Le 9 mai 1917, un mois après l’entrée en guerre des États-Unis au côté de la France, le maréchal Joffre inaugure la statue de La Fayette que l’on vient d’ériger à Brooklyn au milieu d’une foule immense. Quelques semaines plus tard, le 4 juillet, jour anniversaire de l’Indépendance américaine, le général Pershing instaure un rite qui perdure en se recueillant à Paris, au cimetière de Picpus, sur la tombe de celui qui, jeune officier, choisit dès le 7 décembre 1776 d’offrir son épée aux Américains. Un membre de sa suite, le lieutenant-colonel Stanton, improvise alors un bref discours. « Nul ne peut oublier que votre nation était notre amie quand l’Amérique luttait pour exister, […] que la France, en la personne de La Fayette, est venue à notre aide », déclare-t-il avant de conclure d’une formule demeurée célèbre : « La Fayette nous voilà ! »
Cette réciprocité dans la célébration d’un homme incarnant définitivement à lui seul l’amitié franco-américaine est devenue la pièce essentielle d’une mythologie politique assez commode pour être mobilisée chaque fois que nécessaire. Non pas que la générosité et la perspicacité de La Fayette ne comptèrent pas dans la guerre d’indépendance américaine – elles eurent même plus d’effets que ses compétences militaires assez limitées –, mais sa geste généreuse, dont il fut d’ailleurs le premier chantre, ne saurait ni résumer les motifs de l’intervention française ni occulter le rôle autrement plus déterminant de Vergennes, de l’armée et de la marine françaises. En vérité, le récit des origines de la relation entre la France et l’Amérique ne fait pas l’économie de réalités moins gratifiantes que les belles légendes par lesquelles il arrive que l’on raconte l’histoire. C’est bien la froide analyse de leurs intérêts convergents et non pas les bons sentiments qui dicte leur politique au Congrès comme au gouvernement royal. Encore leur rapprochement n’exclut-il pas bien des incompréhensions réciproques et, pour les Français du moins, beaucoup d’illusions.
Car l’alliance conclue en 1778 est à bien des égards celle de la carpe et du lapin. Des Insurgents aspirant à une république fondée sur la liberté politique secourus par une monarchie de droit divin ! Des patriotes, protestants dans leur quasi-totalité, pactisant avec des catholiques, des papistes, qui plus est volontiers libertins et jouisseurs ! Tout distingue et oppose les nouveaux alliés : la langue, la culture et plus encore l’histoire. Pour les anciens colons anglais, les Français sont depuis toujours des ennemis combattus, pourchassés, dépossédés avec acharnement et même férocement comme lors de la récente French and Indian War, nom donné en Amérique à la guerre de Sept Ans, qui vit George Washington à la tête des milices virginiennes commettre dans la vallée de l’Ohio ce que nous appellerions aujourd’hui des crimes de guerre. La déportation d’une grande partie des Acadiens dans les Treize Colonies où les maladies et les mauvais traitements les décimèrent n’est pas oubliée non plus.
Du Massachusetts à la Géorgie, on n’éprouve aucune affection pour la France qui n’apparaît pas comme une alliée « naturelle ». D’ailleurs, on s’y révolte dans un cadre essentiellement britannique. La guerre, au fond, est une affaire de famille. Johann de Kalb, un agent dépêché par Vergennes et futur major-général de l’armée continentale, ne s’y trompe pas : « Il faudra des siècles pour leur faire oublier leur origine », écrit-il au comte de Broglie au sujet des Américains. Mais les délégués du Congrès élus en mai 1775, du moins la grande majorité d’entre eux, ne mettent pas six mois pour comprendre que leur cause est vaine sans l’aide de l’une des deux superpuissances européennes, ennemie héréditaire de la couronne britannique de surcroît. Pragmatiques et réalistes, ils s’inscrivent dans le jeu politique international afin d’en tirer le meilleur profit selon ce principe qui veut depuis toujours que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. La seule question est celle du prix que les Français fixeront pour intervenir.
Louis XVI est partagé par des sentiments contraires. Il n’éprouve aucune sympathie pour ces sujets rebelles à leur roi et que de très fâcheuses idées inspirent. Mais, loin de partager l’anglomanie de bon nombre de ses sujets, il considère aussi que le traité de Paris de 1763 est une humiliation qui entache l’honneur national. Pour autant, trahir la paix à laquelle il est profondément attaché sans autre motif que d’affaiblir une puissance rivale heurte ses principes. Son entourage l’entretient dans sa prudente réserve. Le ministre d’État Maurepas lui rappelle que la France n’a pas les moyens financiers et militaires d’une guerre avec l’Angleterre. Sartine, le secrétaire d’État de la Marine, souligne que la France n’a pas pour vocation de contribuer à l’émergence d’une puissance américaine ; il vaut mieux que les Insurgents demeurent pour l’Angleterre un abcès de fixation qui détourne son attention des affaires européennes. Turgot, contrôleur général des Finances, partage ces avis. La guerre avec l’Angleterre serait « le plus grand des malheurs » qui rendrait impossible la réforme « absolument nécessaire à la prospérité de l’État », ajoutant que des Américains indépendants voudront inéluctablement accaparer l’économie de l’espace antillais et que leur défaite n’empêchera pas les Anglais, toujours pragmatiques, de rétablir des relations économiques profitables avec leurs anciennes colonies. La France n’a donc rien à gagner dans cette affaire.
Seul Vergennes, secrétaire d’État des Affaires étrangères, se montre d’emblée convaincu du bien-fondé d’un soutien couvert aux révoltés qui, lorsque les circonstances deviendront plus favorables, pourra se muer en guerre ouverte avec l’Angleterre. Point d’émotion dans cette politique – le cynisme du ministre vaut celui des Américains – et pas davantage d’amour de la liberté. C’est bien l’énoncé précisément mesuré à l’aune du pour et du contre des intérêts en jeu qui dissipe les scrupules du roi. Vergennes est anglophobe, profondément convaincu de la supériorité politique de la monarchie française. Il considère que les événements américains offrent l’occasion idéale de mettre en œuvre la politique de revanche léguée par Choiseul afin de rétablir un équilibre continental plus favorable à la France. Le raisonnement n’est pas exempt de considérations économiques. « La France intervient en Amérique non pas pour favoriser des valeurs républicaines, ni pour abattre l’Angleterre, [...] mais pour porter un coup [...] à une puissance maritime devenue dangereuse. » Comprenant parfaitement les raisons qui poussent le Congrès dans les bras de la France, il choisit comme lui d’asseoir cette si soudaine amitié sur de nouvelles relations commerciales et met aussitôt en œuvre une King Tobacco Diplomacy propre à sceller leur communauté d’intérêts.
Le compte d’exploitation du bail que la Ferme générale a signé pour six ans en 1774 avec le contrôleur général des Finances prévoit que la gestion du monopole de la fabrication et de la vente du tabac dégagera un produit brut annuel de plus de trente-sept millions six cent mille livres sur lequel l’État aura la garantie de percevoir un peu plus de vingt-quatre millions, soit 6,9 % de ses revenus bruts, le produit net de l’impôt, autrement dit le bénéfice des fermiers, s’élevant à cinq millions deux cent mille livres. 95 % du tabac transformé, distribué et consommé dans l’étendue du monopole fiscal provient de Virginie et du Maryland. L’interdiction de cette culture dans le royaume, en dehors des provinces réputées étrangères (Flandre, Artois, Alsace et Franche-Comté), n’en est pas la seule raison. Depuis la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), en effet, les Français ne veulent fumer ou priser que du tabac américain, réputé le meilleur. Les fermiers généraux se le procurent en Angleterre par des agents établis à Londres et à Glasgow, plus rarement à Amsterdam, moyennant plus de cinq millions quatre cent mille livres, fret compris. La baie de la Chesapeake s’est imposée depuis près d’un siècle comme le premier pôle de production mondiale, loin devant le Brésil, Cuba, le Venezuela et aussi l’Europe, c’est-à-dire essentiellement l’axe rhénan, la Pologne et l’Ukraine. On voit ainsi que l’économie du tabac est d’une importance capitale dans l’espace atlantique : pour l’Angleterre, premier importateur et distributeur en Europe, comme pour la France, premier marché de consommation continental qui absorbe annuellement quatorze millions et demi de livres-poids, et bien entendu pour les colonies américaines, dont c’est la première ressource exportable. Depuis Baltimore, Philadelphie, New York et Norfolk, plus de trois cents navires en assurent chaque année le transport.
Beaucoup des délégués au Congrès, à commencer par Washington lui-même, sont des planteurs. Paradoxalement, leur situation n’est pas florissante. L’« exclusif colonial » leur impose des termes de l’échange défavorables alors que la culture du tabac repose sur une main-d’œuvre servile de plus en plus coûteuse et que l’essor de la production locale, comme la concurrence des autres producteurs, stabilise les prix. Or le Congrès, dès septembre 1775, interdit tout commerce avec l’ancienne métropole. Le tabac devient ainsi une monnaie d’échange idéale avec la France. La seule, en vérité. Quelques semaines plus tard, des corsaires américains, forts de l’aval discret du gouvernement français, débarquent à Bayonne une première cargaison qui leur est payée en armes et matériels de guerre. Ce modeste troc bouleverse le cours de l’histoire : il assure la survie de la révolution américaine. Vergennes achève ainsi de convaincre Louis XVI. En soutenant les Américains, la France fait plus que garantir les revenus fiscaux de l’État : elle prive son ennemie d’un commerce en pleine expansion tout en rétablissant sa balance commerciale. Mieux encore, en captant à son seul profit l’économie de la Chesapeake, elle donne à ses négociants la possibilité de dominer le commerce de l’Atlantique nord. D’ailleurs, dès avril 1776, les Américains offrent aux Français un accès libre à leurs ports.
Les premiers émissaires dépêchés à Paris par le Congrès ont pour mission de négocier un traité de commerce qui assurera le financement de la guerre, doublé si possible d’une alliance politique et militaire en bonne et due forme. Arthur Lee, son frère William, Thomas Morris et Silas Deane, rejoints plus tard par Benjamin Franklin, sont des planteurs ou des exportateurs de tabac. Franklin lui-même est intéressé à ce commerce. Vergennes met aussitôt les Américains en contact avec le comité des achats de la Ferme générale et les représentants des grandes maisons de commerce du royaume. Le ministre, on le sait, recourt aussi à un agent plus discret, Beaumarchais, pour monter des opérations clandestines au nez et à la barbe des Anglais. On s’active autant à Philadelphie. Robert Morris (frère de Thomas), délégué de la Pennsylvanie et gros exportateur, futur superintendant des Finances des États-Unis, est chargé de coordonner les nouveaux échanges avec la France.
Les négociations avec la Ferme générale sont longues et difficiles. Les Américains, conscients des objectifs de Vergennes, se croient en position de force. Ils se trompent. Certes, la guerre a pratiquement interrompu les flux de tabac vers Londres, le blocus anglais et la faiblesse de la jeune marine américaine réduisent les exportations vers la France à un seuil dérisoire ; le Virginie et le Maryland sont devenus des denrées rares, mais la Ferme générale n’a pas pour autant le couteau sous la gorge. Elle a en effet effectué d’énormes achats de précaution en 1775 et se tourne désormais vers le tabac ukrainien et rhénan pour assurer son approvisionnement. Surtout, elle est liée par les termes de son bail que Turgot n’entend pas renégocier. Les fermiers tiennent aux équilibres de leur compte d’exploitation. Ils refusent donc de payer le tabac américain au cours du marché qui ne cesse de s’envoler. En mars 1777, Franklin doit se résoudre à signer un accord à prix fixe qui n’aura que peu d’effets. Les planteurs refusent de vendre à un tarif jugé trop bas et les armateurs français rechignent à prendre le risque d’être arraisonnés par les Anglais.
La victoire de Washington à Saratoga le 17 octobre 1777, impensable sans le soutien matériel et financier de la France, prouve la solidité de la cause des Américains et leur volonté d’aller jusqu’au bout dans la rupture avec l’Angleterre. Vergennes sait aussi par Sartine que la marine est désormais prête à un conflit de haute intensité et ne doute plus de l’engagement de l’Espagne au côté de la France. Il peut alors décider le roi à reconnaître l’indépendance de la jeune nation le 17 décembre. Le 8 février 1778, deux traités sont signés avec les « États-Unis de l’Amérique septentrionale ». Le premier est un traité d’amitié et de commerce qui accorde aux deux parties la clause de la nation la plus favorisée, et leur garantit une liberté de commerce et de navigation étendue à un ensemble de produits parmi lesquels le tabac et dont l’importation en France pourra se faire par des ports francs. Ces clauses complètent le dispositif des prêts et des subsides accordés aux Américains avec la possibilité de solder leurs achats en tabac. Le second instaure une « alliance éventuelle et défensive » par laquelle chacun garantit à l’autre « mutuellement et pour toujours » ses possessions en cas de conflit avec l’Angleterre et s’interdit de conclure une paix séparée. Pour la première fois, l’indépendance et la souveraineté des États-Unis sont reconnues par une puissance étrangère.
En installant le nouvel allié de la France dans le concert des nations, Vergennes rend inévitable la guerre avec l’Angleterre. Elle éclate en juin et affecte très vite les échanges commerciaux de la Chesapeake qui sont surtout assurés par les flottes des pays restés neutres. Les cours du Virginie et du Maryland, toujours plus rares, même à Amsterdam, continuent de flamber. Face à cette conjoncture difficile, les fermiers généraux font le dos rond et multiplient leurs achats en Europe et à Cuba, mais aussi dans les provinces « réputées étrangères ». Cette habileté leur permet de négocier en 1780 avec Necker un nouveau bail par lequel ils acceptent une augmentation de leurs obligations qui porte le rendement annuel du monopole du tabac à vingt-six millions.
La guerre prend officiellement fin le 3 septembre 1783 avec les traités de paix de Paris et de Versailles. Le commerce du tabac demeure un enjeu essentiel de chaque côté de l’Atlantique. Les plantations de la Chesapeake ont durement souffert des combats et leur production mettra deux ans pour retrouver son niveau de 1775. Malgré cela, le tabac représente toujours 33 % de la valeur des exportations américaines. Vergennes entend bien retirer les dividendes économiques d’une politique couronnée de succès qui confère à la France un énorme prestige international. Il ne tarde pas à être déçu. Leur gratitude envers les Français ne va pas jusqu’à faire perdre aux Américains le sens aigu de leurs intérêts économiques. Les Anglais l’ont d’ailleurs bien compris. Avant même la fin des hostilités, dès novembre 1782, ils ont négocié secrètement avec Franklin – qui n’en a informé ni Vergennes ni La Fayette ! – les conditions de la future paix. Ils mettent ainsi en place sans tarder un nouvel ordre économique aussi favorable pour eux que l’ancien. La tradition, les besoins du marché intérieur américain comme la situation prépondérante de l’économie anglaise ne peuvent que pousser les anciens adversaires au rapprochement. D’autant que le Congrès ne dispose encore d’aucun pouvoir pour réglementer le commerce et doit laisser chaque État confédéré libre de sa conduite. En juin 1783, sans aller jusqu’à établir un libre-échange, Londres atténue les effets du traité franco-américain de 1778. Les ports britanniques sont largement ouverts aux Américains qui sont gratifiés de facilités de paiement (en tabac) et de crédits pour leurs achats tandis que leurs produits bénéficient de conditions douanières privilégiées. Dès 1784, l’ancienne métropole rétablit ainsi ses positions économiques d’avant-guerre et le gros du tabac américain reprend massivement la route de Londres et de Glasgow. Les Anglais réservent à leurs navires le bénéfice du trafic, ce qui aggrave le déséquilibre de la balance commerciale américaine.
Au grand dam de Vergennes et de La Fayette, les Français se révèlent incapables de profiter du jeu de compensation que Benjamin Franklin puis Jefferson qui lui succède en France en 1785 leur proposent. De part et d’autre on accumule fautes et maladresses. Louis XVI ouvre les ports antillais aux Américains sans leur laisser la possibilité d’y échanger les produits de consommation dont ils ont le plus besoin. Les négociants français, qui ne parlent pas anglais, se montrent incapables de répondre précisément aux besoins d’un marché qu’ils connaissent très mal et livrent avec retard des produits mal conditionnés et trop chers. Qui plus est, l’ouverture de quatre ports francs sur le continent les irrite considérablement. Enfin, les négociants américains sont eux aussi d’autant moins accommodants qu’ils ne peuvent plus espérer des Français des facilités de paiement identiques à celles que les Anglais leur ont accordées, alors que le service de leur énorme déficit commercial avec l’Angleterre les contraint à différer le remboursement de leurs dettes.
Sans complètement échouer, la diplomatie du tabac ne tient donc pas toutes ses promesses. Vergennes n’est pas vraiment soutenu par Calonne, le nouveau contrôleur général des Finances, dans ses efforts pour la faire aboutir. La Ferme générale continue de lui opposer une mauvaise volonté déclarée lorsqu’en 1785, profitant du prochain renouvellement de son bail, il la somme d’acheter massivement du tabac américain soit dans les quatre ports francs réservés à cet effet, donc de se soumettre aux cours du marché, soit directement aux États-Unis, et de cesser de traiter avec les importateurs anglais ou hollandais. Les fermiers ne sont pas sans arguments. La baisse des cours escomptée avec le retour de la paix tarde à se produire. Quoique continuant à recourir au marché libre pour répondre à une bonne partie de leurs besoins, il leur paraît juste de garantir le rendement de leur bail en imposant aux Américains des contrats directs aux prix les plus favorables. Aux États-Unis, Robert Morris n’est pas moins pressé par Washington et Franklin de trouver un accord. Il faut donc s’entendre.
Un contrat destiné à courir jusqu’en 1788 est signé. Il couvre 25 % des exportations américaines à des prix très inférieurs à ceux acceptés par les Anglais. Ce marché est évidemment inacceptable pour des producteurs déjà lourdement endettés qui répondent en boycottant les produits français. De plus, Morris ne réserve pas aux bateaux américains et français le bénéfice du fret, et recourt à des navires scandinaves, anglais et allemands. Le contrat a d’autant moins d’effet pour les négociants français que l’agent des fermiers solde des achats de biens de consommation anglais. Du moins l’Angleterre doit-elle définitivement renoncer à son monopole sur le commerce du tabac de la Chesapeake. En réalité, la politique de Vergennes se brise sur les réalités mercantilistes de l’économie française et les structures financières de l’État. Ni Necker ni Calonne, en l’absence de réformes de fond, n’étaient en situation de renoncer à l’affermage de l’impôt sur le tabac en lui substituant une simple fiscalité douanière. Comment faire prendre à l’État le risque de perdre une partie importante de ses revenus aussi solidement garantie ? C’est pourquoi Jefferson et La Fayette, partisans convaincus du libéralisme économique, s’évertuèrent en vain à réclamer l’abolition de la Ferme générale.
Turgot eut finalement raison contre Vergennes. Toutefois, l’incompréhension entre Américains et Français ne fut pas seulement économique. La France ne tira aucun profit politique de son alliance avec les États-Unis. La guerre consomma la banqueroute de l’État. La Constitution américaine instituant le règne de la liberté républicaine diffusa des ferments redoutables pour la monarchie française. Les conventionnels se méprirent à leur tour sur les effets des événements d’Amérique en découvrant, à leurs dépens, que les républicains d’outre-Atlantique ne s’entretenaient pas dans une vision universaliste de leur « révolution ». Quoique convaincus que leur pays était « le meilleur du monde », Jefferson et ses concitoyens n’en conclurent pas qu’il lui revenait d’imposer ses principes au monde. Les relations franco-américaines demeurées jusque-là en demi-teinte se tendirent brusquement après l’entrée en guerre de la France révolutionnaire. Les Américains, que la mort du roi choqua, n’eurent pas la moindre intention de réactiver le traité d’alliance de 1778. Ils renoncèrent aussi à s’acquitter de dettes qu’ils estimaient avoir contractées avec la France monarchique et non pas avec la République. L’abolition de l’esclavage irrita également au plus haut point une société de planteurs dont l’économie dépendait de la servilité de la main-d’œuvre. La rupture fut consommée avec l’accord commercial de novembre 1794 par lequel les Anglais reçurent le droit de confisquer les marchandises françaises découvertes à bord des navires américains.
Le 19 septembre 1796, dans son « discours d’adieu », Washington fixe les principes qui dicteront la politique étrangère américaine jusqu’à la Première Guerre mondiale : « Notre grande règle de conduite envers les nations étrangères est d’étendre nos relations commerciales afin de n’avoir avec elles qu’aussi peu de liens politiques qu’il est possible. » Et d’affirmer : « C’est notre politique véritable d’avancer exempts d’alliances permanentes avec n’importe quelle partie du monde étranger. » Le 7 juillet 1798, le Congrès annule officiellement les traités bilatéraux signés avec la France vingt ans auparavant, ouvrant ainsi une « quasi-guerre » durant laquelle les deux pays s’affrontent violemment dans la mer des Caraïbes, jusqu’à la signature du traité de Mortefontaine ratifié par le Sénat en décembre 1801.
En 1802, Pierre-Victor Malouët, ancien commissaire-général et intendant de la Marine au temps de Sartine, constate à bon droit que tout le bénéfice de l’intervention française de 1778 a été pour les Américains : « Ils sont très excusables d’avoir aussi habilement profité des circonstances, mais je persiste à croire que nous aurions pu nous dispenser d’y contribuer. »