À l’occasion du carrousel qu’il donne les 5 et 6 juin 1662, Louis XIV adopte pour son règne la devise que, déclare-t-il à son fils, « vous voyez en tant de lieux »1. Le divertissement offert à la Cour devant les Tuileries met ainsi en scène un choix de la plus grande importance politique. Conformément à l’art emblématique de ce temps, chargé de références historiques et mythologiques, ladite devise se compose d’un « corps » figuré par l’astre solaire auquel viennent s’ajouter un globe terrestre et, dans un phylactère entourant le tout, la sentence latine Nec pluribus impar qui en est l’« âme ». Dès le printemps du règne personnel du souverain, cet ensemble est peint, gravé, sculpté, toujours et partout, afin de « faire juger avantageusement », autant « par ce que l’on voit » que par ce « que l’on ne voit pas », celui dont elle exprime la suréminence et à qui elle enjoint de s’« exciter éternellement » à remplir ses devoirs.
Au-delà d’une ambition personnelle, et bien davantage qu’un simple programme de gouvernement, l’allégorie aussi bien que la sentence expriment une philosophie politique. Elles fixent les termes de l’éthique de son pouvoir à un souverain « né pour l’être » et qui se veut absolu. Elles lui signifient – et tout autant à son entourage – ce qu’être roi veut dire par l’énoncé, plus ou moins explicite, des vertus et des valeurs qui, dès lors, doivent régler sa conduite.
Il est en effet aisé d’en interpréter le « corps ». Louis XIV n’a d’ailleurs aucune peine à inventorier précisément les caractères qu’il attribue au « plus noble de tous les astres », c’est-à-dire à lui-même, ajoutant à sa noblesse inégalable son unicité, son éclat lumineux et « le partage égal et juste qu’il fait de sa lumière », son efficience bénéfique produisant « sans cesse de tous côtés la vie, la joie et l’action », son mouvement « constant et invariable », enfin. Ces vertus fondent la « puissance d’agir » de l’astre, donc du souverain, ainsi qu’Antoine Furetière l’indique dans son Dictionnaire universel (1690).
En revanche, proposer une exégèse de l’« âme » est une tâche plus ardue. Le roi d’ailleurs en convient : « Je sais que l’on a trouvé quelque obscurité dans ces paroles. » De fait, la formule autorise bien des interprétations. Pour certains, qui proposent de la traduire par « À nul autre pareil » ou encore « Au-dessus de tous », elle accompagne la démesure de l’image solaire, et exprime surtout l’incommensurable orgueil d’un homme persuadé que tout lui est possible et qui aspire à un « empire » universel. D’autres commentateurs, plus favorables au « Roi-Soleil », préfèrent y lire l’expression de l’asservissement au « métier » de roi, que l’intéressé présente encore à l’automne de son règne comme « grand, noble et délicieux »2. La traduction la plus fidèle à la pensée de Louis XIV serait alors « Suffisant seul à tant de choses », du moins à en croire le père Ménestrier, qui se targue de le tenir de la meilleure source qui soit3. Un lecteur attentif des Mémoires pour l’instruction du dauphin ne peut que partager cette version. Ces textes et quelques autres, toujours supervisés par le roi qui les corrige et parfois les écrit de sa propre main, tout autant que le gigantesque programme iconographique mis en œuvre à partir de 1663, et dont le plafond de la galerie des Glaces est la sublime acmé, procèdent d’un dessein pédagogique. Ils désignent le système des vertus et des valeurs par lesquelles le roi se représentait sa position exceptionnelle dans le monde et, par-là, s’empêchait autant qu’il s’obligeait.
- Un roi très chrétien
La vertu est l’un des termes clefs de la philosophie morale et politique du Grand Siècle. Louis XIV l’emploie avec parcimonie, mais toujours dans le sens que lui donnent les lexicographes et les moralistes (comme Furetière et La Bruyère), héritiers des traditions aristotélicienne et augustinienne. Qu’elle soit chrétienne ou profane, une vertu demeure une « puissance de l’âme » qui dispose à faire le bien, à suivre les enseignements de la loi – entendons la loi divine, mais aussi la loi naturelle, que tout sujet peut invoquer, et la loi positive du royaume – et manifeste le triomphe de la raison. Elle est encore « héroïque » lorsqu’elle concerne des « grands hommes », qui n’agissent qu’en connaissant la vérité de la situation et se soucient de la valeur morale de leur acte avant de se préoccuper d’en retirer de l’honneur et de la gloire. La motivation rend l’action vertueuse et l’homme vertueux n’obéit qu’à ses devoirs. Ainsi comprise, une vertu combine une bonne manière d’agir avec une bonne raison d’agir.
Le principe de l’absoluité de la souveraineté se réclame du droit divin. Le roi, par la grâce de Dieu, devient son mandataire. « Oint du Seigneur », il ne rend compte de ses actes que devant celui-ci. L’évidence est si forte que Louis XIV ne s’y attarde pas, préférant sans doute laisser à Bossuet, auquel il a confié la formation du dauphin, le soin de développer les incidences de cette relation organique entre politique et religion4. Toutefois, la théorie du droit divin en appelle une autre, étroitement corrélée mais distincte, à laquelle il accorde une même importance, mais qu’il entend cette fois expliciter lui-même : paré de l’investiture divine, le roi est un prince chrétien.
La première des vertus royales est donc la volonté d’entrer dans une authentique vie spirituelle, de se vouloir un homme de prière, toujours soucieux de son perfectionnement chrétien. Le roi recommande à son fils de se livrer avec régularité à des exercices de piété, comme lui-même l’a appris de sa mère. La même injonction vaut trente ans plus tard pour le duc d’Anjou devenu Philippe V d’Espagne : « Ne manquez à aucun de vos devoirs, surtout envers Dieu. » De plus, l’exercice du pouvoir est justifié par la pratique des vertus théologales (foi, espérance, charité) ou cardinales (justice, prudence, tempérance, force), fréquemment énoncées au fil de la plume selon les besoins de la démonstration. La spiritualité tridentine est essentielle à l’idéologie monarchique, car elle voue le prince, éclairé par les lumières divines, au service du bien commun. Parce qu’il vénère Dieu et respecte ses droits, le souverain devient l’instrument de la providence divine, qui lui inspire le sens de la justice, le goût de la tempérance et un bon sens indispensable dans la conduite des affaires du royaume. Le sacre établit solidement cette doctrine. Le roi prononce alors un serment qui l’engage envers son peuple auquel il jure d’apporter la justice, la paix, la miséricorde, la défense de la foi. « Nous devons considérer le bien de nos sujets bien plus que le nôtre propre. » Toutefois, cette promesse de bonheur ne va pas sans rappeler auxdits sujets leur devoir de soumission et d’obéissance : « Il est bon de mériter d’eux le nom de père avec celui de maître », puisque « comme nous sommes à nos peuples, nos peuples sont à nous ». La conscience que le prince chrétien a de ses devoirs légitime son action. Elle postule aussi que tout, désormais, doit passer par l’État.
- Au service de l’État
Le service de l’État est la grande obsession de Louis XIV, qui ne cesse d’y revenir jusqu’à sa mort. « L’intérêt de l’État doit marcher le premier » pourrait être sa seconde devise. S’il importe d’avoir le souci constant des « soins les plus grands de la royauté », encore faut-il préciser les principes du bon gouvernement. La première règle dicte en quelque sorte toutes les autres : pour gouverner bien, il faut que le roi « connaisse ses affaires à fond » et renonce pour cela à l’oisiveté. Travailler assidûment, « c’est toujours par là que l’on règne, pour cela que l’on règne ». Le travail fonde ainsi la réputation du prince et réunit les conditions de sa puissance. Il autorise l’action, délivre la « connaissance de ses propres forces » et donne du courage. Il permet encore de laisser agir le « bon sens » et de se fier à son instinct.
Toutefois, le travail ne suffit pas. « Tout l’art de la politique est de se servir des conjonctures ». Il convient donc de ne jamais s’empêcher de raisonner, de toujours se montrer sage, de se refuser à céder à des passions humaines trop impétueuses qui font oublier le sens de l’État, tels le ressentiment, la colère, la vengeance, et de leur préférer, par exemple, la justice et la clémence, « la plus royale de toutes les vertus », en un mot, « sacrifier au bien de son empire tous ses mouvements particuliers ».
Par son travail et son jugement, enfin, le roi est en mesure de ne pas laisser les ministres décider à sa place. « Les rois sont seigneurs absolus » ; ils gouvernent sans contrôle (mais non pas sans liens), ne partagent pas la souveraineté et gardent pour eux seuls la « puissance ». Pour autant, « décider seul de ce qu’il faut faire » n’exige pas d’être livré à la relativité de son seul discernement et de n’écouter personne. Il est donc nécessaire de savoir s’entourer de gens fidèles, peu nombreux, sages et compétents, capables de conseiller justement, et de partager avec eux sa confiance dans l’exécution de ses ordres.
Le service de Dieu et celui de l’État exigent une fermeté d’âme, une vigueur dans l’action, qui contribuent pareillement à l’élévation de celui qui s’y consacre. C’est pourquoi le langage des valeurs, comme celui des vertus, procède d’exigences morales. Toutefois, bien qu’il soit étroitement associé à un idéal idéologique, il se veut davantage un outil de propagande. En ce sens, il n’exprime pas exclusivement l’ethos d’un homme attaché à l’accomplissement de sa grandeur. Il dit la perfection du roi et son parfait usage de sa souveraineté. De la sorte, il contribue lui aussi à rappeler aux sujets leur devoir de soumission et d’obéissance.
- Gloire et honneur
Le roi gouverne par lui-même (1661) est la plus grande des compositions ornant la voûte de la galerie des Glaces. Placée en son centre, elle apparaît à ceux qui la contemplent comme le « nœud principal de tout »5. La gloire, désignée par Mars, domine le roi, qui la regarde, et lui tend une couronne d’étoiles pour le récompenser de ses mérites exceptionnels – parmi lesquels la prudence et la sagesse que figure Minerve – dans la conduite de l’État, symbolisé par un gouvernail. Louis XIV revendique évidemment la gloire comme la première des valeurs et nous dit aujourd’hui encore pourquoi « l’amour pour la gloire », « la chose au monde qui m’est la plus précieuse », l’enflamme.
Cette gloire, qui l’héroïse, n’exprime pas seulement la démesure d’un ego cornélien – « Je sais ce que je suis et ce que je dois faire/Et j’ai pour seul objet ma gloire à satisfaire6 » –, car le roi s’attache aussi à délivrer un message précisément adapté au contexte politique. D’abord parce qu’il s’en réserve le monopole et qu’il indique qu’elle ne procède pas seulement de la forte estime qu’il a de sa personne. Certes, la gloire mise en scène avec autant d’ostentation fait intervenir implicitement la renommée, la réputation, la grandeur, la magnanimité ; elle recourt à de multiples allégories, dont celle du courage, de la justice et de la paix. Cependant, si elle consacre le dépassement de l’homme, elle exalte avec la même vigueur la transcendance de l’État. En opposition aux conceptions de Machiavel, elle réconcilie de la sorte la vertu et l’exercice du pouvoir tout en justifiant la dimension coercitive et dominatrice de la puissance étatique.
Fidèle interprète de la commande de son auguste maître, Le Brun explique encore par le jeu subtil de sa composition que la gloire s’acquiert autant à l’extérieur, dans les prouesses de la guerre, qu’à l’intérieur, dans la paix et l’administration bien réglée du royaume. Celui qui s’en revêt peut dès lors affronter sans crainte le jugement de la postérité. Autrement dit, cette gloire « qu’il faut aimer » postule le sentiment de la responsabilité de ses actes, les succès comme les échecs, devant l’Histoire. C’est pourquoi elle est immarcescible.
Il est une valeur d’essence aristocratique dont Louis XIV accepte le partage, car il la situe en dessous de la gloire : l’honneur. Bossuet lui a consacré son sermon du 24 mars 16667. Nul doute que le roi s’y montra sensible. Associé lui aussi aux exigences de la conscience morale, l’honneur commande le sentiment que l’on a de sa dignité comme il engendre la responsabilité de son appréciation de la réalité et de son action. Il conforte la justesse de l’esprit et, autre héritage cornélien, postule le dévouement, la fidélité, la loyauté, l’exemplarité. Fondamental pour quiconque représente plus que soi, l’honneur est pour le roi bien plus que la valeur attribuée par la tradition aux grands hommes. Montesquieu reprendra cette antienne selon laquelle l’honneur épargne au souverain de se corrompre pour devenir un despote aveugle au bien public.
- La science de régner
Tout cela est-il autre chose qu’un rêve d’ordre et d’harmonie, voire qu’une utopie destinée à donner un sens au réel ? Cette question nourrit depuis plus de trois siècles une littérature aussi foisonnante que contrastée. Il reste que Louis XIV se veut sincèrement « roi-soleil » autant que « roi-providence ». Contrairement à ce qui lui a été souvent reproché, la conscience qu’il se fait de ses devoirs et de ses vertus ne le conduit pas à prétendre à l’infaillibilité. Il entend enseigner à son fils la « science de régner » et ne lui dissimule pas sa crainte de n’être pas à la hauteur de ce qui est attendu de lui, et de ce qu’il attend de lui-même, voulant le convaincre que « faire en toutes choses ce que l’on peut » n’est jamais « sans utilité ni sans gloire ». Pourtant, et malgré qu’il en ait, les leçons de Corneille, de Bossuet et de La Bruyère semblent bien, lors des trois dernières décennies d’un si long règne, ne pas résister à la brutalité des faits. Beaucoup parmi ses contemporains lui reprochèrent alors, et non sans arguments, de s’abandonner à son hubris, de céder à des passions aveuglantes, contraires aux vertus et aux valeurs si hautement proclamées. De fait, si la gloire cesse d’être la conséquence des actes pour devenir leur seule finalité, le roi est-il encore vertueux ? La guerre est-elle toujours juste, c’est-à-dire conforme aux intérêts de l’État et « des peuples » ? Le roi ne fut pas hermétique à ce débat. Ainsi en 1710, poussé par les drames de la guerre de Succession d’Espagne, il envisagea de s’adresser au royaume pour expliquer sa politique. Ce fut l’étonnant Projet de harangue.
Ce système théologico-politique heurte les conceptions constitutionnelles auxquelles nous sommes aujourd’hui attachés. Il fait néanmoins partie de notre patrimoine et, bien qu’il soit profondément ancré dans le temps, il serait trop rapide de le percevoir comme un simple archaïsme monumental. Toujours soucieux d’honorer sa devise, Louis XIV se montra un modernisateur parmi les plus décisifs de notre histoire, acharné à poursuivre avec une remarquable efficacité l’effort séculaire de la monarchie pour s’affranchir de considérations exclusivement théologiques et permettre à des concepts éthiques d’investir le champ politique. Ce faisant, il s’oblige autant devant l’État que devant Dieu. En enseignant à son fils qu’il n’est pas de roi vertueux qui ne « s’empêche », il lui indique que le pouvoir absolu ne se justifie plus par la seule affirmation de son origine divine. La raison d’État, cette maxime selon laquelle, depuis Richelieu, l’État agit, règle désormais sa conduite au roi qui affirme même qu’elle est « la première des lois ».
L’irruption de la raison dans les affaires de l’État accélère le processus de sécularisation dans l’art de gouverner et autonomise le politique de la morale religieuse. C’est pourquoi la raison du roi se veut non pas contemplative, mais bel et bien active et prudentielle. Déjà en 1679, certains esprits déploraient qu’il n’y eût « rien de fort spirituel » dans la devise choisie pour le règne. L’absence de référence aux textes sacrés dans les Mémoires n’est pas moins notable. En 1701, le roi, désormais vieillissant, demande à Hyacinthe Rigaud de le représenter revêtu de son costume de sacre. Sur son indication, le sceptre qu’il tient fermement est non pas dressé vers le ciel mais retourné vers la terre, la fleur de lys reposant sur le coussin qui supporte la couronne… Ce portrait fut celui qu’il préféra à tous les autres.
De la même façon, la sacralisation de l’État illustre son règne : celui-là ne se réduit pas à la seule personne du roi, qui ne fait que l’incarner. « Quand on a l’État en vue, on travaille pour soi, le bien de l’un fait la gloire de l’autre. » Le roi n’est pas l’État. Au fond, le bénéficiaire de la doctrine de la monarchie absolue fut plus l’État que le roi puisque la nation divorça d’avec celui-ci et non d’avec celui-là. L’État-providence s’est substitué au roi-providence. Aujourd’hui encore, n’attendons-nous pas que ceux qui nous gouvernent aient le sens intransigeant de l’État et qu’ils professent assez de vertus pour conserver intactes les valeurs de la République ?
1 Louis XIV, Mémoires pour l’année 1662. Nous nous référons ici à l’édition donnée par J. Longnon, Mémoires de Louis XIV, Paris, Tallandier, 1978. Elle rassemble les Mémoires pour les années 1662, 1666, 1667 et 1668 (1669-1670), ainsi que les Réflexions sur le métier de roi (1679), les Instructions au duc d’Anjou (1700) et, le Projet de harangue (1710). Toutes les citations du roi en sont extraites. La dernière édition en date est due à Joël Cornette (Tallandier, 2012).
2 Réflexions sur le métier de roi, édition J. Longnon, op. cit..
3 Cl.-Fr. Ménestrier, La Devise du Roy justifiée, Paris, 1679.
4 J.-B. Bossuet, La Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte (1709), texte issu des leçons données au dauphin.
5 La formule est de Claude Nivelon, dessinateur auprès de François Le Brun.
6 P. Corneille, Sophonisbe, III-5, 1663.
7 J.-B. Bossuet, « Sermon sur l’honneur prêché à Saint-Germain-en-Laye », Œuvres complètes, édition de J. Lebarq, Paris, Desclée de Brouwer, 1922, tome V, pp. 41-64.