Nous sommes en septembre 2004. Je suis dans ma vingt et unième année de service, tout juste sorti de l’École de guerre, alors pudiquement appelée Collège interarmées de défense. Je suis affecté à deux cents mètres de là, toujours au sein de l’École militaire, au Centre de doctrine d’emploi des forces. Le cdef est alors le think tank de l’armée de terre, un lieu où l’on observe et analyse les conflits contemporains, ce qui deviendra mon métier jusqu’à aujourd’hui, et où l’on définit les meilleures façons de s’y adapter. Quelques jours à peine après mon arrivée, son directeur, le général Gérard Bezacier, m’appelle et me dit : « Goya, vous êtes un intellectuel, moi non. En tant que directeur du cdef, j’ai été désigné pour faire partie du comité de rédaction d’une nouvelle revue qu’a décidé de lancer le général Thorette [alors chef d’état-major de l’armée de terre, cemat]. C’est très original et intéressant, mais je ne m’y sens pas forcément à l’aise. Je vous amène donc avec moi pour m’aider. » Reçu, mon général ! J’ignorais alors combien cette décision allait changer ma vie.
Me voilà donc embarqué dans l’une des toutes premières réunions de cette revue, qui n’avait même pas encore de nom. L’un de ses objectifs était d’ailleurs de le trouver, ce qui prit un certain temps. Né pauvre et orphelin de père dans une ferme isolée du Béarn, monté depuis le bas de l’échelle sociale et militaire jusqu’à l’École de guerre, je me retrouvais au milieu de ce que la France comptait de mieux dans le monde intellectuel, civil et militaire. Quel honneur ! Ce fut également le début d’une collection de souvenirs sur vingt ans, d’autant plus que, grâce aux mystères de la gestion du personnel de l’armée de terre et à un peu de soutien du regretté général Georgelin, j’ai pu rester à Paris dans diverses affectations. Cela m’a permis d’assister assez facilement aux réunions du comité de rédaction. J’ai coupé le contact pendant mon année de départ de l’institution, en 2015, alors que j’étais très fâché contre l’armée de terre. Mais, comme on renie difficilement sa famille, je suis revenu, et je suis encore là.
Ces vingt années furent pleines de rencontres passionnantes et de souvenirs marquants. S’il ne fallait n’en retenir qu’un, je reviendrais au tout début de l’aventure, lorsque je me suis porté volontaire, comme toujours imprudemment, pour écrire un article destiné au deuxième numéro de ce qui s’appelle désormais Inflexions. Le thème était « Mutations et invariants », et j’entrepris de décrire ce qui me semblait être un invariant de la guerre tant qu’elle serait menée par des humains : la peur chez le combattant. Je décrivais « la bataille des dix centimètres » qui séparent, à peu près, le néo-cortex et l’amygdale cérébrale dans le cerveau d’un homme plongé dans un combat. Mon projet d’article fut envoyé à Line Sourbier-Pinter, alors rédactrice en chef, et au général Jérôme Millet, directeur de la revue et chef de cabinet du cemat. Le temps passa, et je reçus un appel dudit général Millet me demandant de passer au cabinet. Qu’avais-je donc mal fait ou mal écrit ? Allait-on revenir à cette pesante censure qui étouffait parfois notre réflexion interne ? Le général Thorette me reçut et m’expliqua qu’il était gêné par le dernier paragraphe de mon article, où je prêchais longuement la confiance dans l’intelligence et l’éthique de nos sous-officiers et soldats. Car il se trouvait qu’en mai 2005, alors même que j’écrivais ce texte, un adjudant-chef et deux militaires du rang français venaient d’assassiner un prisonnier en Côte d’Ivoire dans des circonstances sordides, révélant une chaîne de commandement défaillante. La contradiction entre mon propos et cette réalité était flagrante, et ce passage pouvait être utilisé par une ministre exploitant cette affaire pour asseoir son autorité sur un ministère qu’elle percevait comme un tremplin politique. Très attaché à la liberté d’expression, le général Thorette ne me donna aucun ordre, mettant simplement en lumière les risques que ce passage pouvait faire courir à la revue. Sensible à sa démarche et à son argumentation, ainsi qu’au simple fait qu’il ait pris le temps de me recevoir dans cette période difficile, je pris la décision, librement, de supprimer ce paragraphe, par ailleurs assez mal écrit. C’est alors que je pris pleinement conscience de la chance que j’avais de faire partie de ce cénacle.