« La vérité est toujours ésotérique et cachée »
Alexandre Koyré (Réflexions sur le mensonge, 1943)
Le secret suppose au moins une faculté sensorielle pour le découvrir, exige silence ou discrétion pour le garantir et appelle la confiance pour le partager. Des sens aux sentiments, en passant par l’intelligence sensible des situations, il convie donc à la question de la communication, dès lors que l’on entend par cette dernière notre rapport à l’altérité. Comme forme plastique ouverte aux contenus les plus divers (personnel, professionnel, politique), le secret est ainsi un média (teur) à la fois de communication et de son contraire, pour tracer la frontière, parfois poreuse ou du moins mouvante, entre ce qui se dit, se sait, et ce qui ne se dit pas, se tait, bref entre l’information que l’on estime publique ou privée, officielle ou non, que fixent habilitations et autorisations, promesses, serments et initiations. Il témoigne aussi d’une relation sociale complète pour articuler droits (d’accès à l’information) et devoirs (de réserve par exemple), et pour fixer, dans le cadre d’un face-à-face ou d’un collectif plus vaste, le curseur entre exclusion de certains et intégration d’autres, selon le niveau de savoir et de vérité alloué à chacun.
Secret et confiance se conditionnent ainsi mutuellement pour enclencher et fixer avec quelques garanties une authentique relation avec autrui1. Une relation fragile, ambiguë et réversible à tout moment : œil et ouïe peuvent mettre sous surveillance et sur écoute, le silence se transformer en révélation fracassante, la discrétion servir le renseignement et la confiance devenir trahison. Mais dans quelle mesure la modernité, de ses origines à l’Internet et aux réseaux socionumériques, modifie-t-elle ces deux paramètres et avec quels effets potentiels sur la relation ainsi définie ?
- Secret Stories
« Pour vivre heureux, vivons cachés », invitait déjà Claris de Florian dans sa célèbre fable. À le suivre, il conviendrait donc, comme idéal de vie personnel, de se préserver un « jardin secret ». Mais si la vie, tout aristocratique, du papillon de la fable était par trop voyante, insolemment éclatante, la nôtre, démocratique mais aussi numérique, ne serait-elle pas devenue dangereusement transparente, car sans secret possible ni durable ?
De fait, bien que totalement étrangères aux nouvelles technologies d’information et de communication (ntic), les utopies classiques, à la fois étymologiquement dédiées au bonheur et à l’abri des regards, avertissaient des risques qu’encourait un idéal de vie, cette fois collectif, sans zones d’ombre ni espaces d’intimité. Nombreuses sont en effet celles où le mensonge est sévèrement puni, le secret interdit, le goût pour les activités solitaires suspect et la délation encouragée. Chez Thomas More, « toujours exposé aux yeux de tous, chacun est obligé de pratiquer son métier ou de s’adonner à un loisir irréprochable »2, et la famille y devient l’œil espion de l’État. Le sommeil, moment où l’inconscient trahit par les rêves nos fantasmes et désirs les plus secrets, est réduit au maximum chez Jonathan Swift3. De son côté, Denis Vairasse4, parmi d’autres, développe une esthétique urbaine de la garde en vue au moyen d’une architecture de la transparence, panoptique avant l’heure. La Cité du soleil, anticipant les dystopies de la science-fiction5, illustre le genre d’une manière particulièrement extrême : Tommaso Campanella transforme la société en un vaste confessionnal au moyen de magistrats chargés de recueillir tous les secrets de leurs administrés. Omnipotence rime donc ici avec omniscience, et l’impératif d’une information maximale du politique passe par une mise à nu totale des populations, particulièrement en cas de déviance6.
Dans ces sociétés dites idéales, le même et l’identique sont les conditions sine qua non de leur unité. La confiance, faute de secrets possibles, ne saurait donc y exister ou du moins qu’artificiellement, sous forme de confidences forcées, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. L’altérité y est perçue menaçante, d’une « inquiétante étrangeté », au titre de ses dimensions secrètes et inconnues, potentiellement subversives et hostiles à l’ordre, au règne du un7.
Fable et utopie montrent, chacune à leur façon, que le secret est un bien nécessaire et précieux, comme condition de l’existence aussi bien individuelle que collective sauf, d’un côté, à perdre toute singularité et intimité, donc un bien de la modernité, et, de l’autre, à renoncer, par intrusion capillaire d’une politique disciplinaire, à sa propre gouvernementalité, donc à un bien cette fois démocratique. Dit autrement, le secret allie et relie conscience de soi et confiance en autrui.
Produits de la toute jeune modernité politique, prophétiques et même avant-gardistes à bien des égards, les utopies offrent-elles néanmoins, par la place qu’elles refusent déjà au secret et à la confiance, des schèmes précurseurs de notre existence contemporaine, maillée jusqu’à nos actes les plus personnels par la surveillance numérique et le traçage de nos données, sans échappatoire possible derrière les murs de notre for intérieur et de ses jardins privés ?
- La société en réseaux : les nouveaux espaces collectifs et individuels du secret
Force est de rappeler qu’avant Internet et ses suites, nos sociétés étaient déjà réticulaires, car le réseau, comme forme d’organisation donnée, naît historiquement avec la modernité. Or le réseau – oxymoron qui, entre filet et étoffe, tissu et toile d’araignée, est certes chaîne, mais offre aussi toutes les combinaisons de librement se tramer – sied naturellement au secret. Il puise en effet aux sources réelles ou imaginaires de l’invisible, du caché, de la conspiration et de la ruse (la mètis des Grecs) ; du complexe, du tentaculaire, du labyrinthique (Dédale) et du multipolaire ; de l’informel, du parallèle, du transversal et de l’officieux. Ces attributs le placent en marge des formes institutionnalisées et hiérarchiques propres aux appareils et aux structures. Comme tel, il opère selon des modalités de sociabilité certes confidentielles et parallèles, souterraines même, plus participatives qu’autoritaires, plus affinitaires qu’injonctives, mais néanmoins tout autant efficaces pour les services, biens et buts que poursuivent les organisations de ce type – des sociétés dites secrètes aux cellules terroristes en passant par les forces de résistance par exemple8.
Valant non plus pour quelques groupes, mais désormais entendue, vantée même comme un mode d’organisation ordinaire et efficace pour la société tout entière et l’ensemble des activités en son sein9, cette réticularité conduit naturellement à une extension du domaine du secret, observable à trois niveaux différents.
Spatialement d’abord : la « société de protection rapprochée », où la surveillance permanente de tous par chacun au sein de la communauté familiale et villageoise10 excluait naguère de garder caché bien longtemps tout secret, cède face à la démultiplication et à la différenciation fonctionnelle des lieux, typiques de notre société en réseau. L’éclatement de l’espace en zones spécialisées (domicile, travail, loisirs, alimentation…), la banalisation des déplacements tout comme la multiplication des « non-lieux » (ni publics ni privés) et la création d’« hyper-lieux »11 rendent impossibles les anciennes formes spontanées de contrôle social, dérégulent les modes de sociabilité par interconnaissance et offrent au secret une surface de déploiement inédite, des moyens considérables d’invisibilité, jusqu’à couvrir et favoriser, à suivre la théorie des opportunités12, les activités répressibles et les trafics illicites en tout genre.
À cette spatialité, répondant à la complexification générale de la société, s’ajoutent les modes d’affiliation et de participation aux groupes dont procède la construction moderne de l’identité individuelle. Si le groupe d’appartenance offrait autrefois l’unique source sociale possible d’identification pour l’individu, c’est, aujourd’hui, avec cette modernité que l’on qualifie de « tardive », « seconde » ou « réflexive » selon les auteurs, sur une multitude d’ancrages qu’il peut et doit s’appuyer pour se construire lui-même. Au xixe siècle déjà, des sociologues tels Gabriel Tarde, Georg Simmel et Célestin Bouglé avaient pressenti cette évolution, en décrivant l’individu au croisement de multiples déterminations sociales. C’est à l’intersection de ses nombreux cercles sociaux qu’il tire son caractère unique, sa singularité composée d’influences diverses et variées.
Cette différenciation identitaire trouve ses conditions de réalisation idéales dans l’organisation en réseaux de notre société, qui se présente, pour reprendre le lexique d’Erving Goffman, comme un théâtre de scènes sociales disjointes les unes des autres, et que l’individu relie, réticule, au gré de ses goûts, intérêts…, et selon une palette de rôles dont l’étendue des jeux endossés est connue de lui seul. Résultat : le secret devient structurel et chacun un passager social clandestin. S’il garantit à chacun sa singularité, en retour il permet à tous la transgression. Personne ne connaît vraiment l’autre au-delà de son rôle spécialisé, limité à la scène sociale ponctuellement partagée, scène qui, étanche aux autres, fait de chacun un anonyme, un étranger. Le secret devient une donnée existentielle ordinaire, qui se mesure aux entorses possibles à une norme devenue difficile à garantir dans ce contexte13. Pour preuve, la surprise que chacun éprouve à l’annonce qu’un voisin, une connaissance ou un collègue a commis des actes de déviance, malgré toute la confiance que la prétendue proximité, les relations entretenues et les apparences extérieures inspiraient à son endroit. Défini habituellement comme une information restreinte à certains, le secret prospère ici sur l’illusion de confiance tirée de la bonne connaissance que tous pensent détenir de chacun. De ce point de vue, le secret, inégalitaire qu’il est par définition, est devenu à portée de tous.
- La confiance verticale :
politique et morale médiatiques du secret
La temporalité est un troisième facteur qui vient compléter les paramètres nouveaux du secret et de la confiance dans notre société. Depuis son entrée dans la modernité, celle-ci est en effet en proie à une accélération temporelle14, qui s’est particulièrement accentuée avec le développement des réseaux de communication matériels mais aussi immatériels. Ce sont ces derniers que nous retiendrons ici, principalement ceux que l’on a qualifiés un temps d’« autoroutes de l’information ». Leurs effets propres sur le secret et sur la confiance obligent à distinguer les médias classiques et les nouveaux venus du monde de l’Internet : les réseaux sociaux.
Sans durée, il n’y a pas de secret. Celui-ci suppose donc une stabilité temporelle. Or ce qui est ou se veut secret l’est de moins en moins longtemps depuis le passage des médias à l’ère de l’information continue et à très haut débit. Sous la pression de la concurrence et de l’audimat, ces médias s’avèrent être des entreprises de déclassification de secrets en tout genre, qui sont recyclés en autant de breaking news, de scoops et de buzz, voire d’affaires et de scandales pour les informations que révèlent les plus graves ou les plus sensibles d’entre eux. Le droit, si précieux, de la liberté de la presse se risque ainsi à un empressement à libérer sur la place publique tout fait estimé être « un sujet », indistinctement de sa nature et des conséquences. Dans ce cadre, le secret, quelles que soient sa nature et son importance, représente un type d’information dont la forte convoitise rend particulièrement saillante la question de la médiatisation (et de ses limites déontologiques) et de la responsabilité des médias.
Cette tyrannie de l’information permanente, qui oblige à tout savoir, à tout dire et à tout montrer, trouve depuis longtemps dans le personnel politique une cible de premier choix, mais surtout une clientèle désormais particulièrement captive. En effet, les politiques n’hésitent plus à se plier au jeu de la « peopolisation » en se laissant aller aux confidences, en ouvrant grand les portes de leur domicile…, moins comme personnages publics soucieux de leur image et de leur visibilité que comme hommes ou femmes ordinaires. Il s’agit de créer une forme de proximité visant à lutter contre la défiance dont ils font l’objet. Le retour de la confiance exige d’expurger la parole politique des anciens et éculés secrets de fabrique de sa « com » en inventant un autre storytelling. Parler vrai et sans langue de bois, montrer qu’on n’a rien à cacher tout en dévoilant son jardin secret : tels sont aujourd’hui les gages de l’authenticité et de la sincérité, et les termes d’un nouveau rite médiatico-politique, qui espère convertir la confiance capitalisée dans ce cadre privé en futur soutien public.
Complices pour s’accorder sur les règles de ce jeu tout récent, politiques et journalistes poursuivent néanmoins des objectifs différents : un regain de confiance à finalité électoraliste pour les premiers et la révélation de secrets vendeurs pour les seconds, le tout selon des logiques de coopération fluctuant au gré des formats et des supports, des moments et des échéances, des sujets et de leurs enjeux.
Le rétablissement de la confiance en politique passe aussi par la chasse à toutes les formes de secret au moyen d’instances et de mesures destinées à moraliser la vie publique (Anticor, publication des déclarations d’impôts, recherche de conflits d’intérêts…) ou à rétablir la vérité et les responsabilités (du fact-checking que mettent en place rédactions et officines privées aux commissions d’enquête parlementaires en passant par le lanceur d’alerte qui divulgue par éthique de conviction des documents confidentiels).
Mais cette évolution des mœurs signale plus profondément une mutation historique importante : le brouillage voire l’inversion des prérogatives historiquement réservées aux domaines politique et moral, avec des conséquences immédiates pour le couple secret/confiance.
Depuis Machiavel, la politique est définie comme l’espace de la raison et du secret (les deux « d’État »), incluant et obligeant même, si nécessaire, au mensonge et à la dissimulation, à la ruse et à la trahison, au titre de l’intérêt général, du bien public et de la tranquillité des populations, mais aussi pour des raisons individuelles moins nobles. Elle s’oppose donc au domaine de prédilection de la confiance, qui relève pour sa part de la morale, du sentiment et du privé. Or, récemment exportée sur un terrain qui ne lui est pas naturel et qui ne saurait l’imposer par quelques coups médiatiques, la confiance s’est néanmoins hissée au rang d’exigence publique, en modalité de toute gouvernance saine et apaisée, par opposition au secret, devenu péché, ou du moins moralement suspect par principe et sans raison d’être politique. Qu’en conclure ? Que la confiance, si volatile comme l’indiquent les baromètres qu’on lui dédie, conduit la politique à une fragilité accrue et le peuple aux espoirs déçus voire à davantage d’abstentionnisme ? Et que la condamnation du secret expose à toutes sortes de risques et de dérives dangereuses pour la sécurité intérieure et pour la sûreté de la nation dans un monde particulièrement instable et conflictuel ?
- La confiance horizontale : pièges et illusions du secret 2.0
Par-delà l’usage évidemment condamnable que l’on peut faire du secret pour masquer des pratiques répréhensibles, la critique de son rôle et de sa place, tout comme les différents dispositifs pris pour le lever sont finalement les symptômes d’un déficit de confiance à l’égard de l’autorité, des instances qui l’incarnent en particulier, des élites en général, prises entre la suspicion de l’abus de position et le procès en déconnexion des réalités. Le secret retrouve ici sa nature inégalitaire. Mais c’est à une crise de la démocratie que la problématique du couple secret/confiance renvoie plus profondément.
Il est pourtant un espace où confiance et secret semblent trouver, en première lecture du moins, un bon terrain d’entente et un crédit inédit : Internet et les réseaux sociaux numériques (rsn). On pourra ici s’interroger sur le capital confiance à accorder à une information dans un espace ouvert à tous et sans restriction, où l’accessibilité permanente et la disponibilité immédiate excluent et rendent le secret suspect… Plus encore : le secret réside dans l’existence d’une réalité, d’une vérité qu’on ne souhaite pas dire à tous. Quid alors de la réalité et de la vérité quand tout est dit, su voire déformé par de fausses informations et soupçonné de complotisme15 ?
L’alliance entre secret et confiance est aisée à comprendre, mais utile à rappeler pour mieux la nuancer ensuite, tant l’idéologie entourant, dès le xixe siècle, la société de la communication persiste et s’emploie à faire circuler des mythes et des rêves démocratiques que la nouvelle foi en la technologie numérique ne cesse de réactiver. À suivre cette idéologie, l’Internet serait en effet un lieu de liberté d’expression et d’acceptation des différences, d’égalité et de partage, de proximité et, enfin, de fraternité universelle et de paix mondiale dans ce « village global » que notre planète serait devenue… Or, l’architectonique sociale et les pratiques numériques contredisent cette belle utopie et ses prophéties. L’Internet ne repose pas sur des liens de type sociétaire mais de type communautaire, plus affinitaires que contractuels, d’intérêt plus que d’engagement. Il forme une nébuleuse de groupes sans projet politique de vivre ensemble, sans volonté de partager une communauté de destin, d’identité ou d’appartenance. C’est un agrégat de collectifs juxtaposés, chacun réunissant de façon très spécialisée des individus autour de goûts, d’idées, de centres d’intérêt bien définis, sans instance supérieure de métacoordination entre eux, sauf pour de rares et très ponctuelles raisons opportunistes16.
Autrement dit, le monde de l’Internet et des rsn n’est et ne crée toujours que du même, de l’identique17. La confiance s’y fabrique donc entre présumés proches, à partir d’une proximité ressentie et vécue à distance, sans contact réel, bref dans la relation numérique prétendument transparente de l’entre-soi, pour le pire (propos haineux, délations, calomnies, fake news, conspirationnisme, complotisme…) ou le meilleur (vidéos et images prises par des anonymes, qui informent et éclairent autrement la réalité ou l’événement). Renforcée par l’illusion de protection de son identité qu’offre l’écran, cette confiance conduit l’internaute à une désinhibition propice à l’expression et à la mise en scène de soi sans tabou ni secret. Nul besoin d’aller sur le Darknet ou sur les messageries cryptées pour voir se déployer librement les différentes formes du « confidentiel personnel ». Avec cette confiance horizontale, la volatilisation du secret est totale.
En effet, pratiques et usages numériques témoignent que la confiance et le secret s’y conjuguent ici de façon rare. Sur Internet, malgré les traces qu’on sait y laisser, l’absence de véritable droit à l’oubli et la mémorisation des historiques de navigation pendant cinq ans, on donne aisément ses numéros de carte bleue pour faire des achats en ligne, parfois sur des sites inconnus et sans connaître le degré de sécurisation des transactions, on dépose ses codes d’accès et mots de passe dans le Cloud, on signe sans les lire des conditions générales d’utilisation (cgu) et des conditions générales de vente (cgv) pour accéder à des applications et à des plateformes susceptibles de garder et de vendre vos données personnelles sans vraiment se soucier de leur utilisation, on s’y dévoile et s’y confie aisément, certains s’y dénudant même et s’y exhibant littéralement, parfois en enregistrant les formes les plus intimes de leur vie en vue de posts « likables » sur des sites dédiés et accessibles d’un clic.
De plus, la préservation du secret est paradoxalement perçue comme assurée non plus par la valeur estimée rare et précieuse accordée à une relation humaine donnée, mais par des formes automatisées de confiance au moyen de dispositifs techniques offrant, grâce à des procédures rationnalisées, des garanties suffisantes pour se dispenser de règles morales et affectives partagées. La preuve par le résultat et l’efficacité de l’outil se substitue ainsi à l’incertitude entourant les conditions interpersonnelles qui scellent habituellement le secret par la confiance.
À qui se fier se demandait-on naguère, la confiance semblant exceptionnelle ? À tous et même aux objets semble nous inviter aujourd’hui Internet. Cependant, plusieurs indicateurs témoignent de la confiance limitée et modulable (du sentiment de sécurité à la tromperie manifeste, en passant par la suspicion, le besoin de vérification et d’authentification) et du secret peu garanti que les internautes accordent à ces moyens de communication. Dans le désordre, on citera les pratiques différentes adoptées selon les sites, l’âge, les catégories socio-professionnelles…, l’utilisation de pseudos, le recours au filtrage, la visibilité et le partage modulable des données, les niveaux d’autorisation des messages et des « amis », le trucage de son profil, l’anonymisation par l’utilisation du floutage ou d’un masque, et enfin, et surtout peut-être, la relative rareté du passage à la rencontre et à l’échange réel.
Mais, malgré les doutes et les précautions prises, le piège vient du fait de la nature double de l’Internet et des rsn : les réseaux naissent et créent essentiellement du même, c’est-à-dire constituent des groupes d’individus qui se connaissent. On se croit donc entre proches, en confiance dans un cadre privé, propice aux confidences, au secret, a fortiori dans le tête-à-tête. Mais ces réseaux sont aussi, tout relationnels qu’ils soient, des infrastructures techniques qui, comme tels et à l’image de leurs homologues matériels, permettent toujours à n’importe qui de s’y connecter et d’y circuler en passager clandestin. Ils sont à la fois « ponts et portes »18, et se présentent ainsi comme des espaces de l’entre-deux et du poreux, des salons d’intérieur tapissés de miroirs sans tain, avec des intrus là où l’on se croit entre soi, avec un tiers alors qu’on pense être deux19, avec un public en s’imaginant parler en privé. Structurellement donc, les rsn, substituant l’entrisme à l’initiation et l’usurpation à l’autorisation, ne sauraient être les lieux de la confiance et du secret, tout ouverts qu’ils semblent être pourtant à la première et scellés qu’ils se prétendent au sceau du second.
- Vers la société numérique de l’incommunication
Dans de telles conditions, forte et naturelle est donc la tendance à voir dans ces réseaux des dispositifs de surveillance et de transparence, de traçabilité sinon de traque, que les utopies annonçaient déjà. De plus, la place qu’accordent les gafa à ces autres tiers techniques que sont les algorithmes ouvre, par leur puissance de calcul, sur une science du comportement humain qui donne une légitimité nouvelle au type de projet de société vers lequel, selon Michel Foucault, on s’orienterait historiquement20.
Or les réseaux montrent que le processus en œuvre est d’origine moins institutionnelle et politique qu’individuelle et sociale. En effet, la confiance que l’on accorde et les secrets que l’on dévoile à travers nos pratiques numériques constituent autant d’arguments pour la thèse de la « société du contrôle » horizontal que soutenait Gilles Deleuze21, au titre de ce tiers que chacun, tantôt acteur tantôt spectateur, indifféremment surveillant et surveillé, peut potentiellement devenir sur les réseaux. La dénonciation de la surveillance et de la « privation de l’intime »22 ainsi que la critique de la méfiance à laquelle leur fréquentation contraint, butent alors sur le poids des contributions et des responsabilités individuelles. Chacun en endosse une part : au titre, d’un côté, de la curiosité qui le pousse à observer et à suivre autrui, de l’autre, des satisfactions qu’il tire à s’exposer et à livrer des données et des contenus qui, naguère protégés par des barrières matérielles ou officielles, sont autant de pièces attachées à un fichier ouvrable d’un seul clic, donc aisément diffusables et partageables avec le plus grand nombre. Si société sans confiance ni secret il y a, elle est un produit d’une relation homme/machine non aliénante mais consentante, que d’aucuns, tel Byung-Chul Han, rapporteront à notre entrée dans la « société positive »23, fondée non pas sur l’interdire mais sur le tout dire, non sur le refoulé mais sur l’assumé, comme signes d’une réalisation fière de soi et accomplie sans complexe.
Comment expliquer que les pratiques à risque perdurent ? Seulement par de l’imprudence, de l’ignorance ou de la naïveté ? Peut-être. Sans doute aussi par le fait que l’Internet et les rsn sont une formidable loupe pour observer, dans notre société dite de communication, le besoin d’échanges et de relations, mais surtout le déficit voire l’échec en la matière. La confiance en l’autre et les secrets qu’on lui dévoile sont des risques que l’on accepte de prendre pour combler ce manque, malgré l’incertitude accrue que représente autrui dans la relation numérique.
En effet, avoir confiance et livrer un secret exigent une relation sûre, stable, réciproque et partagée. Une telle relation suppose durée et affinité, donc la construction d’un temps et d’un espace communs. Or, d’une manière générale, ce n’est jamais assuré, car l’autre reste toujours un inconnu, qu’il soit réel ou numérique. Communiquer comporte donc toujours des risques : ne pas se comprendre ou s’entendre, perdre la confiance de l’autre faute d’avoir su tenir sa langue, ou ne plus avoir confiance en celui qui a révélé à d’autres l’un de vos secrets.
Les rsn démultiplient ces risques en offrant techniquement à chacun de faire d’un inconnu un « ami », un confident, de n’importe qui un proche, mieux un alter ego digne de confiance au titre d’affinités (s) électives. La connexion fait de chacun un homme simplifié24, aisément reliable aux autres, qu’elle traite comme des termes identiques et interchangeables. Or connexion n’est pas relation, qui, elle, suppose un rapport dialectique à une altérité dans toute l’épaisseur de ses singularités et de ses différences ainsi qu’un contenu que seules confiance et confidences attestent véritablement. Sur Internet, rien n’est donc moins sûr que la fonction de « réduction de la complexité sociale »25 qu’offre habituellement la confiance dans la réalité, a fortiori quand l’outil épaissit plus qu’il ne diminue, tout en laissant croire l’inverse, inconnues et secrets, par définition inhérents à l’altérité.
Du coup, sur Internet, confiance et secret peuvent être intensifs dans l’instant, mais rarement extensifs dans le temps. À la méfiance structurelle d’être déçu ou trahi, que l’on tente de dépasser par soif d’échange, s’ajoute donc la déception conjoncturelle d’un dating que l’on oubliera par les promesses relationnelles d’un nouveau clic. La confiance est ainsi toujours dans le croire en un secret partagé, mais un croire qui ne tient pas dans l’addition de moments passés avec une personne donnée, mais dans la multiplication des occasions projetées avec d’autres imaginées. Dans ce cadre numérique où dominent l’éphémère, le réactif et le varié, peut-on alors encore parler de confiance quand la relation se passe d’« autrui significatif », d’engagement durable et de réciprocité construite ? Et le véritable secret n’est-il pas dès lors, pour l’individu, de savoir se rendre indisponible ? En attendant, sur la Toile, confiance et secret forment plutôt la chaîne et la trame de l’incommunication comme seule réalité de ce qui se noue et se dénoue sans cesse, et comme unique horizon des échanges qui s’entrelacent entre de simples « contacts »…
1 G. Simmel, Secret et Sociétés secrètes, Strasbourg, Circé, 1996.
2 Th. More, L’Utopie ou le traité de la meilleure forme de gouvernement [1516], Paris, Flammarion, « gf », 1987, p. 162.
3 J. Swift, Voyages de Gulliver, 1726.
4 D. Vairasse, Histoire des Sévarambes, 1675.
5 Outre Big Brother d’Orwell bien sûr, on pensera, entre autres, aux Yeux dans la Servante écarlate de M. Atwood, à La Brigade de l’œil de G. Guéraud, aux tours panoptiques de La Zone du dehors d’A. Damasio, mais aussi à l’Oculus de la maison du directeur de la Saline royale de d’Arc-et-Sénans de C. N. Ledou…
6 T. Campanella, La Cité du soleil, 1623.
7 É. Letonturier (dir.), Les Utopies, Paris, cnrs Éditions, 2013.
8 É. Letonturier, « “Tout est réseau” : splendeurs et misères d’une notion très courtisée », Hermès n° 71, 2015, pp. 78-86.
9 M. Castells, La Société en réseaux, Paris, Fayard, 1996.
10 R. Castel, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Le Seuil, 2003.
11 M. Augé, Non-lieux, Paris, Le Seuil, 2002 ; M. Lussault, Hyper-lieux, Paris, Le Seuil, 2017.
12 Sur cette théorie, que l’on doit initialement aux travaux de M. Felson et L. Cohen en 1979, on se reportera plus généralement à S. Roché, Sociologie politique de l’insécurité, Paris, puf, 1998.
13 On se souviendra du nombre de policiers nécessaires pour suivre 24 heures sur 24 une personne suspecte…
14 H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.
15 Ch. Godin, La Crise de la réalité. Formes et mécanismes d’une destitution, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2020.
16 D. Cardon, La Démocratie Internet, Paris, Le Seuil, 2010.
17 B.-C. Han, L’Expulsion de l’autre, Paris, puf, 2020.
18 G. Simmel, « Pont et porte », La Tragédie de la culture et autres essais, Paris, Rivages, 1988, pp. 159-176.
19 On renvoie aux analyses de G. Simmel (Le Conflit, Strasbourg, Circé, 1995) pour la figure du tiers dont les effets relationnels ont également été analysés par Th. Caplow (Deux contre un, Paris, A. Colin, 1971).
20 D. Cardon, À quoi rêvent les algorithmes ? Nos vies à l’heure des big data, Paris, Le Seuil, 2015.
21 G. Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », Pourparlers, 1972-1990, Paris, Éditions de Minuit, 1990.
22 M. Foessel, La Privation de l’intime, Paris, Le Seuil, 2008.
23 B.-C. Han, La Société de transparence, Paris, puf, 2017.
24 J. – M. Besnier, L’Homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Paris, Fayard, 2012.
25 N. Luhmann, La Confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Paris, Economica, 2006.