Le patrimoine est à la fois à la mode et en danger. À la mode parce que n’importe quel objet, lieu, pratique… est désormais éligible à la protection, à la conservation ou à la restauration, à partir du moment où l’on y voit, pour reprendre la célèbre expression d’Aloïs Riegl, une « valeur d’ancienneté », une forme d’authenticité, typique, rare ou précieuse à un titre ou à un autre. Mais en danger aussi si l’on en croit l’actualité : se multiplient les initiatives, fortement médiatisées, pour trouver des fonds privés en complément des subventions étatiques et du mécénat, ainsi qu’en attestent le tout récent loto et autres jeux de grattage nouvellement lancés sur le marché.
Mais, plus fondamentalement, pourquoi patrimonialiser ? En même temps qu’ils tendent à les occulter, effet de mode et risque financier alertent sur les réelles difficultés auxquelles se confronte, en conscience, toute entreprise de patrimonialisation. L’élasticité dont témoignent l’emploi du terme (souvent confondu avec « histoire », « culture », « identité »...) et les nombreuses réalisations pratiques qui s’en réclament augure d’une possible perte progressive du sens social qui doit pourtant y être recherché, mais aussi de transformations plus générales touchant à notre conception du « vivre ensemble » et du lien social tel que le reformule la modernité.
Un détour par l’histoire nous en assure, comme le montre ici Jean-Pierre Rioux dans le vaste tableau de notre objet qu’il brosse sur la longue durée : du monument(al) à la mémoire, de la raison savante classificatoire aux « passions identitaires » plus vernaculaires, des origines matérielles aux émotions ressenties, c’est certes un « moment identité » qui se joue autour des années 1980, mais en se déclinant moins dans le référent national que dans le particularisme voire l’émiettement culturel, moins dans les filiations communes et les descendances collectives que dans les disparités du terroir et les replis de l’intime, le tout au rythme du développement extensif des intérêts de l’économie touristique locale et de la consommation de spectacles de masse. C’est, mutatis mutandis, à un constat proche que conduit l’analyse de Catherine Durandin dans un tout autre contexte, celui de la Roumanie postcommuniste : la reconstruction est passée par la mobilisation d’arguments identitaires variés, contradictoires même, par des processus de sélection qui, allant de l’oubli à l’opportunisme, de la synthèse au conflit, de la nostalgie à la modernité consumériste, croisent au pluriel les héritages du passé. Ce sont également diverses logiques, le produit d’une équation aux paramètres multiples et changeants qui conduisent au choix inverse, celui de la destruction d’éléments patrimoniaux. Ainsi que l’explique Wassim Nasr à propos de l’action des djihadistes sur des sites archéologiques, on y verra la manifestation d’une volonté de puissance émancipée du poids de l’histoire et du carcan des lois internationales contemporaines plus qu’une volonté d’effacement du passé.
En l’absence de critères distinguant et hiérarchisant le signe de la simple trace, et faute de régulation harmonisée de ses usages pluriels, l’enthousiasme que suscite le patrimoine témoigne non d’un élan collectif et projectif autour d’une ambition partagée, mais plutôt d’un passage d’un domaine réservé à une propriété indivise, d’un glissement sinon d’un repli du savoir historique vers des formes culturelles plus modestes, refuges même, car immédiates, proches, aisément accessibles à tous et peu exigeantes. Suppléant un grand récit unificateur, les reflets que la mémoire renvoie sur ces objets nouveaux suffiraient à réveiller les sentiments du passé et à entreprendre un travail qui enjoint chacun au devoir, lui-même contrarié dans ses contours par le recul de l’État-nation, les nouvelles reterritorialisations et les (dés)ancrages qu’imposent la mondialisation et l’appartenance à l’Europe.
Le patrimoine militaire n’échappe pas à la règle générale : si le contemporain se rattache désormais à son passé selon une conception toute présentiste de la continuité et de la transmission, c’est ici avec des particularités qui tiennent au lien historique des armées avec la genèse de l’État et de l’idée de nation ainsi qu’à la légitimité d’existence et d’action qu’elles en tirent. Dans le sillage des évolutions sociales et des impulsions politiques en la matière, les armées ont signé dès 1982 un protocole Défense/Culture ; un an plus tard, l’armée de terre offrait au chef de corps un référent, l’officier tradition de corps de troupe, dont Daniel Giraud expose ici les fonctions, avant de se doter elle-même, en 1993, d’une Délégation au patrimoine culturel et historique dont l’action, ardemment défendue par son premier directeur, le général Cousine, visait la conservation mais aussi la valorisation d’un héritage au titre des fondamentaux culturels qu’il dévoilait. Forts et casernes, monuments et musées, insignes et uniformes, musiques et défilés, traditions et symboles, rites et cérémoniaux… furent ainsi les pièces de choix les plus évidentes du vaste chantier de fouilles qui s’ouvrait alors. La longue histoire des armées se prêtait aisément à cette entreprise de patrimonialisation appelée, ici comme ailleurs, à s’étendre sans fin à de nouveaux objets, matériels ou immatériels, selon une organisation et une distribution des rôles que nous rappelle Dominique Cambournac.
Ce processus d’institutionnalisation est aussi à replacer dans le contexte de la fin des années 1960 et de la décennie suivante, marquées par la marginalisation des armées à différents titres : antimilitarisme, idéologie pacifiste, libération des mœurs d’un côté, primat géopolitique donné à la dissuasion sur le combat frontal de l’autre, mais aussi technocratisation, modernisation et management, contractualisation, parcours de carrières et mesures catégorielles contribuent, au nom d’une convergence ou d’une proximité supposée croissante avec la société civile, à relativiser voire à renoncer à l’idée d’une spécificité militaire, a fortiori avec la professionnalisation comme réalité ou horizon selon les pays.
En réaction à cette opération de banalisation, qui est allée jusqu’à assimiler l’armée à une entreprise ordinaire, le patrimoine s’avère opportunément une arme que l’on brandit pour affirmer l’existence et la persistance d’une culture propre au combattant. C’est donc dans le creuset du passé, dans ses ressources factuelles et symboliques, que les termes distinctifs de l’identité militaire sont recherchés, trouvés, revisités et attendent aujourd’hui d’être reconnus en tant que tels, autant à l’intérieur, entre unités, armes..., qu’à l’extérieur, au plan de l’institution toute entière face à la société. Le patrimoine pointe ainsi les conditions de fabrique de cette identité militaire, prise, d’une part, entre une double reconnaissance qu’il permet d’articuler et de surmonter tout en assumant une fonction d’intégration et de cohésion des nombreux éléments collectifs mais particuliers qui la composent et l’expriment chacun à leur manière dans une multiplicité discrète, et, d’autre part, en remplissant une fonction de représentation et d’identification d’un collectif autant unifié qu’unique de par son rôle et sa place particulière dans la cité.
Mais de telles fonctions n’ont-elles pas leurs conditions particulières ? Que patrimonialiser au juste ? Pour s’assurer, au moyen d’un tel projet, de gagner en sens, la res militaris n’impose-t-elle pas de se donner des objectifs bien arrêtés et des directions claires, et même de fixer des limites strictes à la tendance actuelle, fortement dispersive, au « tout-patrimoine » ? Une telle dérive, dont Jean-Michel Leniaud avertissait des périls dès 1992, serait éminemment préjudiciable aux armées et à ce qu’elles sont plus largement associées. Revers de la large palette d’objets dont elles disposent, le choix de privilégier ou non certains et, plus généralement, l’impératif de trouver des formes de valorisation et de mise en scène publique adaptées aux uns et aux autres renvoient à la question des finalités poursuivies, qui elles-mêmes exigent au préalable de donner une définition de la militarité afin que le résultat soit à la hauteur de la double reconnaissance attendue. Autrement dit, le patrimoine doit servir la connaissance de la militarité, a fortiori aujourd’hui avec la suspension du service national et des théâtres d’opérations souvent perçus comme lointains.
Un patrimoine militaire « raisonné » réclame donc, pour produire cette reconnaissance, de se caler sur une culture armée, de reposer sur les éléments typiques, vraiment révélateurs de la spécificité des missions que la société confie aux armées, et des dispositions identitaires – qu’il s’agisse de comportements ou de pratiques singulières, de traits culturels ou de manifestations symboliques particulières – indispensables ou susceptibles d’aider les différents groupes existant en leur sein à mener ces missions, chacun mais de conserve avec les autres, à bien. C’est à ces enjeux que je me consacre en montrant les conditions et les risques particuliers attachés à cette patrimonialisation qui, mal menée, expose les armées à des effets interprétatifs contreproductifs, à de mauvaises perceptions de leur identité, de leur différence radicale et incompatible avec le reste de la société à leur proximité et complète absorption par cette dernière, comme le montrent respectivement les exemples du défilé et de l’uniforme.
Le défilé fournit d’ailleurs une excellente entrée pour revenir sur les véritables objectifs poursuivis par le cérémonial en général. Il est un objet patrimonial à double titre, pour exposer publiquement cette culture armée et les exigences que le combat impose à ceux qui le font, mais aussi comme medium symbolique de la force politique et de la communication avec la population et les autres pays (Jean-Luc Cotard). Occupant de son côté une place de choix dans ce numéro, l’uniforme s’avère également un bon analyseur patrimonial de la nature et de la qualité du lien armée/nation, d’une part, et de l’articulation entre la cohésion et l’expression des différences au sein de l’institution, d’autre part. D’abord, à l’instar des développements, de Raoul Girardet sur la place de l’armée dans la société selon le degré d’acceptation de l’officier dans les salons du xixe siècle, le costume militaire, rappelle Marc Conruyt, fournit de précieux renseignements d’ambiance sur l’époque et son contexte social, politique, diplomatique et stratégique en lien, chaque fois, avec les missions qui sont assignées aux armées. En effet, d’hier à aujourd’hui, l’interdiction formelle de l’uniforme en ville, sa tolérance progressive ou du moins le « panachage » plus ou moins contrôlé, le travail autorisé en tenue civile et le treillis désormais de rigueur en état-major informent de changements notables… On rapportera donc cette géométrie sociale variable du port de l’uniforme et le sens à lui donner à des motifs extérieurs à lui-même, tenant autant, et parfois conjointement, aux paramètres de l’engagement opérationnel du moment qu’à la cote de popularité des armées et aux coordonnées de leur prestige et de leur influence… jusque sur les podiums des défilés de mode !
Ensuite, si l’objet ne fait pas le symbole univoque, comme le montre l’épée bien peu militaire des académiciens sur laquelle revient Jean Tulard, l’identité peut s’y refléter et s’y (faire) reconnaître dans la variété de ses sédimentations historiques et de ses réalités actuelles. Ainsi de l’intérêt patrimonial de l’uniforme du marin, tout à la fois dépositaire, dans le texte d’Éric Schérer, d’un récit des origines (le fameux pompon), des contraintes du milieu (la mer), des impératifs pratiques de la vie à bord (l’espace et les moyens limités) et du contexte international et interarmées (l’opérationnel). Plus encore, l’uniforme témoigne sui generis de cette construction de l’individu, défini, selon les sociologues de la modernité, comme un produit unique résultant du croisement d’appartenances et d’influences multiples. En effet, il faut aussi y voir un élément patrimonial archétypal voire idéal-typique pour exprimer en petit et en concentré, à l’échelle individuelle donc, cette alliance de l’unité et de la différence que défend comme modèle général d’organisation l’armée, plus société que communauté en cela. Il « incarne » jusqu’à l’insigne cette capacité inédite de synthèse des héritages identitaires et des missions successivement endossées dans des cadres d’emploi variables, à l’image du corps des commissaires, relevant depuis 2013 « des armées » et non plus d’une armée en particulier (Jean Assier-Andrieu).
L’uniforme, une synthèse certes… mais obtenue comment au juste ? En 1871, le général Lewal ne disait-il pas déjà, à rebours d’une représentation encore tenace, que l’« on veut l’uniforme le plus multiforme qui soit » ? Il importe donc, pour avoir une idée exacte de cette production militaro-patrimoniale exemplaire, de retrouver les logiques de gestation de son point d’équilibre dans la dynamique des forces contraires, des tensions et des conflits qui la travaillent sans cesse. C’est sur ces (en)jeux, particulièrement virulents en milieu militaire, de la contestation et de la conformité que revient André Thiéblemont en prenant l’exemple éclairant qu’offre La Galette saint-cyrienne. Symbole initialement associé à la critique de l’autorité et à la résistance au savoir académique, elle est devenue, au fil de ses différents supports et des recyclages de ses significations dans les bains purifiants de la tradition, le puissant vecteur de cohésion que l’on sait. Autre point d’orgue de ce patrimoine militaire portatif, mais selon une partition cette fois plus immatérielle, le chant s’avère ici un medium essentiel de cet esprit de corps, un formidable soutien à l’action collective jusqu’à, nous avertit Stéphane Brosseau en s’appuyant sur le cas des mouvements nationalistes et des régimes totalitaires, radicaliser les esprits et produire des effets extrêmes, de l’exclusion sociale à la crispation identitaire. Moderne donc l’uniforme… tout en contenant les dangers d’atomisation que fait ordinairement encourir un tel qualificatif, sans que le goût centrifuge pour la distinction des unités voire leur rébellion ne l’emporte sur les forces de cohésion d’un collectif qui accorde un espace d’expression à ces dynamiques internes : tel pourrait être aussi l’enseignement général à tirer de ces travaux sur le patrimoine militaire.
À la lecture de ce numéro viendront aussi d’autres leçons avec leur lot de corrections et d’inflexions à apporter. Car, en effet, inventorier sur fiches d’archive, conserver dans un musée, commémorer en public, est-ce vraiment patrimonialiser ? Certes, la peur de la perte, de l’oubli et du vandalisme a historiquement impulsé et justifié l’entreprise qui peut trouver aujourd’hui de nouveaux arguments dans les opérations de démantèlement systématique et de reconversion sauvage, dans l’abandon honteux de certains hauts lieux de l’histoire et d’emprises célèbres, et, bien sûr, dans la disparition progressive des acteurs et témoins du passé. Le patrimoine ne serait-il que l’histoire sauvée des vicissitudes du temps ? Il est plutôt une réappropriation intelligente du passé issue d’une réflexion sur les termes de la continuité, sur les conditions de la transmission, comme le montre la nouvelle cohérence identitaire qu’a trouvée la ville de Metz dans son dialogue avec son héritage militaire (Dominique Gros). Il traduit dès lors les tensions qui travaillent notre rapport au passé, les bricolages et arrangements argumentatifs pour les surmonter, ainsi que l’illustre, dans le texte d’Éric Deroo, la recherche, en pays anciennement colonisé, d’une interprétation partagée d’une statuaire à la symbolique ambiguë.
L’action revigorante de la muséification, de la protection et de la célébration ne suffit pas à nourrir le projet militaro-patrimonial. Ce dernier réside avant tout dans l’intention des armées d’y trouver un sens en accord avec la finalité des missions que la société lui donne et des moyens dont elle se dote pour les mener à bien. À ce titre, les musées de l’armée de terre auxquels Antoine Champeaux se consacre ici sont pensés comme des lieux de formation complémentaire selon un dispositif pédagogique parfaitement adapté au (jeune) public militaire : plaçant la culture armée au centre, le choix muséographique est dédié à l’objectif opérationnel, et les valeurs y sont présentées comme des ressources tactiques indispensables, tournées vers l’aguerrissement et invitant à une éthique du dépassement et du sacrifice qu’illustrent des exemples érigés en modèles de vie. Plus que des conservatoires, ils sont surtout des incubateurs de forces morales et de cohésion, mais qui montrent aussi le rôle que joue l’armée dans la nation en sensibilisant de façon honnête le public civil aux réelles exigences du métier des armes. Cet impératif patrimonial d’entretenir à la fois l’esprit de corps et le lien avec la nation transparaît dans chaque musée, mais selon des modalités différentes et des contraintes particulières, comme on le constatera en comparant le musée de la Légion étrangère à Aubagne (Géraud Seznec) et le pôle muséal de Bourges (Yannick Krause).
C’est vers la recherche d’une solution architecturale conciliant modernité et tradition que passe aussi ce double impératif, a fortiori quand le site en question, Balard en l’occurrence ici, est un lieu militaire de longue date, implanté en ville, et que l’on entend y regrouper l’ensemble des états-majors, directions et services centraux du ministère des Armées. Aux extérieurs lisses, angulaires et interconnectés de ce vaisseau-mère parfaitement calé sur les canons esthétiques de la smart city répondra une transformation des intérieurs respectueuse, pour garantir l’intégration de chacun et la cohésion de tous de l’histoire identitaire des lieux et des différentes armées (Olivier de La Motte)… mais sans réussir à traiter ce lien armée/nation pour cet espace de transition entre les domaines militaire et civil, entre la rue et l’enceinte, que représente symboliquement le hall d’entrée (Nicolas Michelin et Emmanuel Saulnier)…
Le patrimoine oblige donc surtout à des choix liés au sens que l’on entend donner aux éléments retenus, élus à la préservation, dans le cadre d’un projet de société qui dépasse l’objet ou le lieu en question. C’est ce qu’enseigne de manière aiguë le travail mené sur les vestiges du camp de concentration nazi de Natzweiler, en se donnant pour horizon la construction d’une identité européenne (Frédérique Neau-Dufour). Ainsi, peut-être, se résume tout simplement le pacte patrimonial qui scelle tout projet en la matière, mais, de façon particulièrement injonctive, sa déclinaison militaire : enjoindre le présent d’accorder au passé un sens pour bien conjuguer, au futur, sa mémoire sur toute la société…