Inflexions : Existe-t-il une « violence » ou des « violences » ? N’y a-t-il pas une forme de relativisme dans l’espace et surtout dans le temps ? Peut-on néanmoins en envisager une définition ? Si non, comment, entre critères objectifs et perceptions subjectives, en faire un outil pertinent pour l’analyse ?
Robert Muchembled : Apparu au début du xiiie siècle en français, le mot « violence » (du latin vis, « force » ou « vigueur ») définit un être humain au caractère emporté et brutal, et aussi un rapport de force visant à soumettre ou à contraindre autrui. En termes légaux, la violence désigne les crimes contre les personnes : homicides, coups et blessures, viols... Mais le classement de ces phénomènes n’est pas identique selon les pays et les époques, ce qui rend la notion très relative.
On peut cependant tenter de la définir en la distinguant de l’agressivité, innée, dont la puissance destructrice peut être inhibée par les civilisations si elles en décident ainsi. La nôtre pratique depuis des siècles un usage sémantique très flou du concept de violence, tout en le marquant globalement du sceau de l’interdit. Les spécialistes se réfèrent en effet à deux acceptions antagonistes du terme. La première, illustrée par Thomas Hobbes dans le Léviathan en 1651 (« l’homme est un loup pour l’homme »), affirme que tous les êtres vivants sont mus par des comportements de prédation et de défense lorsqu’ils sont menacés. La seconde, héritée à la fois du christianisme et des Lumières, fait de l’homme un être vivant exceptionnel qui n’aurait pas la volonté consciente de détruire son semblable. Le débat philosophique est loin d’être tranché. Psychanalystes, psychologues et éthologues décrivent une agressivité humaine spécifique. Freud développe l’idée. Erich Fromm oppose deux formes de violence humaine, normale ou pathologique, prétendant que l’homme est le seul primate capable de tuer et de torturer par plaisir des semblables (ce qui est démenti par de récentes études sur les chimpanzés). Daniel Sibony voit les humains « jouir d’être violents et de se massacrer », tout comme Boris Cyrulnik lorsqu’il évoque les génocides de groupes considérés comme des « races inférieures » à détruire1.
Les siècles passés nous ont donc légué une double conception de la violence, légitime lorsqu’elle se trouve mise en œuvre par des institutions, tels les États décidant de la guerre ou les Églises décrétant des persécutions contre les « hérétiques », illégitime si elle s’exerce individuellement en dépit des lois et de la morale. Cette ambiguïté fondamentale traduit le fait que la violence humaine relève à la fois du biologique et du culturel.
Les définitions de la transgression ou des comportements illicites sont toujours construites, par l’État, la justice et (ou) les diverses instances de contrôle d’une collectivité. Ce qui me rend prudent à propos de la violence extrême ou totale, car il s’agit d’une perception graduée par le commentateur, en fonction de référents culturels qui l’y poussent sans qu’il en soit obligatoirement conscient. En Europe occidentale, les chiffres de la criminalité ne donnent nullement une vérité absolue, d’autant qu’ils sont même parfois manipulés, y compris de nos jours, pour appuyer des politiques précises, mais ils fournissent les seuls indices évolutifs permettant de comprendre que le dégoût du sang et le tabou de la violence sont devenus les pierres angulaires de notre civilisation au cours du dernier demi-millénaire. Leur lente acceptation par les populations a permis aux États de prendre le monopole de la force légitime, à travers la guerre juste et l’usage exclusif de la peine de mort (jusqu’à sa récente abrogation). Par opposition, la violence définie comme illégitime dans cet espace a servi à étalonner les rôles normatifs en fonction du sexe, de la classe d’âge et de l’appartenance sociale. Les individus ont été ventilés sur une échelle du bien et du mal en fonction de leur supposée « nature » : innocente dans le cas des enfants, douce pour les femmes, autocontrôlée tout en demeurant virile chez les jeunes hommes célibataires.
Inflexions : Comment caractériser l’évolution de la violence dans le monde occidental depuis le Moyen Âge ?
Robert Muchembled : L’homicide n’est pas l’unique indicateur de l’intensité de la violence au sein de notre espèce. Il est cependant le plus spectaculaire, car il se trouve aujourd’hui cent fois plus rare en Europe occidentale qu’à la fin du Moyen Âge. Nuancée par d’importantes variations régionales, l’évolution s’est produite en deux temps : une première baisse très accentuée se remarque vers 1650, aussi bien dans des pays protestants que catholiques, puis l’étiage est atteint juste avant 1914, avec en moyenne un homicide par an pour cent mille habitants dans cet espace2. Une légère remontée des chiffres, au début du troisième millénaire, indique vraisemblablement que l’Europe peine à adapter son modèle à la mondialisation, alors que le Japon, soumis à d’identiques problèmes, affiche en 2010 un taux inégalé de 0,5, parce que les procédures de contrôle social informelles y demeurent puissantes et la police proche et respectée des populations.
Violence meurtrière et actes brutaux (incivilités mises à part) ont atteint leur minimum en Europe occidentale, ce qui paraît valider la théorie de Norbert Elias sur la « pacification des mœurs ». Suite à la réussite croissante d’un puissant contrôle social de la violence, l’homicide est devenu un phénomène résiduel dans nos sociétés. La brutalité physique moins extrême se trouve également codée comme anormale, définie comme un handicap pour la réussite sociale ultérieure. Si bien que l’agressivité est réputée s’attacher principalement aux marginaux ou aux perdants du système, stigmatisés à la fois par les autorités, la police, la justice et les médias modernes, qui contribuent tous ensemble à renforcer l’angoisse des gens de bien. Partout ailleurs, sauf au Japon, l’homme continue à être un loup pour ses semblables, avec des taux d’homicides parfois proches de ceux du Moyen Âge européen.
Il importe cependant de préciser que depuis le xiiie siècle, époque des premiers chiffres interprétables, l’homicide est constamment une spécificité masculine et juvénile, le nombre des meurtrières oscillant autour de 10-15 % du total. Une culture dominante de la violence virile, fortement encouragée par les adultes avant les mutations du xviie siècle, poussait implacablement les jeunes mâles célibataires à des confrontations à l’arme blanche pour prouver leur valeur. Certains auteurs ont remarqué que la répression de l’homicide a été liée à une redéfinition de la masculinité et à la progression de la discipline concernant le sexe fort. La première étape a consisté à extraire les jeunes hommes de bonne famille du modèle culturel violent commun – en condamnant même le duel, qui prive le roi de guerriers –, désormais uniquement autorisés à risquer leur vie sur le champ de bataille pour le bien de l’État français au xviie siècle, par exemple. La chute accélérée des taux d’homicides à partir de cette époque n’est donc pas la traduction d’une réalité parfaitement objective, mais celle d’un regard de plus en plus sévère sur la brutalité relationnelle présidant aux échanges sociaux, jusque-là rituellement inculquée aux garçons célibataires.
Les chiffres concernant la criminalité de sang sont à replacer dans le cadre d’une longue offensive politique, religieuse et culturelle visant à apaiser les mœurs juvéniles en dévalorisant la défense de l’honneur qui fondait auparavant la pérennité de la civilisation européenne. Car le mécanisme en question bénéficiait aux adultes – pères, maîtres ou détenteurs du pouvoir local –, en détournant d’eux une bonne partie de l’agressivité des jeunes et en la concentrant sur des pairs. Tournant considérable, cette violence des jeunes mâles se trouve réorientée vers l’extérieur, en particulier vers les guerres « justes », les conquêtes, la colonisation du reste du monde. Sauf dans les régions rétives à l’autorité centrale (Corse, Sardaigne…) ou dans les couches sociales échappant aux pressions culturelles nouvelles et attachées au vieux code de l’honneur conduisant à d’inexpiables vengeances sanguinaires. Les moments de surchauffe, suite à l’augmentation de la population et aux difficultés d’intégration des générations nouvelles, voient également reparaître de tels comportements, sous forme de grandes révoltes. En France, 1789-1793 n’a-t-il pas été (aussi) un mémorable moment de revanche juvénile sur les frustrations accumulées ?
Inflexions : N’assiste-t-on pas aujourd’hui à un regain de violence — à un « tournant » — sous des formes qui excèdent le monopole de l’État tel qu’envisagé à l’époque moderne ?
Robert Muchembled : En Europe, la constante faiblesse de l’homicide depuis un siècle, malgré de légères poussées conjoncturelles, constitue un indicateur rassurant de la vigueur du contrat tacite entre les classes d’âge, puisque les jeunes transgresseurs armés devenant homicides demeurent rarissimes, même dans les zones très « sensibles ». Il est vrai que les deux guerres mondiales ont durement décimé les jeunes, rendant la compétition sociale moins âpre entre les survivants. La violence légitime de la seconde, la plus sanglante, a entraîné un taux de décès global estimé à six cents pour cent mille par an, soit six fois plus que l’homicide médiéval à son sommet, alors qu’il était moralement condamné mais socialement encouragé. Crédités d’un taux d’homicides record de six cent quatre-vingt-trois pour cent mille avant l’arrivée des Blancs en 1962, les Gebusi de Papouasie-Nouvelle-Guinée pratiquaient intensément la vengeance privée, faute probablement de ne pas connaître la distinction occidentale entre la violence légitime et illégitime. Si l’on parle d’un regain de violence au début du troisième millénaire, c’est plus par réaction angoissée qu’en analysant la réalité. Les terribles attentats commis récemment sont évidemment des plus inquiétants, d’autant que les médias modernes transportent l’horreur au cœur de chaque foyer et la renouvellent de manière obsessive. Au plan statistique, ils ne peuvent cependant pas être comparés aux pratiques des Gebusi, aux millions de tragédies des guerres mondiales, ni même aux douze mille cinq cent cinquante-cinq morts et aux vingt-trois mille treize blessés par arme à feu dénombrés en 2014 aux États-Unis3. Il y a certes un tournant dans l’angoisse collective, dans le « ressenti », mais moins sûrement dans les réalités, d’autant que les démocraties ont jusqu’à présent su affronter et juguler ces redoutables menaces.
Il y a plus. Le monopole étatique de la violence est un concept explicatif simplificateur. Il vaudrait mieux parler d’un pacte entre les gouvernants et les gouvernés. La collaboration des derniers est indispensable pour aboutir à la paix sociale, notamment entre les nouvelles générations et les anciennes. Il s’agit en fait du partage par tous, du moins par la plus grande partie, de valeurs civilisatrices. Chaque individu les porte (ou non), suite à l’éducation et aux influences qu’il a subies, et les exerce par l’exemple, en manifestant son adhésion par un autocontrôle de lui-même (ou en marquant son refus par des incivilités). Or il est clair que les États-Unis, pourtant héritiers directs de la civilisation occidentale, n’ont jamais mis en place un monopole étatique de la violence. Malgré une forte amélioration depuis quelques décennies, l’indice général d’homicides y demeure six fois plus élevé qu’en Europe. La situation sur le terrain enregistre en outre d’extraordinaires variations liées aux conditions sociales et raciales, ainsi qu’à l’usage des armes. Une étude poussée des quartiers de Chicago entre 1963 et 1989 a permis d’enregistrer un taux de soixante-quinze pour cent mille dans le pire secteur de la ville, autant qu’au Moyen Âge ou au xvie siècle en Europe, contre 0,34 dans le plus pacifié, très proche de la norme japonaise actuelle4. Les deux principaux facteurs explicatifs de cette situation sont, d’une part, une puissante culture des armes, d’autre part, une vigoureuse ségrégation sociale et raciale. Permise par la Constitution, la possession d’armes à feu est si banale et indéracinable, à l’exception de rares États, comme celui de New York, qu’elle aboutit de fait au partage de la violence légitime entre les représentants de l’ordre et les individus ordinaires. Non seulement les affrontements armés entre citoyens sont beaucoup plus fréquents qu’en Europe, mais la police, se sentant menacée, réagit plus brutalement, surtout dans les espaces à risque. Les tueurs en série sont aussi plus nombreux (deux cent quatre-vingt-quatre cas en 2014), tout comme les accidents de tir (mille cinq cent quatre-vingt-dix-sept reportés en 2014), sans oublier les actes concernant des mineurs : six cent vingt-huit enfants de moins de onze ans et deux mille trois cent soixante-treize âgés de douze à dix-sept ans ont été tués ou blessés par arme à feu dans le pays en 20145.
Les États-Unis sont cependant loin d’être un univers de grande insécurité généralisée. Tout dépend du secteur géographique concerné, comme dans le cas de Chicago. Certains quartiers sont plus sûrs qu’en Europe (Manhattan, à New York), d’autres terriblement plus dangereux (certaines parties de Brooklyn ou du Bronx). La concentration dans ces derniers de la misère sociale et des minorités, en particulier des Noirs, aboutit à des explosions incessantes de violence « illégitime interne ». Illégitime aux yeux de la loi et de la morale ; interne parce qu’elle ne se retourne pas, sauf exception lors d’émeutes urbaines, contre les vrais responsables du système ségrégatif ni contre les adultes : les jeunes marginalisés s’affrontent surtout entre eux, avec des armes, donc avec des conséquences beaucoup plus souvent mortelles qu’en Europe. Ils trouvent sans doute une certaine « normalité » à prouver ainsi leur force, leur virilité, dans une société nettement plus dominée par des valeurs guerrières que l’Europe pacifiée depuis 1945, plus attentive aux droits de l’homme, plus respectueuse de la vie et où la peine de mort a été totalement abolie. Ces adolescents américains prolongent, en quelque sorte, l’exemple européen ancien dans lequel les pères détournaient largement l’agressivité juvénile vers des pairs pour assurer leur pouvoir.
Ce mécanisme ne fonctionne plus dans les banlieues françaises, par exemple. Les frustrations y sont aussi intenses, mais la violence illégitime induite est de plus en plus externe, tournée vers les véritables responsables de la situation, comme en témoignent les incivilités visant les adultes, leurs biens ou leurs symboles. Ce qui me semble beaucoup plus inquiétant est qu’elle se pare d’une légitimité contestataire en s’appuyant sur un système de valeur religieux radical qui réfute en bloc la domination occidentale. Je ne suis pourtant pas certain que la motivation principale soit essentiellement religieuse, car plusieurs générations antérieures de musulmans se sont bien intégrées dans le système républicain. Elle est probablement issue d’intenables frustrations sociales à un moment où la jeunesse tout entière affronte une crise sans précédent et piétine rageusement aux portes fermées de l’eldorado européen. Plus éduqués qu’autrefois, plus conscients de leur valeur, alors que l’allongement de l’espérance de vie amène les anciens à conserver leur mainmise plus longtemps, certains jeunes remettent en cause le système qui les condamne à souffrir, en décidant de considérer comme légitime une violence « extrême », seule susceptible à leurs yeux de briser les murailles des ghettos où ils se sentent confinés.
Ces formes de violence indiquent sûrement une perte relative de contrôle politique et social, parce que les modèles nationaux autoritaires sont forcés de s’adapter, avec difficulté, à la mondialisation et à l’Europe. Le modèle français, marqué d’une empreinte jacobine, se trouve obligé de muer, si bien que les valeurs diffusées par l’école, la famille et toutes les agences de socialisation sont moins assurées qu’auparavant, ouvrant de nombreux espaces de liberté culturelle sans desserrer le carcan social des inégalités ni mettre fin au rejet en banlieue des « marginaux ». Je pense néanmoins qu’il possède suffisamment de ressources pour s’adapter à de tels défis, mais qu’il faudra pour cela assurer prioritairement plus de chances aux jeunes frustrés et laissés pour compte de l’oasis de richesse, de paix et de valeurs démocratiques que constitue l’Europe hédoniste actuelle. Après tout, ce n’est pas pour rien que les réfugiés affluent de partout pour partager ce rêve européen !
Propos recueillis par Hervé Pierre
1 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (Paris, puf, 1971), Erich Fromm, Le Cœur de l’homme. Sa propension au bien et au mal (Paris, Payot, 1979, notamment pp. 23-42 et 212-215) et La Passion de détruire (Paris, R. Laffont, 1975), Daniel Sibony, Violence (Paris, Le Seuil, 1998), Boris Cyrulnik, Mémoire de singe et paroles d’homme (Paris, Hachette, 1983) et La Naissance du sens (Paris, Hachette, 1995). Voir aussi Robert Muchembled, « Anthropologie de la violence dans la France moderne (xve-xviiie siècle) » (Revue de synthèse, t. CVIII, série générale, 1987, pp. 31-33) et Véronique Le Goaziou, La Violence (Paris, Le Cavalier Bleu, 2004, pp. 26-27).
2 Robert Muchembled, Une histoire de la violence de la fin du Moyen Âge à nos jours, Paris, Le Seuil, 2008, rééd. « Points », 2014.
3 Voir les données sur le site gunviolencearchive.org
4 Les Gebusi ont fait l’objet des travaux de Bruce M. Knauft depuis 1980. Le cas de Chicago est analysé par Richard M. Block et Carolyn R. Block, dans le premier numéro de Crime Prevention Studies, en 1992.
5 Voir note 3.