N°52 | S’élever

Éric Letonturier

Éditorial

L’idée de s’élever revêt-elle encore une signification aujourd’hui ? Anime-t-elle toujours, et selon quelles modalités, les conduites de nos contemporains comme idéal de vie désirable ? La question appelle d’emblée une réflexion sur la condition humaine qu’entreprend ici Sophie Nordmann, tant notre finitude laisse aussi place à un inachevé qui ouvre sur un horizon de dépassements et de transformations possibles. C’est par l’épreuve du manque et par les ressorts du désir que Jacques Tournier, pour sa part, conjugue l’élévation à notre évolution et aux étapes d’une humanisation désormais sans doute moins travaillée par une intranquillité ontologique et plus sujette à ramener son grandir aux périmètres de la jouissance de la matière et de l’avoir.

Longtemps, pour des raisons religieuses puis d’inspiration plus humaniste, l’Occident a porté ce projet, inspiré aussi par de grandes figures mythologiques (Icare, Sisyphe, Prométhée…), en l’associant à un surplus d’être, à des promesses d’accès à des états et à des biens que l’ici-bas ne pouvait fournir. L’ascension a fait office de véritable topos que l’on retrouve, entre autres, incarné en figures archétypales chez Moïse, Ovide, saint Antoine et les Pères de l’Église, pour témoigner de façon allégorisée du chemin abrupt vers les vertus et le bien, l’absolu et l’éternel. Les sciences, avec la fameuse scala naturae, s’en sont également emparées pour classer les êtres vivants selon leur degré présupposé de perfection et de complexité, et même pour justifier la hiérarchie sociale et la supériorité organisationnelle supposée de certaines sociétés sur d’autres.

Dans ce cadre, s’élever, c’est bien exister, sortir de soi, comme l’étymologie y invite, mais en regardant au-dessus de soi et en renonçant aux facilités immédiates, en s’astreignant pour un mieux-être futur. Aussi l’idée de s’élever est-elle à indexer historiquement à la transcendance, à la verticalité, à l’effort, au courage, et même à une discipline de vie et à une conversion de soi que Michel Foucault et Pierre Hadot ont longuement étudiées.

Éric Letonturier brosse à grands traits le tableau des avatars de notre notion et de ses significations associées suite à l’entrée dans la modernité. Qu’en est-il en effet, dans un contexte sans hétéronomie, hostile à tout appui et référent extérieurs et supérieurs, et en proie à la passion de l’égalité et à la montée de l’individualisme ? L’introduction et le succès de l’idée de progrès ont peu à peu sécularisé l’élévation pour en faire un signe d’émancipation progressive de l’humanité (Condorcet) et pour l’inscrire dans un processus de civilisation (Elias) mettant à distance les aspects estimés bestiaux (corps, sens, passions) de la condition humaine.

Sur un plan politique, l’élévation est aussi passée par le projet de création d’une nation qui, pour hisser chacun au rang de citoyen, exige de transcender les différences sociales, ethniques, religieuses, géographiques... Avec la fin de la société d’ordres, l’élévation se traduit en démocratie par la mobilité sociale et les espoirs qu’elle suscite chez les parents de voir leurs enfants occuper des positions supérieures et avoir une vie meilleure que la leur. Les études, le travail, le mérite et le talent constituent les leviers de cette mécanique de la promotion, qui encourage aussi des comportements oscillant entre ambition et arrivisme comme le montre Patrick Clervoy, du moins une construction de soi sur les ressorts de la performance, de la comparaison, du dépassement et de l’insatisfaction. Le renforcement des inégalités scolaires, l’endogamie sociale des candidats reçus aux grandes écoles et le taux d’échec en première année à l’université que l’on observe aujourd’hui enraillent la machine de la démocratisation tandis que les sentiments de déclassement et de non-reconnaissance s’installent dans de nombreux secteurs professionnels d’une société par ailleurs, nous rappelle Éric Anceau, en proie à une défiance généralisée à l’égard de ses élites. Avec, comme risque social, parfaitement identifié par Anne Gotman, que cet homme moderne, idéal parce que mobile, affranchi des anciennes tutelles et dépendances, et au-dessus de ses origines, soit en fait un individu par défaut, en somme en dessous de lui-même car totalement désaffilié faute de réelle et structurante insertion dans la société par le travail.

Face à ce diagnostic, l’armée fait figure d’exception dont Elrick Irastorza dresse le tableau : pensée pour l’accomplissement de sa mission, son organisation offre un système méritocratique d’élévation lisible pour l’ensemble de son personnel, quel que soit le point d’entrée initial dans la hiérarchie des grades et des corps, au moyen de règles d’avancement claires, de dispositifs de formation continue et de concours tout au long de la carrière, mais aussi, ainsi que le souligne Damien Carlier, par le travail de détection des hauts potentiels et jeunes talents par le commandement de proximité.

Mais ce système, démocratique avant l’heure pour déjà fonctionner sous l’Ancien Régime, comme le rappelle Clément Oury avec le cas exemplaire du duc de Marlborough, ne saurait faire oublier le poids de certaines variables dans l’ascension des généraux pendant la période de la Révolution et de l’Empire. Une fois rapportée aux aléas des événements politiques et des guerres, la bravoure, explique Walter Bruyère-Ostells, ne saurait occulter les effets propulseurs du système des patronages, d’un beau mariage, mais aussi l’importance croissante prise par le niveau d’éducation dans l’accès au haut commandement. Max Schiavon revient d’ailleurs sur cet écosystème des filiations, des mentors et des « écuries » militaires en rappelant que l’attachement des grands chefs n’est en rien préjudiciable à l’efficacité de l’armée.

Pour être à la hauteur de la mission, on notera donc surtout, avec Hervé de Courrèges, la force d’inspiration et d’exemplarité, la capacité d’entraînement et d’identification que représentent toujours le chef et plus généralement les pairs, les modèles et les parrains de promotion, mais aussi la responsabilité, les préparatifs et les rites qu’une telle tâche suppose, ainsi qu’en témoigne Maxime Yvelin par son expérience de commandant d’unité. Saint-Cyr reste en la matière le laboratoire d’observation idéal de cette socialisation « par le haut », de cette fabrique de l’élévation dont Louis Peytou rappelle les différents moments forts.

De façon complémentaire, Jean-Luc Cotard montre à travers le portrait de l’entrepreneur Pierre Guillet les différentes facettes de ce qui peut s’apparenter à une mission tant sociale que spirituelle de hisser l’autre au meilleur de lui-même. Par contraste, on s’interrogera sur les actuelles mutations du régime de l’imitation et de l’admiration, et son déplacement vers des figures nouvelles d’incarnation médiatique faisant désormais audience et autorité…

Toutefois, le pessimisme, ou, pour reprendre le titre d’une conférence de George Steiner, la « nostalgie de l’absolu », ne saurait l’emporter. Car l’élévation est aussi dans la force d’être et le goût de vivre qui, malgré les obstacles, conduiront au dépassement. Ainsi du handisport qui regorge de personnalités, à l’image ici de Marie-Amélie Le Fur, dont le parcours hors du commun force l’admiration. Par ailleurs, même dans des secteurs qui intuitivement s’y prêtent peu, comme le monde du commerce et des affaires, des initiatives existent et montrent que la volonté d’élévation prend des formes institutionnelles qui se sont solidifiées au fil du temps. Il n’est pas improbable que les sociétés à mission dont parle Vivien Pertusot gagnent en attractivité tant elles recherchent un modèle d’affaires responsable et utile au collectif, c’est-à-dire compatible avec des préoccupations sociales ou environnementales. Soit autant d’objectifs qui font écho à des dispositions émergentes et à des attentes de nouveaux modes d’être en société, et qui répondent aux sensibilités de la jeunesse, à son rapport au travail et aux conditions de sa participation à l’entreprise, comme le montrent les études sociologiques et certains mouvements sociaux récents.

La question de l’élévation convoque donc une diversité de significations à partir d’une définition de l’existence pensée non pas selon des trajectoires et des plans préétablis mais à partir de la recherche individuelle d’expériences originales et porteuses de sens, pour soi et pour/vers les autres. S’impose de distinguer les modalités classiques et institutionnelles de l’élévation de celles qui engagent plus des projets personnels associés à des formes d’accomplissement qui échappent aux critères de mesure classiques de la mobilité. Difficile alors de la limiter à la formation, à la profession, à la promotion, au niveau de responsabilité et à l’augmentation de salaire.

Cette nouvelle donne, ou du moins ces tendances, conduit à des modes d’insertion professionnelle marqués par des périodes d’alternance et des temporalités fractionnées que fixe une palette de motifs et de besoins très individualisés. Ces pratiques étonneront peut-être moins si on décentre la vision vers d’autres civilisations. L’échelle que pour s’élever on pouvait parcourir, à l’image des moines des déserts qui choisissaient d’en occuper le bas en s’enterrant ou le haut tels les stylites, est inconnue dans les cultures asiatiques qui optent pour des modes d’élévation plus latéraux et immanents. Grégory Kourilsky montre ainsi que le bouddhisme conçoit le renoncement temporaire aux fonctions officielles et la retraite ascétique de l’ermite comme des moyens salutaires pour accéder à une forme de détachement contemplatif ancré dans l’ordinaire et l’impermanence des choses. Mais même dans la tradition religieuse occidentale, haut et bas plus que s’opposer participent d’un même ensemble, d’une architecture du monde commune et intégrée, comme l’explique Samuel Rouvillois au sujet de la prière, à la fois souffle divin descendant et élan pour chacun ici-bas à s’élever en fraternelle humanité.

Va-et-vient, oscillations, mouvements pendulaires, allers et retours donc… Ainsi la question de l’élévation oblige-t-elle à une analyse fine des entremêlements actuels de ses dimensions personnelles, intellectuelles, spirituelles et éthiques, et de ses dimensions plus matérielles, institutionnelles, sociales et professionnelles. Entre l’ascension et la chute, entre l’ivresse des sommets et le vertige face au vide, l’élévation passe par des stations toutes personnelles pour asseoir le grandir de chacun. Et peut-être, parce qu’elle invite à une densification de soi, désormais raisonnée en conscience personnelle et en responsabilité sociale, esquisse-t-elle aussi les contours d’une certaine sagesse.