiles et trop communes. Qui mieux que celui qui a testé son courage physique peut faire preuve de courage intellectuel ?

Si la société considère que nous sommes les seuls à pouvoir instruire des enfants difficiles ou qu’il faudrait s’inspirer de nos méthodes d’intégration sociale, alors c’est que nous avons des recettes qui peuvent servir à la société tout entière. Les réflexions éthiques issues du combat et du rapport particulier à la mort que nous cultivons ont des résonances dans les sujets actuels relatives au rapport à la vie. Notre vision et notre connaissance du monde par le contact direct avec les cultures et les misères des hommes nous donnent peut-être un regard plus critique des problèmes de cohésion sociale qui agitent notre pays. Notre emploi de la technologie dans un contexte de guerre nous rend sans doute plus sensibles au discernement nécessaire face aux nouveaux outils technologiques. Les sujets sont nombreux et les apports seraient probablement aussi surprenants que bénéfiques.

Lyautey avait décrit le rôle social de l’officier dans un célèbre article paru dans la Revue des deux mondes en 1891. Aujourd’hui, ce rôle est pleinement compris et assumé, d’autant que son importance pourrait grandir avec le retour dans les idées politiques d’un service national obligatoire. Mais l’officier doit également aujourd’hui assumer son rôle sociétal et s’engager dans les débats de la nation. Qu’on me pardonne cet hommage, qui pourra paraître élitiste, dans le titre de cet article. Le rôle sociétal pourrait bien sûr être assumé par toutes les catégories de militaires. Mais dans les faits, il serait sans doute, comme c’est déjà le cas pour la grande majorité des écrits militaires, réalisé par les officiers. Leur opinion pourrait avoir son importance dans l’équilibre des débats ; la taire serait sans doute un gâchis intellectuel en plus d’une forme de lâcheté. Nous ne sommes bien sûr pas les seuls à avoir un avis viable ou qui mérite une attention, il serait dangereux de penser le contraire. Mais nous sommes parmi les seuls à ne pas l’exprimer.

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