« Je ne puis vivre que selon mes morts ! » s’exclamait Maurice Barrès dans son discours du 10 mars 1899 à la Ligue de la patrie française, soulignant la responsabilité morale que les hommes morts pour une cause imposent à ceux qui sont encore en vie. Pouvait-il seulement imaginer à quel point le xxe siècle allait donner de telles responsabilités aux vivants que nous sommes aujourd’hui ? Et pouvait-il anticiper le peu de cas que les Français du xxie siècle naissant feraient de leurs soldats tombés à des milliers de kilomètres de la patrie ? La distance d’une tragédie réduit sans doute la perception de son importance. Fort heureusement, l’État continue d’honorer ses morts. Des cérémonies exceptionnelles aux Invalides pour les soldats tombés au champ d’honneur aux réguliers devoirs de mémoire des 11 novembre et 8 mai, nos hommes politiques sont toujours présents pour rendre hommage à ceux qui sont allés au bout de leur engagement. Mais leurs discours en ces occasions varient de ton et de portée politique. Le contexte joue bien sûr dans la teneur des propos, mais ces derniers traduisent également le rapport entre le politique et le soldat, et donc le rapport entre l’État et ses morts au champ d’honneur.
Le temps des fosses communes pour les malheureux tués au combat n’est pas si éloigné que cela. Au début du premier conflit mondial, cette pratique était encore courante1. Ce n’est qu’après quelques mois de guerre que la France fit l’effort de donner une sépulture individuelle à ses soldats. Mais le paroxysme du deuil national et le nombre de corps disparus ou méconnaissables de la « der des ders » entraînèrent le besoin d’une reconnaissance particulière pour tous ces malheureux que leur famille ne pouvait même pas pleurer. Dès 1916, François Simon, président du Souvenir français de Rennes, émit l’idée d’une sépulture nationale pour un soldat non identifié, devant laquelle chaque famille pourrait se recueillir en espérant prier devant la dépouille de leur défunt parent. L’idée fit débat, et ce n’est finalement qu’en 1920 que l’ordre fut donné de récupérer un corps inconnu, mais dont la nationalité française ne faisait aucun doute, dans chacun des neuf secteurs militaires de l’ancien front. La condition exclusive n’ayant pu être respectée avec assurance dans l’un des secteurs, ce sont huit cercueils qui furent apportés à Verdun en vue de l’ultime sélection. Le 10 novembre 1920, le secrétaire d’État aux Anciens Combattants André Maginot pénétra dans les galeries humides du fort de Verdun. Dans l’une d’entre elles, les huit cercueils attendaient. Maginot s’approcha alors du soldat Auguste Thin, et lui tendit un bouquet d’œillets rouges et blancs qu’il le chargea de déposer sur le cercueil de son choix. Le soldat Thin hésita. Puis il se rappela qu’il appartenait au 132e bataillon, du 6e corps d’armée. En additionnant chaque chiffre de son bataillon, cela faisait six également. Il choisit donc le sixième cercueil et désigna ainsi le Soldat inconnu. Cet illustre défunt rejoignit Paris dans la nuit à bord d’un wagon drapé aux couleurs de la patrie et put ainsi participer au cinquantenaire de la République. Il entra au Panthéon aux côtés du cœur de Gambetta, puis rejoignit l’Arc de Triomphe. S’il dut attendre à l’intérieur du monument que son tombeau fut creusé, il repose depuis le 28 janvier 1921 sous l’imposante voûte de pierres, aux premières loges de nombreuses cérémonies du souvenir. Depuis bientôt un siècle, il est ainsi témoin chaque année, à l’anniversaire de son intronisation, des discours prononcés à la tribune des commémorations de la Grande Guerre.
Les premières années suivant l’armistice de 1918 sont bien entendu chargées d’émotion et de souvenir respectueux envers ceux qui sont tombés. Lors du cinquantenaire de la IIIe République, fêté à l’occasion du deuxième anniversaire de l’armistice, le président du Conseil Alexandre Millerand tient un long discours au Panthéon. Il y honore la République sauvée, et par là vante la politique éducative, économique, diplomatique, industrielle et agricole de la France. Mais il place au-dessus de tout « l’amour profond de la patrie » et assure son auditoire, installé dans le monument de ses plus glorieux ancêtres, que « devant les générations qui viennent, nous ne nous présentons pas les mains vides ». On retrouve ici la responsabilité morale du sacrifice, mais cette fois vis-à-vis de la descendance. La glorification des combattants est bien présente, même si elle est l’occasion de mettre en avant les qualités de l’école républicaine d’où sont issus tous ces soldats. Millerand prononce cette phrase si prophétique : « L’étonnant destin de la France fut toujours de voir jaillir de son sol à l’heure nécessaire les hommes qui étaient indispensables à son salut. » Et il clôt ainsi son discours : « Ô Soldat inconnu, représentant anonyme et triomphal de la foule héroïque des poilus ; morts qui dormez votre sommeil glacé sous le sol des Flandres, de la Champagne, de Verdun, de tant de champs de bataille, célèbres ou ignorés ; jeunes héros accourus d’au-delà de l’Atlantique, des îles Britanniques, des dominions lointains, de l’Italie, de la Belgique, de la Serbie, de tous les points du monde pour offrir votre vie au salut de l’idéal qu’une fois de plus représentait la France, dormez en paix ! Vous avez rempli votre destin. La France et la civilisation sont sauvées. » Le vocabulaire est équivoque : à la mort est associé le devoir de sacrifice, et à ce devoir accompli est associé le triomphe héroïque. Il faut dire que le tribut fut lourd et que nombre d’hommes politiques ont combattu ou ont perdu un proche, tel Louis Barthou qui, lors de la mise au tombeau du Soldat inconnu, est submergé par l’émotion après avoir décoré le cercueil de la Légion d’honneur, de la médaille militaire et de la croix de guerre. « Elles sont l’hommage suprême de la patrie aux héros inconnus qui l’ont sauvée. Les morts, surtout ces morts, commandent aux vivants. Obéissons à leur voix pour faire, dans la paix qu’ils ont conquise, une France unie, laborieuse, confiante et forte. »
Pourtant, les efforts pour construire une France unie n’ont pas abouti. La crise économique et l’instabilité politique du début des années 1930 engendrent un mouvement antirépublicain alors que le fascisme s’étend déjà en Europe. Les émeutes du 6 février 1934, point d’orgue des tensions politiques et sociales internes, engendrent par réaction la victoire du Front populaire en 1936, qui s’écroule lui-même en 1938. Durant ces années, lors des cérémonies à l’Arc de Triomphe, certains Français crient « Vive l’armée nationale ! » en accompagnant leurs paroles d’un salut hitlérien. L’union sacrée, sans cesse rappelée, n’est plus qu’un vœu pieux. Alors que le spectre de la guerre s’est mué en réalité, le président Albert Lebrun prononce un discours le 11 novembre 1939 dans lequel il ne fait aucune allusion aux morts. Tout concentré sur la drôle de guerre qui a débuté, il fait preuve d’une assurance hautaine et oublie bien vite les leçons du passé. Il a notamment cette phrase malheureuse : « Notre victoire est certaine. Il n’est que de regarder et de réfléchir pour en prendre l’assurance. »
Cette assurance mal placée et la défaite qui en découle auront coûté cher. Car durant les années qui suivent, les occupants allemands interdisent les cérémonies du 11 novembre. Seuls quelques milliers de lycéens et d’étudiants auront le courage, en 1940, de venir commémorer l’anniversaire de l’Armistice devant la tombe du Soldat inconnu, en l’absence du pouvoir politique qui ne veut pas provoquer l’autorité allemande. Sévèrement réprimée, cette initiative ne sera jamais reconduite à Paris.
Ce n’est qu’à la Libération que les cérémonies peuvent reprendre. En tant que président du gouvernement provisoire, le général de Gaulle prononce un discours le 11 novembre 1945 en accueillant sous l’Arc de Triomphe quinze cercueils de Français morts durant le conflit. Ces quinze cercueils, abritant soldats, déportés et résistants, symbolisent l’unité nationale retrouvée et vont rejoindre le mont Valérien. Dans ce discours, le sacrifice des soldats morts pour la France reprend toute sa place : « Voici donc ces morts assemblés ! Mais, tandis que leur cortège fait monter les larmes à nos yeux et la fierté à nos cœurs, il faut que nous, fils et filles vivants de la France, nous entendions les leçons qu’ils viennent nous donner. Il faut que nous comprenions combien demeure éternellement précaire le salut de notre pays, puisqu’il fallut, au long de son Histoire, tant de sacrifices pour surmonter tant de dangers ! » On retrouve ici le principe de la leçon donnée aux vivants par ceux qui sont tombés. Les souffrances endurées sous l’Occupation et dans les combats de la Libération ont sans doute ravivé ce sentiment de responsabilité morale.
La IVe République est pourtant pauvre en discours de commémoration de l’Armistice. Les présidents Auriol et Coty se déplacent bien sûr pour déposer une gerbe sur la tombe du Soldat inconnu, René Coty ira même inaugurer, le 11 novembre 1954, une plaque pour commémorer la courageuse cérémonie de 1940, mais ils n’y prononcent aucun discours. Pourtant, la France pleure de nombreux soldats qui tombent sur les terres de la lointaine Indochine, puis sur celles d’Algérie. Mais il ne semble pas encore possible de relier le sacrifice des poilus aux drames des guerres de décolonisation qui se déroulent alors dans un contexte métropolitain quasi indifférent. Le discours du général de Gaulle en 1945 sera donc le seul de la IVe République, et c’est encore lui qui reprendra l’exercice plus de vingt ans plus tard, le 11 novembre 1968.
Ce cinquantenaire de l’Armistice tombe en une année secouée de troubles sociaux, et le discours du président ne peut occulter ce contexte particulier : « En somme, les immenses événements, politiques, économiques, sociaux, qui, depuis, ont encore bouleversé le monde, la deuxième guerre générale qui l’a déchiré de nouveau, les tensions et les conflits qui le troublent en ce moment même sont les conséquences directes de la colossale révolution frayée alors par les armes et où la race humaine en vint à perdre l’équilibre qu’elle n’a pas jusqu’ici retrouvé. » Lorsque la cohésion d’un peuple est troublée, rien ne vaut le rappel de l’Histoire et des souffrances communes. De Gaulle rappelle donc les deux guerres mondiales : « Ce combat pour le salut fut suscité une fois de plus par la flamme de la foi et de la fierté nationale. Mais c’est la même flamme qui, une génération plus tôt, inspirait le pays tout entier, qui lui faisait dresser ensuite les monuments aux morts de toutes nos villes et de tous nos villages, qui, chaque 11 novembre, rassemblait les populations autour des drapeaux de nos anciens combattants, qui brûle toujours, symboliquement, sous l’arc de triomphe de l’Étoile. C’est cette même flamme qui inspirera, au nom de l’avenir, comme elle l’a fait au nom du passé, l’âme de la France éternelle. » Si la nécessité d’une union nationale, au nom de cette flamme qu’est l’âme de la France, transpire clairement dans ce discours, il n’est plus du tout fait mention comme en 1945 des soldats morts au combat. La politique et le cours des événements ont repris le pas sur la mémoire des hommes.
Bien entendu, il est normal que le contexte politique influe sur le contenu des discours des élus. Ainsi, lorsque le féminisme se réveille dans les années 1970, les débats et lois s’accordent, avec le temps, aux revendications. Le 26 août 1970, le Mouvement de libération des femmes (mlf) manifeste devant l’Arc de Triomphe avec le slogan « Il y a plus inconnu que le Soldat inconnu : sa femme » et dépose une gerbe « à la femme du Soldat inconnu ». Il n’est donc pas étonnant que le 11 novembre 1979, le président Valéry Giscard d’Estaing prononce ces mots : « Nul ne doit être exclu de l’honneur qu’un peuple rend aux combattants de son histoire. C’est pourquoi j’ai souhaité que, pour la première fois, cet anniversaire de l’Armistice soit dédié spécialement aux veuves de guerre, aux pères et mères de tués, aux fils et aux filles de tués. Tous et toutes ont leur place dans le monde combattant. Tous et toutes ont en commun le service de la France. » Cette fois-ci, le combattant tombé au champ d’honneur est occulté de l’hommage. Si la reconnaissance du sacrifice des familles est vertueuse, et peut à ce titre être soulignée, on peut s’interroger sur la pertinence d’un remplacement pur et simple lors d’une telle commémoration, et encore plus sur sa signification.
Pour le soixante-dixième anniversaire de l’Armistice, le président Mitterrand n’est pas tombé dans le piège de la récupération politique. Nulle parole engagée, nul message politicien, mais des mots simples pour ce discours du 11 novembre 1988 prononcé dans la clairière de Rethondes, lieu de la signature : « En ce jour, dans nos villes et dans nos villages, toutes les générations se rassemblent et se recueillent devant le monument aux morts. Les familles se souviennent et honorent ceux qui ont accompli le sacrifice suprême pour que vive la France. » Des mots qui, trente ans plus tard, nous semblent difficiles à prononcer tant les générations sont passées, emportant avec elles ce souvenir vivant des familles. En évoquant « la mémoire des plus humbles tombés au champ d’honneur », Mitterrand rappelle que « sur le marbre des monuments aux morts pour la patrie, d’autres noms sont venus s’ajouter à ceux de 14-18. Honorons-les tous ensemble aujourd’hui ». En émettant le souhait d’une paix durable au sein de l’Europe, il associe, comme le faisait de Gaulle, les morts des deux guerres mondiales pour former un frein moral aux éventuelles velléités guerrières.
Mais les soldats morts dans les conflits d’après-guerre ne sont toujours pas conviés à ces commémorations. Il faut attendre le 11 novembre 1996 pour que le président Chirac inaugure un monument à la mémoire des victimes civiles et militaires tombées en Afrique du Nord entre 1952 et 1962. En ce lieu et en cette date emblématique, il scelle la reconnaissance de l’État pour le sacrifice consenti. « C’est pourquoi aujourd’hui nous sommes là pour nous recueillir, pour honorer ces combattants qui ont donné leur vie pour la France, ainsi que ces hommes, ces femmes qui sont morts sur une terre française, enrichie, cent trente années durant, par le travail de leurs parents. » Et il rappelle l’expérience de combat que trois millions d’hommes ont vécue dans l’espoir d’une société plus fraternelle : « L’Histoire devait en décider autrement, mais les sacrifices qu’ils ont consentis, la foi qui les a animés, il ne faut pas les oublier, ni la valeur de leur engagement ni la noblesse de leur combat ni le courage qu’ils ont déployé sous les armes. Ils ont été en cela les dignes successeurs de ces combattants qui, par deux fois au cours de notre siècle, se levèrent sur cette terre au-delà de la mer pour se porter au secours de la patrie. » Le lien est établi et la France pleure les soldats qui se sont battus pour elle, quelles que soient leur origine et la guerre dans laquelle ils sont tombés.
C’est l’esprit qui prévaut depuis lors pour ces commémorations. Le président Sarkozy a d’ailleurs transformé l’anniversaire de l’Armistice en « commémoration de tous les morts pour la France ». C’est le 11 novembre 2011, sous l’Arc de Triomphe, qu’il annonce de fort belle manière cette évolution. « Honneur et Patrie, le jour où ces mots ne toucheront plus le cœur d’aucun Français, le jour où ils seront devenus incompréhensibles pour la plupart d’entre eux, il n’y aura plus de France. Le jour où les corps des soldats morts pour la France gagneront leur dernière demeure dans l’indifférence, il n’y aura plus de France. […] Mais dans cette journée à laquelle la pire des guerres a donné une signification si profonde, c’est à tous les morts pour la France, vos frères dans le sacrifice, que la Nation rendra désormais aussi hommage. […] Il s’agit d’honorer ceux qui sont tombés en faisant leur devoir pour leur pays. […] C’est l’honneur d’un grand peuple de respecter ses soldats et d’honorer ceux qui sont morts pour le défendre. » La France a repris depuis peu contact avec la tragédie de la guerre et ses enfants recommencent à tomber sur des terres lointaines. Le vocabulaire du discours s’en ressent : le besoin de communion et d’hommage au sacrifice se fait plus présent qu’auparavant.
C’est ainsi que quatre générations du feu sont désormais célébrées le 11 novembre, lors d’une commémoration qui devient en quelque sorte celle du sacrifice pour la patrie. Une occasion rare de rappeler au peuple français son indicible unité face aux épreuves, comme le président Hollande l’a fait après la cérémonie de 2016 : « La France, elle doit être en cohésion, en union et surtout pas en division. » Le 11 novembre est pourtant pour beaucoup un jour férié comme un autre, où il n’est pas question de se déplacer pour rendre hommage à qui que ce soit. Peut-être faut-il expliquer plus clairement le sens de cette commémoration aux Français qui n’y sont pas sensibles. « Aujourd’hui, c’est le 11 novembre, c’est-à-dire le souvenir de la Première Guerre mondiale, une guerre qui avait éclaté à cause du nationalisme qui n’avait pas été dominé, nous devons regarder la mémoire. » Le souvenir du premier conflit mondial, certes, mais surtout celui des hommes, celui de leur sacrifice et de sa signification profonde, celui, enfin, du poids de l’héritage qui pèse sur nos épaules et qui doit dicter nos actes. Tant que l’homme politique sera capable de rappeler tout cela, le soldat ne mourra pas pour rien sur le champ de bataille.
1 Les officiers avaient, eux, une tombe individuelle.