À propos de l’expérience de la déportation dans les camps lors de la Seconde Guerre mondiale, Paul Ricœur écrit : « La limite pour l’historien, comme pour le cinéaste, pour le narrateur, pour le juge, est […] dans la part intransmissible d’une expérience extrême. Mais […] qui dit intransmissible ne dit pas indicible1. » Cette intransmissibilité de l’expérience a fait l’objet de multiples analyses qui toutes convergent : la guerre comme moment d’expression d’une violence extrême est elle aussi intransmissible. Ceux qui ont le mieux dit la réalité des combats ne sont d’ailleurs pas ceux qui ont essayé de transmettre, mais ceux qui ont seulement tenté de dire et de faire sentir. C’est le cas de grands romanciers ou cinéastes qui, par les mots et les images, ont eu l’humilité d’uniquement vouloir faire sentir sans prétendre faire vivre artificiellement au spectateur une expérience précisément intransmissible.
Si le constat vaut pour le récit fictionnel de la guerre, qu’en est-il des récits construits chaque jour par les médias d’information, qui plus est lorsque la mise en images et en mots n’est pas seulement celle de la guerre légale, mais celle d’une violence qui déborde le cadre légitime d’exercice de la force ? Le cas du conflit centrafricain est à ce titre très révélateur : à partir du début de l’opération Sangaris, en décembre 2013, les médias français ont abondamment relayé, pendant quelques semaines, le déroulement de ce conflit. Cette médiatisation a donné lieu à de multiples représentations des formes de violence en cours sur ce territoire. Le débat a alors surgi régulièrement sur les modalités du récit médiatique des actes de violence extrême qui avaient lieu. En creux, une question a en revanche été peu posée : comment rendre compte de l’action de la force légitime qui s’exerçait dans le cadre de l’opération Sangaris face à ces formes de violence totale ? C’est tout l’objet de notre propos ici : revenir sur cette interrogation récurrente de la mise en récit des violences totales des conflits contemporains et, en regard, sur la difficulté de raconter l’action légale des forces internationales missionnées pour tenter de mettre un coup d’arrêt à ce conflit.
- Le récit médiatique comme tentative
de mise en ordre du chaos
Le récit de guerre, qu’il soit ou non fictionnel, est ordinairement analysé comme une mise en ordre du chaos. Les journalistes qui traitent d’un conflit doivent donc parvenir à mettre de l’ordre, mais dans un temps de plus en plus contraint, qui leur offre un recul très réduit sur les événements. Dans le cas des conflits où s’exprime une violence qui déborde tout cadre légitime, s’ajoute à cette contrainte de temps une difficulté accrue de lisibilité des événements, la confusion politique et stratégique étant alors à son paroxysme. En outre, le chaos institutionnel mène à une multiplication anarchique des interlocuteurs qui sont des sources d’information et d’explication sur l’action en cours. La difficulté pour les journalistes n’est plus de maintenir une distance critique suffisante vis-à-vis des discours construits des communicants, mais d’être confrontés à une parole démultipliée de manière incohérente. Le récit politique et stratégique est donc le plus souvent réduit à la portion congrue alors que le tempo de l’action, autant que celui, de plus en plus rapide, de son traitement médiatique incitent à se concentrer sur une succession d’actes extrêmement marquants par leur violence et leur force symbolique.
C’est dans ce contexte que les journalistes français ont eu à traiter du conflit en Centrafrique, tout spécialement à partir du début de l’opération Sangaris. Immédiatement, ils ont été confrontés à une violence extrême, à des scènes de lynchage, de massacres, à des corps dépecés et brûlés. Peu avant le début de la mission, le csa, à propos d’autres cas de médiatisation de conflits, avait renouvelé ses habituelles mises en garde et adopté une recommandation (n° 2013-04 relative « au traitement des conflits internationaux, des guerres civiles et des actes terroristes ») appelant les chaînes à s’abstenir « de présenter de manière manifestement complaisante la violence ou la souffrance humaine lorsque sont diffusées des images de personnes tuées ou blessées et des réactions de leurs proches ». Elle demandait aussi que la diffusion de ces images « difficilement soutenables » soit « systématiquement précédée d’un avertissement explicite au public destiné à protéger les personnes les plus vulnérables ».
Les médias suivent ces demandes avec plus ou moins de rigueur et de déontologie. Elles n’empêchent de toute façon pas la diffusion d’images chocs. Le 11 janvier 2014 en effet, I-télé mettait à l’antenne un reportage de Guillaume Auda et Laurent Berneron montrant un homme venant de se faire tuer à l’arme blanche et dont on découpait le corps à la machette. Les 14 et 15 janvier circulaient les photographies d’un observateur de France 24 témoin d’une scène de cannibalisme. Elles étaient floutées, mais l’image demeurait parfaitement lisible.
La multiplication des supports de diffusion autant que la course à l’information contribuent à sans cesse repousser les limites de la diffusion de ce type de document. Pourtant, le débat demeure et mérite d’être encore posé. S’il subsiste, même dans des cercles de plus en plus confidentiels, c’est que la gêne persiste face à ces images de violence extrême. Xavier Bourgois, photographe pour l’afp, a fait état de ce débat personnel et collectif sur le blog « Making-of » de l’afp 2 sous le titre « Dans Bangui devenue folle » : « Sur la route, des “anti-Balakas”, une milice chrétienne d’autodéfense disant lutter contre la rébellion Séléka, qui a pris le pouvoir en mars, nous arrêtent. Bardés de gris-gris, surexcités et surtout très jeunes, ils disent avoir “répondu à une attaque”. Ils s’agitent, parlent fort, brandissent des machettes. Dans le contre-jour, je ne vois pas immédiatement que l’un d’eux tient en main le pied d’un homme fraîchement coupé. Celui-ci gît là, sur le bord de la route, nu, face contre terre, dans une mare de sang que la poussière rouge de Bangui absorbe lentement. Deux morts. Nous avançons un peu. La scène se répète. L’un tient une main. L’autre, un enfant, brandit un sexe ensanglanté en criant : “On a bien fait le boulot !” Nous prenons des photos, nous filmons, parce que c’est notre travail, qu’on est là pour ça, et que le degré d’horreur que nous avons en face de nous nécessite plus que des mots pour se faire entendre. » Reste que la vue de ces images gêne : au sein de cet article, une des photos est dissimulée sous un aplat gris sur lequel est écrit : « Attention, image violente susceptible de heurter certaines sensibilités. Cliquez pour la visionner. » Elle montre des miliciens anti-Balakas piétinant un cadavre mutilé à Bangui.
Cette gêne est liée au support ; elle a fait irruption avec l’invention de la photographie et du cinéma. La fabrication peinte ou sculptée des images de la mort requérait une matière qui introduit une distance entre le fabricant de l’image et le corps mort, distance encore accrue pour celui qui regarde l’image. Il n’y a pas seulement « figuration » mais aussi « transfiguration » du corps mort, selon les mots de Régis Debray qui rappelle : « Les masques mortuaires de la Rome ancienne ont les yeux bien ouverts et les joues pleines. Et tout horizontaux qu’ils soient, les gisants n’ont rien de cadavérique. Ils ont des postures de ressuscités, corps glorieux du jugement dernier en vivante oration. Comme si la pierre sculptée aspirait en elle le souffle des disparus. Il y a bien transfert d’âme entre le représenté et sa représentation. Celle-ci n’est pas simplement métaphore de pierre du disparu, mais une métonymie réelle, un prolongement sublimé mais encore physique de sa chair. L’image, c’est le vivant de bonne qualité, vitaminé, inoxydable. Enfin fiable3. » Même lorsque le réalisme de la représentation est extrême, la distance introduite par la matière demeure. Avec le film ou la photographie, cette distance est soudainement réduite, dans le temps et dans l’espace. La matière de la pellicule, puis la numérisation de la captation de l’image sont insuffisantes pour créer une distance réelle et donner au corps mort une représentation solide et durable. Le temps de fabrication est trop réduit, la matière trop impalpable. L’image filmée, plus encore que la photo, renvoie le spectateur dans cette immédiateté, à un processus de destruction en cours qui sera celui de son propre corps défunt4. Si ces constats valent pour toute image de la mort, ils sont d’autant plus pertinents pour les représentations iconographiques de la mort dans un contexte de violence extrême : à la question de la représentation s’ajoute celle qui nous taraude sur le processus qui mène l’homme à accomplir des actes d’une telle nature.
Cette confrontation n’est donc pas sans conséquence sur les choix que posent ceux qui fabriquent des représentations dans ce type de conflit. Le journaliste, sur le terrain, est confronté sans médiation à la scène de violence, mais cette médiation demeure également bien faible pour ceux qui, au sein des rédactions, sont ensuite chargés du choix des reportages à diffuser et du cadre de leur diffusion. Les meilleurs principes déontologiques ne sortent pas indemnes de cette confrontation et la prise de recul qu’induit la fabrication d’un récit n’est pas la même face à ces scènes de violence totale. Dix minutes après la diffusion sur I-télé des images évoquées plus haut, bfmtv diffusait à son tour un reportage sur la situation à Bangui ; le journaliste y parlait d’un « calme relatif » qui régnait dans la ville. Le contraste était considérable. Bien sûr, rien ne permettait d’affirmer que les scènes filmées étaient concomitantes. Bien sûr, la ville est grande et d’un quartier à l’autre l’ambiance pouvait varier fortement. Mais une chose est sûre : celui qui assiste à une scène de dépeçage de cadavre et la filme peinera à évoquer dans son reportage une situation globalement calme dans le reste de la ville.
Dans cet univers visuel, l’usage des mots demeure alors primordial pour tenter d’ordonner un chaos dérangeant. Le débat qui a eu lieu sur une éventuelle confessionnalisation abusive du conflit par les journalistes français a été le signe de cette recherche d’une mise en ordre du chaos, de contextualisation et d’explication des violences en cours5.
Le choix des mots joue également un rôle dans ce type de situation : ils permettent de qualifier les actes. Dans Le Monde, le 11 février, Rémy Ourdan écrit à propos des représailles que commettent les anti-Balakas (globalement perçus dans les médias comme chrétiens) envers les Sélékas (globalement perçus dans les médias comme musulmans), « la Centrafrique est en train de vivre la pire “purification ethnique” de son histoire ». Les journalistes utilisent ces termes car des responsables d’organisations humanitaires importantes le font et participent à l’édification du récit médiatique sur le conflit en cours. Interviewée sur Europe 1 le 17 février, Donatella Rovera, d’Amnesty international, parle de « nettoyage ethnique ». Dans les jours qui suivent, elle est interrogée dans d’autres médias qui relaient donc ses mots. En comparaison, le rapport publié le 18 février par l’organisation Médecins sans frontières, présente sur place depuis de nombreux mois, a beaucoup moins d’écho. Ses auteurs, eux, n’ont pas souhaité utiliser ces mots de purification ou de nettoyage ethnique. Si les propos de Donatella Rovera sont davantage utilisés, c’est peut-être que sa communication globale a été plus efficace ; c’est aussi que face aux extrêmes violences en cours, il y a une recherche consciente ou inconsciente de qualificatifs capables de dire toute l’horreur ressentie. Et les termes de « nettoyage ethnique » semblent à la hauteur pour rendre compte d’une situation difficilement acceptable.
À la différence de l’utilisation des images, l’usage de ces mots soulève peu de débat. Ce pourrait pourtant être le cas. En effet, ces termes sont porteurs de réalités sociales et politiques différentes qui méritent d’être prises en compte6. Par ailleurs, si l’on comprend que leur utilisation permet une mobilisation des opinions publiques et des acteurs internationaux, il peut aussi être envisagé qu’au lieu de remplir leur rôle de mise en ordre du chaos, ils puissent à leur tour être porteurs de chaos. Sans nier le drame que connaissent alors les populations musulmanes de Centrafrique, l’usage de ces termes à ce moment précis peut être perçu comme une injustice forte par ceux qui ont subi les exactions des Sélékas quelques mois auparavant sans que ces expressions chocs n’apparaissent dans les médias français alors bien peu préoccupés par ce conflit. L’usage médiatique de ces typologies du massacre à chaud et sans discernement peut produire des effacements mémoriels et un écrasement de l’analyse de moyen et de long terme du conflit.
Le traitement médiatique du conflit centrafricain au cours des premières semaines de l’opération Sangaris est donc profondément marqué par les violences extrêmes qui en constituent un ressort central. Il y a bien des tentatives de mise en ordre du chaos, mais qui ne peuvent tenir à distance une charge émotionnelle puissante. S’entremêle à ce récit une autre trame de l’histoire : celle des militaires français qui interviennent à partir du 5 décembre.
- Le récit de l’utilisation de la force légitime
comme réponse à la violence totale est-il possible ?
Les journalistes qui doivent traiter spécifiquement de l’opération Sangaris se trouvent cette fois-ci face à une institution qui porte un discours théoriquement structuré sur son action. La difficulté se trouve en fait déjà là, en amont du récit médiatique, lorsque la Défense tente de bâtir un récit sur la mission qui démarre. Deux points sont immédiatement en jeu : pourquoi et dans quel but les forces françaises sont-elles engagées, et avec quels moyens ? Et une question connexe : quelle sera la durée de l’engagement ?
Il serait trop long de reprendre ici l’ensemble des éléments alors communiqués par la Défense sur l’opération. Quelques points saillants peuvent cependant être dégagés : le 5 décembre, François Hollande annonce l’envoi de mille six cents hommes pour une durée de six mois, dans l’objectif d’empêcher la perpétuation des massacres en cours ; une force interafricaine devrait ensuite prendre le relais. Cette annonce politique pose immédiatement une difficulté de communication sur cet objectif et la durée de l’opération, dont peu pensent qu’elle puisse aboutir en si peu de temps. Cette échéance, dont l’annonce peut être tout à fait compréhensible en raison d’impératifs de communication sur le plan national et international, enclenche un processus d’évaluation médiatique à court terme du résultat de Sangaris.
Deuxième point saillant, récurrent lorsqu’il s’agit de ce type de mission : si les troupes françaises n’ont pas d’ennemi sur le terrain, comment expliquer leur action ? Le 10 février 2014, l’afp a rapporté ces propos du général Soriano, commandant de l’opération Sangaris en Centrafrique : les anti-Balakas « seront chassés comme ce qu’ils sont : des hors-la-loi et des bandits ». Le vocabulaire est celui du fait divers et cette utilisation n’est pas sans conséquence. Prenons un exemple antérieur dans le temps : en août 2003, deux militaires français sont « tués au combat » en Côte d’Ivoire, annonce David Pujadas à 20 h sur France 2. Le reportage qui suit livre des explications : « La patrouille a mal tourné : il y a eu des échanges verbaux puis des échanges de tirs. Bilan : un blessé et deux tués, les deux premiers au combat depuis le début de la crise ivoirienne, il y a un an. Au qg de l’opération Licorne, on exprime de la tristesse, mais aussi la volonté de ne voir dans cet accrochage qu’un acte isolé. » Le général Pierre-Michel Joana, commandant de l’opération Licorne, est interrogé : ceux qui ont tiré sur les Français sont souvent « dans un état d’excitation élevé dû probablement à une consommation abusive d’alcool et même de drogue. Donc c’est un accident, même s’il est malheureux, isolé ». La mort des militaires est présentée comme accidentelle. Lorsque survient quelques mois plus tard, le 6 novembre 2004, le bombardement de Bouaké qui cause la mort de neuf soldats français, le sujet devient brûlant : quel sens donner à cette mort si les soldats tués précédemment n’ont succombé qu’à un regrettable accident ?
L’utilisation des termes « hors-la-loi » et « bandits » dans le contexte centrafricain n’est pas injustifiée, tout comme les propos du général Joana étaient explicables en Côte d’Ivoire. Ce vocabulaire cependant est lourd de conséquences lorsqu’il s’agit de donner du sens au décès de soldats français dans ce type d’opération. Il n’est certes pas possible dans ce type de mission de désigner un ennemi. Il n’en reste pas moins que le choix de ces mots maintient en permanence une équivoque sur le sens de l’engagement des militaires français. Ce flou inévitable produit un récit d’une faible portée symbolique comparé à celui qui est élaboré sur les agissements violents commis par les Sélékas et les anti-Balakas.
Cette faiblesse du récit est accentuée par l’ambivalence des images de Sangaris qui sont diffusées. Leur force n’est évidemment pas la même que celle des exactions commises par les protagonistes du conflit centrafricain. Sur les écrans de télévision s’affichent dans un premier temps, à partir du 5 décembre, les images de militaires français équipés, armés, faisant leur entrée en Centrafrique et dans Bangui. Le contraste est évident avec celles des combattants Sélékas et anti-Balakas dépenaillés, munis d’armes blanches. Le sens de ce contraste évolue dans les semaines qui suivent : l’impression de puissance devient peu à peu impuissance lorsque se répète la diffusion d’images montrant des soldats français patrouillant dans les rues de Bangui alors que non loin de là des massacres sont encore perpétrés. Pour le grand public, à qui peuvent échapper les règles d’engagement de ce type de mission, c’est rapidement le reproche d’inefficacité qui peut surgir. Quels résultats pour cette armée théoriquement dotée de tous les moyens pour réussir à mettre fin à des violences commises par des hommes par comparaison sous-équipés ? Le discours politique a beau tenter d’expliquer la perspective de l’opération, lorsque survient l’échéance des six mois, la question de l’efficacité, que chaque image, même remise en perspective, pose chaque jour, à tort ou à raison, surgit à nouveau brutalement.
Les mêmes images peuvent en outre prendre un sens nouveau lorsque l’angle du traitement médiatique de Sangaris change. À partir du mois d’avril, la question du manque de matériel des militaires français devient en effet récurrente dans les médias. Elle émerge d’abord sur un blog spécialisé sur les sujets de Défense, celui de Philippe Chapleau, le 3 avril, puis à nouveau le 8. Comme en réponse, le 18, le ministère de la Défense publie sur son site un court article intitulé « rca : le défi logistique », mais, le 22, les médias s’emparent du sujet : France Info diffuse un reportage de Mathilde Lemaire intitulé « Armée bout de ficelle : la colère des Français en Centrafrique ». Le site d’information de France Télévisions traite aussi du sujet, tout comme rtl dans son journal du milieu de journée. La question est lancée et la polémique dure jusqu’au début de l’été. Désormais, les images de Sangaris, parfois relativement similaires à celles du début de l’opération, apparaissent comme les révélateurs d’un déficit d’équipement. Celui-ci est rarement présenté comme la cause de l’inefficacité médiatiquement répétée (à tort ou à raison) de la mission, car le fantassin français demeure dans les médias un exemple de débrouillardise à toute épreuve ; mais ces images contribuent à rendre la conduite de l’opération incompréhensible et contestable sur les plans stratégique et politique.
Le caractère sélectif de ce récit comme de la mémoire produit alors ce que Paul Ricœur appelle des « abus de la mémoire »7, renforcés par la récurrence de ces mécanismes narratifs répétés à chaque médiatisation d’une mission de ce type. Le choc visuel des images d’exactions est tel qu’il imprime une marque beaucoup plus puissante que le discours politique et stratégique qui accompagne l’action des militaires français. Les images venues accompagner le récit des quelques succès ponctuels, partiels et relatifs de Sangaris n’ont pas la même capacité à laisser un souvenir durable. Peu à peu s’élabore un diagnostic médiatique permanent d’inefficacité à chaque fois que les troupes françaises se trouvent engagées dans une mission d’interposition et de pacification. Dans le cas précis de Sangaris, la référence mémorielle au Rwanda a d’ailleurs affleuré à plusieurs reprises, notamment parce que s’est ouvert le 4 février 2014 à Paris le procès de Paul Simbikangwa, ancien capitaine et membre du renseignement du régime de Juvénal Habyarimana. Le 21 janvier 2014, quelques jours auparavant, l’émission Du grain à moudre, sur France Culture, avait convié plusieurs spécialistes pour tenter de répondre à la question : « Les interventions en Afrique sont-elles hantées par le génocide rwandais ? »
- Conclusion
Après le premier semestre 2014, les médias ont continué ponctuellement de raconter Sangaris. Deux points d’accroche leur ont permis de remettre cette mission sur le devant de la scène médiatique : le syndrome de stress post traumatique que connaissent les militaires français de retour de Centrafrique et les accusations de viol portées contre certains d’entre eux.
Le premier sujet fait l’objet d’un traitement médiatique dès le mois de décembre 2014, mais c’est avec le rapport des députés Émilienne Poumirol et Olivier Audibert-Troin, rendu public le 4 février 20158, que les journalistes vont réellement se saisir du sujet et le traiter massivement. Le rapport pointait le nombre particulièrement élevé de ces militaires pour la première partie de l’opération Sangaris (12 % contre 8 % pour l’opération Pamir en Afghanistan).
Le second sujet, celui des accusations de viol, émerge d’abord dans la presse étrangère, en particulier le 29 avril 2015 dans The Guardian qui se fait l’écho d’un rapport interne de l’onu. Dès le 30 avril, les médias français relaient l’information : au moins quatorze militaires français, d’après le rapport, sont alors soupçonnés d’avoir commis des abus sexuels sur des mineurs entre le début de l’opération Sangaris en décembre 2013 et juin 2014, la France ayant ouvert une enquête dès juillet 2014. Au fil des mois, chaque nouvelle étape de l’enquête fait l’objet d’un traitement régulier.
Ces deux points nous intéressent particulièrement : après le récit des violences totales que nous avons évoqué et le déséquilibre très net avec celui de la mission des soldats français, surgissent deux nouvelles trames (le stress post traumatique et les accusations de viol) qui concernent les mêmes militaires et en font à la fois, collectivement, des victimes et des bourreaux. L’objet n’est pas ici de traiter de la véracité des faits, et donc d’un processus de mise en place de violence mimétique, pour reprendre les mots de René Girard, mais de mettre en avant un glissement bien réel du traitement de ce conflit : alors que les Centrafricains étaient les victimes et les bourreaux du récit médiatique, ce sont peu à peu les militaires français, d’abord spectateurs impuissants du drame en cours, qui ont endossé ces deux rôles.
1 Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, p. 579.
2 blogs.afp.com/makingof/?post/2014/01/13/Haine-et-cannibalisme-dans-Bangui-devenue-folle#. UtQx1haDpvQ
3 Régis Debray, Vie et Mort de l’image, Paris, Gallimard, « Folio Essai », p. 32.
4 A. Habib, « L’épreuve de la mort au cinéma », Hors Champ, août 2002, horschamp.qc.ca/cinema/aout2002/mort-cinema.html
5 Le chercheur Juan Branco a publié une tribune sur le site Rue89 le 14 janvier 2014 accusant les journalistes français d’opposer abusivement les chrétiens à des musulmans accablés de tous les maux (rue89.nouvelobs.com/2014/01/14/centrafrique-ils-dont-devenus-tueurs-monstres-249005). Florence Lozach, grand reporter à I-télé et Canal, lui a répondu, défendant son travail et celui de ses confrères (rue89.nouvelobs.com/2014/01/16/bangui-les-medias-nont-invente-haine-chretiens-musulmans-249089).
6 Voir sur ce sujet l’intéressante analyse de la géographe Bénédicte Tratjnek : franceculture.fr/blog-globe-2011-12-14-la-peur-de-«-l’autre-»-dessine-une-geographie-du-«-vivre-separe-»-0
7 Paul Ricœur, op. cit., p. 579.
8 Rapport d’information déposé par la Commission de la Défense nationale et des forces armées en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la prise en charge des blessés et présenté par M. Olivier Audibert-Troin et Mme Émilienne Poumirol, assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i2470.asp