Les propos qui suivent sont ceux d’un civil parvenu au mitan de la soixantaine et sans doute peu représentatif de ses pareils du fait de quelques étrangetés sociologiques qui le caractérisent : j’ai accompli un service national – au titre de scientifique du contingent – alors que les jeunes hommes de ma génération et de mon milieu socioculturel se démenaient comme des beaux diables pour y échapper ; et par goût personnel autant que par nécessité professionnelle, c’est-à-dire comme citoyen puis comme professeur et enfin haut fonctionnaire de l’Éducation nationale, je fréquente, à distance plus ou moins rapprochée, le monde militaire depuis plus de quarante ans. Ses valeurs et ses vertus aussi bien que ses croyances ne me sont donc pas totalement inconnues. Je n’ai jamais considéré qu’il me suffisait de m’en accommoder par courtoisie et pour le bien du service ; j’ai au contraire voulu les comprendre, mais d’une façon empirique, en quelque sorte artisanale, sans m’attacher, du moins jusqu’à ce jour, à les approcher comme des objets d’étude scientifique. Tout cela pour signifier que mon témoignage apporté ici amalgame le récit de sensations et d’idées associées à des expériences passées ou récentes avec une réflexion plus soucieuse d’une objectivation ordonnée1.
On voudra bien m’accorder d’autres considérations liminaires. Tout d’abord, je postule que la question de l’appréhension du cérémonial militaire exige d’interroger précisément l’intentionnalité qui le justifie, c’est-à-dire en détermine la valeur performative et la signification. Autrement dit, il s’agit de vérifier comment le réel, le symbolique et l’imaginaire s’y assemblent, et même s’y confondent, et ce qu’ils expriment. Ensuite, je garde présent à l’esprit ce qui est dit du « cérémonial militaire » par le décret du 15 octobre 2004 sans pour autant m’y conformer trop étroitement. La commodité de la démonstration m’incite à ne pas distinguer entre les spécificités des différentes cérémonies auxquelles l’armée contribue ou qu’elle organise, dans ses enceintes ou dans l’espace public, pourvu qu’elles ne soient pas propres au « corps militaire ». La question de la présence des civils me semble toujours se poser en des termes semblables.
Enfin, le mot « acteur » est absent du titre de ce texte. Cela réduit drastiquement le champ des possibles pour qualifier la présence du civil, mais aide à en éclaircir le sens. Pour résumer d’emblée ma pensée, je tiens que le civil ne peut plus être et même ne doit pas se vouloir acteur du cérémonial militaire. Le statut de spectateur marque une différence irréductible entre le civil et le militaire, qui n’est cependant ni une rupture ni une opposition.
- Le civil acteur du cérémonial militaire : un temps révolu
De tout temps, le fait est notoire, l’armée a aimé être vue et se donner à voir2. Dans le cadre de la République, ce goût de l’exposition ostentatoire a rejoint la volonté politique d’enraciner le régime dans la culture populaire. Il faut donc s’y attarder.
La cérémonie du 14 juillet (prise d’armes et défilé des troupes) met en scène la cristallisation de symboles politiques et militaires désormais associés à l’identité républicaine : le pouvoir politique, au nom de la nation, investit l’armée, émanation de la nation, de la mission de la protéger, de la représenter, d’exécuter les missions qui lui sont dévolues. Sa théâtralisation exprime une intentionnalité transcendante ; elle donne à voir et à comprendre. Autrement dit, les formes de la cérémonie désignent des réalités profondes qui doivent être comprises et admises de la même façon par tous3.
En revenant de la revue, fameuse chanson créée par Paulus en 1886, exprime combien cette politique symbolique a été conscientisée par l’opinion publique dès sa mise en œuvre en 1880. Son texte fait clairement référence à l’apothéose de la popularité du général Boulanger, alors ministre de la Guerre. Pourtant, son succès s’est vite affranchi de cette circonstance pour traverser tous les régimes – Bourvil l’enregistre en 1952 et Guy Béart le fait encore en 1982. Un siècle durant, il s’agit pour tout bon républicain de « voir et complimenter l’armée française », c’est-à-dire montrer que l’armée est d’essence républicaine.
La présence du civil est alors consubstantielle à la cérémonie fondatrice qui se veut patriotique et populaire. La rengaine, au-delà de ses allusions grivoises qui contribuèrent aussi à l’ancrer dans la culture populaire, postule on ne peut plus clairement que la célébration du culte national et républicain associe dans une même ferveur les civils et les militaires, pour tout dire la très grande majorité des Français. La puissance symbolique de cette liturgie républicaine magnifie une relation abstraite ; elle exalte de même un lien charnel, joyeux autant que dramatique, et parfois rebelle.
Le civil est donc acteur autant que le militaire, puisqu’à l’évidence l’événement ne peut pas se vouloir une fête civique sans montrer la place du peuple dans l’ordre imaginaire mis en scène comme dans l’ordre réel qui est montré, c’est-à-dire sans demander aux civils d’y participer, d’une façon différente mais nécessairement complémentaire de celle du militaire qui rend les honneurs et défile.
Il est encore une autre raison essentielle à cette adhésion partagée de l’État, de l’armée et de la nation. « Quand en France un citoyen est né, il est né soldat », affirmait Gambetta. La mise en scène de la synergie des ordres politique et militaire est évidemment compréhensible par tous alors que les défilés militaires réunissent des citoyens conscrits. La conscription de masse renouvelle un aspect fondamental de la mythologie républicaine, celui du citoyen en armes qui défend lui-même sa patrie, entendons le territoire de ses ancêtres et ses frontières4. Les figures du militaire et du citoyen se confondent ainsi dans une même construction idéologique. Plus ordinairement, les éléments du rituel militaire renvoient à une expérience partagée. La foule qui acclame les troupes est composée de futurs et d’anciens conscrits. Les civils et les militaires s’identifient aisément les uns aux autres car ils sont les mêmes acteurs d’un même patriotisme immédiat.
D’ailleurs, les documents iconographiques montrent combien le protocole militaire se veut alors moins rigide, moins hiératique qu’il l’est devenu aujourd’hui. Les troupes défilent en bon ordre, mais sans afficher outre mesure la vigueur martiale qui prévaut désormais absolument. La démonstration de force, propre au défilé, s’accommode d’une bonhomie ambiante. Son spectacle est aussi une fête où l’enthousiasme s’exprime spontanément.
La célébration du 14 juillet demeure, aujourd’hui encore, un marqueur fort de la communication politique de la République, et la cérémonie militaire qui l’accompagne, tradition inaliénable et sacrale, figure toujours en bonne place dans le patrimoine républicain. C’est fort heureux5. Pour autant, l’époque du civil acteur semble révolue. De nouvelles relations se sont établies entre les deux milieux. Le citoyen-soldat a désormais cédé la place au soldat-citoyen. On connaît les raisons de cette mutation fondamentale.
L’intentionnalité de la cérémonie a donc changé. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les messages du président de la République et de la ministre des Armées adressés aux armées en juillet 2021 pour réaliser que la prise d’armes et le défilé constituent une cérémonie plus militaire que civique6. Le thème de l’intercession entre la République et la nation a pratiquement disparu. Certes, il n’est plus nécessaire d’exalter le principe arma cedant togae : le républicanisme de l’armée, éprouvé, va aujourd’hui de soi. La cérémonie militaire ne consacre plus l’institution du régime républicain parce que l’armée est désormais une institution régalienne comme une autre. La fin des grandes mobilisations humaines et des hécatombes sur le sol national, l’impossibilité d’envoyer des appelés du contingent sur des théâtres d’opérations extérieurs, une défense nationale confrontée à de nouvelles menaces, à de nouveaux ennemis, et par là « sans frontières », élargie à de nouvelles notions, de nouveaux espaces, ont aussi pesé de tout leur poids. La fin de la conscription et la professionnalisation des armées tout autant, sinon davantage. Le citoyen, délivré de ses obligations militaires, quoi qu’il demeure attaché aux principes fondateurs de la politique de défense, se satisfait sans le moindre regret de déléguer la mission primordiale de faire la guerre à des soldats professionnels.
En bonne logique, la cérémonie impose plus que jamais l’armée comme une réassurance efficace face aux périls du monde, l’ultima ratio de la France. Dès lors, il s’agit pour elle de montrer la valeur de ses personnels et la qualité de ses équipements, c’est-à-dire de faire la démonstration de sa capacité opérationnelle à remplir sa mission. En ce sens, la cérémonie du 14 juillet contribue toujours à entretenir un « mythe » du militaire, mais un mythe singulièrement différent de celui d’antan. Les valeurs civiques sont estompées au profit de valeurs professionnelles spécifiques que le spectateur, dont ce n’est pas le métier, ne possède pas. Le militaire s’est mué en professionnel aguerri que l’on peut « voir et complimenter » sans pour autant s’identifier à lui.
Par l’effet de cet appauvrissement symbolique, la cérémonie militaire, et non pas seulement celle de la célébration du 14 juillet, a cessé d’être un rite républicain pour devenir, ce qui n’est pas la même chose, un rite de la République. Le monde civil assiste à un spectacle dont il reste le destinataire mais dont il n’est plus l’un des acteurs, faute d’accéder à des significations transcendantes que plus personne, d’ailleurs, ne prend la peine de lui rappeler vraiment. Plus banalement, il n’est plus en situation, du moins fort rarement, d’applaudir un parent. Finalement, voit-il autre chose qu’une belle parade d’hommes et de femmes en uniformes ? Voit-il la mise en scène symbolique du rapport au combat et à la victoire ? Les commentateurs patentés se contentent de s’en tenir au guide présentant l’ensemble des unités et leurs scénographies qui leur a été remis par le ministère des Armées…
Cette déperdition du sens, plus que les actuelles contraintes sécuritaires, induit d’autres conséquences encore. Le public présent sur place se fait chaque année moins nombreux et semble davantage mû par une curiosité du détail anecdotique, à l’image des touristes étrangers qu’il côtoie, que par une véritable ardeur citoyenne7. Sans doute les téléspectateurs sont-ils plus nombreux dans leur salon que les badauds sur les Champs-Élysées, mais ce constat n’infirme pas l’analyse. La médiatisation abolit le contact direct, essentiel à toute relation sociale comme à la manifestation concrète d’une réalité abstraite, et instaure une mise à distance qui est aussi psychologique et mentale. Elle privilégie l’immédiateté de l’apparence et dissimule la profondeur, ajoutant de la sorte des masques et des filtres qui lui sont propres. Enfin, elle interdit aux spectateurs d’influencer les acteurs par l’expression de leurs émotions.
Ainsi, les militaires sont devenus, avec les représentants de l’État, les seuls acteurs de la cérémonie. Celle-ci demeure pour eux l’apprentissage, essentiel, de l’identification à l’institution, de la reconnaissance de son rôle dans la République, de sa soumission à l’autorité incarnée par le président de la République, chef des armées, devant lequel les drapeaux s’inclinent à l’horizontale. Ils éprouvent un légitime sentiment de fierté d’être vus de la nation, mais cette monstration les entretient dans un ethos spécifique qui les isole et qui abolit les anciennes connivences. La cérémonie a de la sorte glissé vers une forme d’entre-soi public. Les militaires qui se veulent beaux et forts pour l’occasion, puisqu’il n’est pas de force sans beauté, sont aussi les premiers spectateurs du défilé.
- La prise d’armes ou la célébration de l’entre-soi
Les militaires ne redoutent rien tant que leur invisibilité. Ils demeurent fortement attachés à la pérennité du lien armée/nation8. Toutefois, ils n’entendent pas moins promouvoir et sauvegarder une haute conscience identitaire, premier gage de leur cohésion et de leur efficacité opérationnelle. Aussi bien, « un soldat, ça sert d’abord à faire la guerre »9 ! Dès lors, les rencontres avec le monde civil sont des occasions de cultiver une différence, d’afficher une singularité et de les présenter comme irréductibles. La valeur performative de la prise d’armes, consubstantielle à la culture militaire, résume cette tension entre une intentionnalité revendiquée, conscientisée, propre à l’entre-soi, et une volonté de communication et d’ouverture sur l’extérieur.
Comme responsable plusieurs années durant d’un trinôme académique Éducation-Défense, j’ai assisté à diverses prises d’armes dans des enceintes militaires ou dans l’espace public : passation de commandement, adieux aux armes, cérémonies patriotiques… La théâtralisation propre à ce type de cérémonie m’est devenue familière. J’ai appris à déchiffrer ce que dit un uniforme – tâche pourtant ardue ! –, je me suis familiarisé avec un lexique si volontiers phatique et accoutumé à l’alternance des postures. Je me suis chaque fois conformé plus aisément aux exigences qui m’incombaient, parce que la bienséance institutionnelle l’exigeait mais aussi afin d’exprimer au mieux l’estime, le respect et parfois l’amitié que je portais à mes hôtes. Malgré tout, je n’ai jamais pu me départir absolument du sentiment, étrange et troublant, d’être à la fois présent et en réalité absent, ni m’empêcher de songer – il m’a fallu du temps pour comprendre mon erreur – que ma présence n’ajoutait rien de vraiment important à ce qui se jouait devant moi. Ceux-là mêmes qui pour l’heure ne me gratifiaient plus de la moindre attention me convieraient pourtant, dès leur martial exercice achevé, à les rejoindre pour mettre « la main dessus » ! Étais-je à ma place ? Assurément ! N’avais-je pas été invité, comme le protocole institutionnel l’exigeait, et ne m’avait-on pas réservé le meilleur accueil ? Pour autant, j’avais été rangé illico parmi les accessoires du décor. Je n’étais pas même un figurant de la dramatique que l’on jouait devant moi, n’ayant rien d’autre à faire que d’y assister « de pied ferme » et en silence, cela en plein soleil, sous la pluie ou par grand froid.
Je demeurais ainsi extérieur à un ordre et à un effort collectif dont la contemplation seule m’était permise, sous condition. La rigidité extrême de la mise en scène établissait une frontière invisible mais infranchissable. Plus encore que les règles du protocole, les signes distinctifs fièrement arborés par les participants de la cérémonie, qu’ils fussent extérieurs, comme les uniformes, les grades, les décorations, les insignes, ou incorporés, comme l’hexis corporelle et le langage phatique, me rappelaient continûment ma condition de civil. Je ne partageais aucune de ces marques et cela me séparait définitivement de ceux auxquels elles étaient communes. La prise d’armes est un entre-soi dont elle célèbre le culte. Le militaire se met en scène pour lui-même.
Je pouvais considérer ces apparences formelles et symboliques comme des coutumes, des habitudes nécessaires au bon fonctionnement de l’institution. Cependant, il m’apparaissait que la cérémonie n’aurait pas été d’une nécessité aussi évidente pour les militaires si elle n’avait répondu qu’à de si piètres impératifs. La densité de l’atmosphère du moment, l’engagement absolu dont faisaient preuve les hommes du rang aussi bien que les officiers et les généraux me suggéraient des significations plus essentielles que leur vigoureuse théâtralisation me dissimulait. La raison d’être de ce que j’apercevais n’était pas autre chose qu’une façon d’instituer une identité collective spécifique et à nulle autre pareille. Chercher à les comprendre était légitime, mais pour cela il fallait commencer par admettre que la cérémonie militaire exclut celui qui n’y participe pas10.
La prise d’armes est le moment d’un « ressourcement identitaire ». C’est pourquoi elle est si fortement ritualisée. La notion de « rite » renvoie aux approches les plus diverses : historique, anthropologique, sociologique et naturellement religieuse. Toutes conviennent pour la concevoir comme un objet heuristique aussi séduisant qu’efficace, mais il est sans doute plus utile ici de s’attarder sur les deux dernières.
Le rituel militaire obéit en effet aux principes d’une action ordonnée et répétitive, dramatisée et performative, symbolique, mais aussi, et surtout, porteuse d’émotions. Il peut ainsi être défini comme un « rite d’institution » au sens où l’entend Pierre Bourdieu, c’est-à-dire la promotion d’un devoir d’être singulier, signifiant à l’initié non seulement ce qu’il est mais plus encore ce qu’il a à être, cela par la révélation de valeurs fondatrices et l’attribution au sein de l’institution d’un rang et d’une mission11. La théâtralisation de cet arbitraire culturel révèle la conscience éminente qu’il a de lui-même. Le hiératisme, l’ostentation, la sévérité, la rigidité sont des facteurs essentiels de son efficience. Le rituel militaire ne conçoit pas qu’il pourrait légitimer et consacrer la fonction militaire autrement.
Mais le cérémonial militaire qui agrège les participants dans une ferveur commune partage aussi bien des traits avec un service religieux12. Si le rite qui l’organise emprunte à une liturgie profane lorsqu’il se veut l’expression d’un hommage à rendre, par exemple lors du défilé du 14 juillet, il décalque résolument des modes ecclésiaux lors des circonstances ordinaires de la prise d’armes. On s’y adresse autant à l’intellect qu’au cœur pour fortifier une adhésion empreinte d’une vraie mystique. Au fond, il y va comme d’une messe. Il n’est pas nécessaire de nourrir des convictions religieuses pour tout connaître du déroulement de l’office, être sensible à sa pompe et à ses circonstances, prêter attention aux faits et gestes du prêtre, trouver un intérêt à l’homélie, ne rien ignorer de la doctrine de l’eucharistie. Il demeure que seul celui qui croit chantera les antiennes et demandera à recevoir la communion.
En apparence ouverte sur l’extérieur, la prise d’armes se veut en réalité un « rituel fermé », car destinée fondamentalement à instituer une communauté de destin et une fraternité d’armes. Pour autant, elle demeure un moyen de communiquer avec l’environnement social. Même s’il n’y participe pas et n’en saisit pas toutes les arcanes, le civil n’y est pas indifférent. Au moins peut-il y trouver la preuve de l’irréductibilité de la culture et de la condition des militaires. Ainsi, le cérémonial militaire a besoin d’être vu par des civils… pour leur faire comprendre ce qu’ils ne sont pas et entretenir chez eux le « mythe du militaire ».
- Vertus du spectateur, vices de l’intrus
Être spectateur ne signifie pas en effet être voué à une simple contemplation. Le spectacle ne manque pas d’agir sur le public. Sa nature lui confère une vertu patrimoniale, privée ou collective, qui marque les esprits : on se souvient, par exemple, d’images, de moments ou d’émotions fortes. Le phénomène tient aussi à la condition du spectateur. On choisit délibérément d’assister à un spectacle. On y vient selon ses goûts et ses envies sinon avec le désir de confronter ses a priori aux réalités de la représentation, du moins avec la conviction que les émotions ressenties ou la réflexion suscitée et plus simplement le plaisir d’être présent transforment et enrichissent. Cette synergie entre la scène et la salle décide du succès. Elle permet aussi de vérifier combien l’intentionnalité du spectacle s’impose au spectateur. On n’y assiste jusqu’à son issue que si l’on adhère à l’argument. Chez le spectateur, la volonté de comprendre, autrement dit la recherche d’un sens, engendre les émotions et les sentiments favorables. Dans le cas de la cérémonie militaire, le civil accepte l’idée que, même si un sens lui demeure hermétique car réservé aux seuls initiés, il en est aussi un autre auquel il peut accéder s’il en décide ainsi. La volonté de comprendre apparaît donc comme une vertu cardinale, qui fixe précisément l’étendue et les limites de sa perception, et le conduit à accepter une polysémie qui le dépasse sans le troubler. Elle le rend disponible pour éprouver du respect, de l’estime, de la sympathie pour les militaires qui officient. A contrario, elle l’empêche d’inverser le rapport avec ce qu’il regarde, c’est-à-dire de se vouloir acteur ou, d’une manière plus déraisonnable encore, de s’affranchir d’une indispensable humilité pour s’entretenir dans l’illusion que tout du spectacle lui est destiné. La compréhension n’est pas l’intrusion.
L’hommage national rendu au caporal-chef Blasco le 29 septembre 2021 dans la cour d’honneur de l’Hôtel des Invalides aide à distinguer entre les vertus et les vices du spectateur. La cérémonie rassemble dans un même rituel la République (les plus hauts dignitaires de l’État entourent le président de la République), l’armée et la nation que figure la petite foule rassemblée le long du cortège funèbre depuis le pont Alexandre III. Elle obéit au protocole, fixé dans ses moindres détails, qui exclut l’entre-soi militaire. Pourtant, cet entre-soi n’est pas rompu. Il demeure, mais est décalé dans le temps et l’espace. Le lendemain, 30 septembre, les honneurs funèbres militaires sont rendus au caporal-chef au sein de son unité par ses frères d’armes. Sur la demande de la famille, le président de la République ne prend pas la parole le 29. La ministre des Armées prononce l’éloge funèbre le lendemain. L’expression des sentiments que les armées doivent à l’un des leurs n’est donc ni du même ordre ni de même nature que celle que l’État et la nation doivent à un soldat « mort pour la France ». Les deux cérémonies, complémentaires mais dissemblables, obéissent à deux intentionnalités différentes.
L’hommage national rendu aux Invalides est autant une cérémonie militaire qu’une séquence politico-médiatique. Il institue simultanément la solennité éthique du pouvoir politique et celle des armées. Dès lors, les comportements des civils peuvent se démarquer librement de ceux des militaires dans deux espaces qui se confondent pour la circonstance : celui, public, de la réalité et de l’événement, en l’occurrence d’une grande gravité, et celui, symbolique, d’une énonciation aussi bien « politique » que « militaire ». Les militaires, à leur habitude, demeurent figés en une masse docile et active. Ils se veulent impénétrables et ne laissent transparaître aucune émotion – ce qui ne signifie pas qu’ils n’en éprouvent aucune. Leur participation postule une gestuelle hyper-normée, faite avant tout de rigidité et de mutisme. Le langage corporel est d’autant plus expressif qu’il est réduit au strict minimum. L’éloquence, ici, est faite de modération, de retenue, d’une sobriété extrême.
Les civils, quant à eux, expriment une autre intelligence rituelle du deuil. La libre expression des sentiments, l’exaltation de l’émotion apparaissent comme les justifications de leur participation active à l’événement. Là, l’ostentation tient lieu de rhétorique. Les spectateurs à l’extérieur des Invalides applaudissent au passage de la dépouille mortelle. Ces applaudissements funèbres, quoique établis par une coutume récente, ne laissent pas de surprendre. L’acclamation sonore, collective, anonyme, publique, spontanée, populaire en un mot, semble désormais participer de l’expression obligatoire des sentiments lorsqu’elle concerne une personne appartenant le plus souvent aux mondes politique, médiatique ou artistique. Elle consacre en quelque sorte leur notoriété.
Or, de quelle reconnaissance s’agit-il ici ? Une même reconnaissance vaut-elle pour toutes les circonstances ? Dans le cas d’un soldat mort en opération, ce nouvel usage social est pour le moins très éloigné du recueillement postulé par la sonnerie aux morts et la minute de silence. Quelles valeurs permet-il de méditer13 ? La gravité qui prévaut dans la cour d’honneur des Invalides ne serait-elle qu’artifice et componction, au mieux un supplément d’âme apporté par la tradition à la manifestation publique de la reconnaissance ? Le penser serait sans nul doute forcer le trait. Il reste que cette volonté de manifester à soi autant qu’aux autres ses passions personnelles se retrouve, avec toutefois infiniment plus de retenue, dans la cour d’honneur. Les officiels affichent une claire conscience des enjeux de la cérémonie. L’insistance des caméras à scruter incessamment leurs visages démontre assez la réalité de cette préoccupation, qui n’est d’ailleurs pas exclusive d’une vraie sympathie. Pour le président de la République, l’expressivité de la posture se veut plus nécessairement encore épidictique. Il s’agit pour le chef des armées de délivrer un message politique.
Un hommage national est une cérémonie fortement « média génique ». Mais les médias audiovisuels ne se contentent pas de montrer des actes ; ils entendent raconter une histoire. Ils acheminent des images en leur associant des commentaires. Ils hiérarchisent le texte et les plans pour mieux construire un sens explicite. Le modèle photogénique, qui produit un récit selon ses propres normes artistiques et rhétoriques, contribue de la sorte à entretenir un imaginaire commun. En l’occurrence, la retransmission de la cérémonie des Invalides insiste sur l’émotion collective pour donner un sens fédérateur à la reconnaissance nationale. Le réalisateur qui opère en régie sait ce qu’il veut montrer, pourquoi et comment. Il consacre ainsi son habileté professionnelle à habiller l’événement d’une nouvelle mise en scène. Cette mise en image, qui calcule chez le téléspectateur des processus de pensée, lui impose des règles narratives et provoque ses réactions, est à bien des égards une forme d’intrusion.
En l’occurrence, l’approche intrusive revêt plus précisément deux formes essentielles. La première est relative à une surinterprétation, voire à un faux-sens. Les reportages ne cessent de développer le thème de l’héroïsation, dont on sait qu’il procède d’une culture ambiante de la victimisation autant que d’une demande d’épique, c’est-à-dire de représentations culturelles propres à la société civile. Cette fabrique médiatique du militaire « forcément héros » puisque voulu comme l’incarnation tragique du monde surcharge la signification de la cérémonie au risque de la dénaturer.
Pourquoi le caporal-chef Blasco est-il devenu un héros ? Pour avoir fait preuve d’un sens du devoir transcendant ou pour avoir donné sa vie ? Pour avoir été tué au service de son pays ou pour avoir été victime de son devoir ? Peut-il prendre indifféremment les traits de la victime et ceux du héros ? Pourquoi ses camarades ne sont-ils pas perçus eux aussi comme des héros alors même qu’ils vivent ordinairement un engagement semblable au sien ? Faut-il être mort pour être consacré héros ? Le martyr ouvre-t-il seul le droit à la reconnaissance publique ?
« Il n’y a pas de héros sans auditoire » écrivait Malraux dans L’Espoir. De fait, on conçoit sans réserve que toute prouesse doive faire l’objet d’un récit pour être reconnue comme telle. Pourtant, on sait aussi combien le mot est aujourd’hui galvaudé, surgissant incessamment ou presque en France et ailleurs comme la désignation générique de situations les plus diverses, tantôt réelles (les faits divers édifiants ou les exploits sportifs) et tantôt fictives (les créations littéraires ou cinématographiques à grand succès porteuses des mythologies contemporaines). Alors pourquoi ne pas y recourir pour qualifier un soldat ? Aussi bien, tous les héros, quels qu’ils soient, ne nourrissent-ils pas l’imaginaire collectif ? Il demeure néanmoins que tous ne servent pas les mêmes enjeux idéologiques, politiques, sociaux ou culturels. De plus, le nom du héros fabriqué par le système médiatique n’est ni gravé sur les monuments ni peint sur l’émail des plaques de rues, « il porte l’étoffe légère et éphémère que lui offre le papier imprimé ou les pixels de l’écran »14. L’héroïsation du caporal-chef Blasco serait alors tout autant le résultat d’un processus de construction culturelle, révélateur de l’appréhension collective de la mort et des attentes de la société, qu’une cérémonie d’hommage national proprement dite.
La seconde forme d’intrusion qu’il convient de redouter tout autant que la première désigne une volonté irrépressible de tout voir. Ce 29 septembre 2021, la caméra montre ce qui est immédiatement visible, mais s’attache tout autant à rechercher ce qui ne l’est pas. Elle ne scrute pas moins les militaires que les civils. Le réalisateur multiplie les plans serrés non pas sur les troupes rendant les honneurs, mais sur les hommes qui portent le cercueil de leur camarade dont on a déjà dit la totale impassibilité. Dans quelle intention ? Pourquoi cette insistance à afficher le contraste entre les civils et les militaires ? On peut bien sûr s’en justifier par cette « volonté de comprendre », nécessaire et légitime.
On peut aussi craindre que la fabrique officielle de l’image, impératifs du modèle photogénique obligent, entretienne chez ses destinataires un voyeurisme indigne sinon indécent, déjà fortement sollicité par les stéréotypes de la fiction et du reportage de guerre qui mettent si volontiers en scène le désarroi des soldats confrontés aux réalités du combat. La retransmission télévisée, qui associe les images fournies par l’Établissement de communication et production audiovisuelle de la Défense (ecpad) et les commentaires qui en sont faits par les médias, détourne alors la solennité de la cérémonie par une recherche abusive (délibérée ou non) du pathos. Le téléspectateur, dont la perception est si étroitement guidée, devient (malgré lui ?) un intrus avide de satisfaire une curiosité sans limites sous le couvert d’un effort de compréhension plus honorable, soucieux de s’intégrer à un groupe qui n’est pas le sien, de s’immiscer dans ce qui ne le regarde pas et d’être initié à un « mystère ». Lui qui s’arroge le droit de sonder les reins et les cœurs, sait-il qu’il offusque la pudeur des hommes ?
- La question du rapport au réel
Interroger le statut du civil invite à poser la question du rapport du cérémonial au réel social. Beaucoup s’inquiètent d’une perte de sens de la cérémonie militaire pour la société civile, tandis que d’autres déplorent des facteurs de sclérose (rigidité et théâtralisation excessives, culte de l’entre-soi), mais tous en appellent à une « démocratisation ».
Que faut-il entendre alors par « démocratisation » ? S’agit-il de concevoir les moyens qui permettraient de rassembler des foules plus importantes au spectacle des défilés et des prises d’armes ? D’inscrire plus fortement les cérémonies militaires au centre des enjeux de communication de la Défense15 ? Pourquoi pas. Toutefois, on observera que les armées disposent déjà en la matière d’un solide savoir-faire. En réalité, il convient surtout de ne pas se tromper dans l’évaluation du risque. Le cérémonial militaire est-il menacé d’être moins vu et moins compris des civils, ou l’est-il de perdre sa signification profonde qui le justifie et le rend consubstantiel d’une identité institutionnelle ? Au-delà des aléas contemporains, il demeure à l’évidence un moyen de communication important sinon essentiel. Dès lors, il apparaît que l’armée devrait davantage s’interroger sur la nouvelle condition réservée par l’évolution médiatique au civil, qui peut désormais assister sans être présent (et même prétendre participer à sa façon). Le téléspectateur devient tributaire non pas de ce qu’il voit par lui-même, mais de ce qui lui est donné à voir. La distance induite par la médiatisation crée de nouveaux effets de masque différents de ceux voulus par le cérémonial.
Par ailleurs, la « privatisation militaro-militaire » de la cérémonie ne menace pas la pérennité du lien armée/nation, toujours fortement ancré dans la conscience collective. Les Français ne méconnaissent pas leur armée. Mieux, ils la reconnaissent et placent en elle leur confiance. Les sondages d’opinion, année après année, le démontrent assez16. Ce premier constat confirme que l’objectivation d’un entre-soi irréductible et la revendication d’une identité à nulle autre comparable ne coupent pas le monde militaire du monde civil. Ces postures s’accommodent des évolutions de l’environnement socio culturel, car la cérémonie n’est plus le seul support de la notoriété de l’armée. Le lien armée/nation a également résisté aux effets conjugués de la professionnalisation et de la réduction drastique du format des armées, qui ont considérablement affecté l’empreinte militaire dans le paysage social, limitant les rencontres entre les soldats et les civils à quelques grandes occasions. L’effacement du cérémonial militaire comme spectacle fortement ritualisé, abscons autant qu’impressionnant, promoteur d’une pensée symbolique complexe, de la culture populaire ne nuit pas davantage à la prégnance de l’esprit de défense au sein de l’opinion17.
D’autres vecteurs de la reconnaissance et de la « reconnaissance de la reconnaissance », autant sinon plus efficients que la cérémonie proprement dite, agissent aujourd’hui sur la société civile. Les Français ont de nouvelles façons d’approcher au quotidien l’institution militaire. D’abord, la plupart des militaires sont promis à redevenir des civils bien plus vite qu’autrefois. Qui plus est, la très grande majorité d’entre eux vit en couple avec des civils. Ils sont aussi de moins en moins nombreux à être issus de familles vouées à la carrière des armes. Enfin, le contexte géopolitique et les nouvelles configurations de la menace, désormais conscientisés par une opinion plus attentive qu’autrefois à ces questions, ajoutent leurs effets aux évolutions structurelles et sociologiques. Malgré les critiques dont elle peut être l’objet, l’opération Sentinelle n’a pas peu contribué à promouvoir cette « reconnaissance reconnaissante » si justement espérée.
Le cérémonial militaire, telle la politique selon le cardinal de Richelieu, demeure un art de rendre possible ce qui est nécessaire. Il convient donc de s’interroger précisément sur le « nécessaire » et permettre de la sorte aux militaires comme aux civils de s’entretenir dans une claire conscience de leurs rôles respectifs, sans s’ignorer, ni se confondre, et d’apprendre ensemble ce que chacun doit connaître et comprendre.
1 Cet article est issu de l’intervention prononcée lors de la deuxième journée d’études du cycle de recherche « Combat et cérémonial » initié par Inflexions, qui s’est tenue le 15 mars 2022 aux Invalides.
2 A. Thiéblemont, « Les paraîtres symboliques et rituels des militaires en public », Cultures et Logiques , Paris, puf, 1999, pp. 163-210.
3 A. Thiéblemont, « La cérémonie militaire contemporaine », communication donnée lors du séminaire « La cérémonie publique dans la France contemporaine » le 1er décembre 2017. Mis en ligne par le Comité d’histoire du ministère de la Culture sur les politiques, les institutions et les pratiques culturelles (chmc) en décembre 2018. Consulté en mars 2022.
4 A. Forest, « L’armée de l’An II : la levée en masse et la création d’un mythe républicain », Annales historiques de la Révolution française n° 335 , 2004, pp. 111-130.
5 Sur cette permanence malgré la professionnalisation, J.-L. Cotard, « Faut-il condamner le défilé du 14 juillet ? », Inflexions n° 40, 2019, pp. 65-74.
6 Toutefois, les sites institutionnels rapportent les fondements historiques et politiques de la cérémonie.
7 La raréfaction du public en relation avec une perte de sens inquiète les militaires. J. - R. Bachelet, « Cérémonie et cérémonial », Inflexions n° 25, 2014, pp. 33-39.
8 H. Pierre, « La “Grande Invisible”. Du soldat inconnu au soldat méconnu », Inflexions n° 20, 2012, pp. 65-73.
9 J. - L. Cotard, op. cit.
10 Cl. Weber, « Le militaire et la société », Inflexions n° 11, 2009, pp. 53-61.
11 P. Bourdieu, « Les rites comme actes d’institution », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 43, « Rites et fétiches », juin 1982, pp. 58-63.
12 L’analogie entre le cérémonial militaire et le cérémonial religieux est bien comprise des militaires eux-mêmes. Voir J.-R. Bachelet, op. cit.
13 P. Diarra et J.-M. Privat, « Plaisanteries funéraires et applaudissements posthumes », Cahiers de littérature orale n° 83, 2018, en ligne http://journals.openedition.org/clo/4882, consulté le 5 février 2022.
14 M. Tourret, « Qu’est-ce qu’un héros ? », Inflexions n° 16, 2011, pp. 95-103.
15 B. Chéron, « Les “soldats de l’image” au cœur des enjeux de communication de la Défense française », in É. Letonturier (dir), Guerre, armées et communication, Paris, cnrs Éditions, 2017, pp. 63-79.
16 B. Jankowski, « L’opinion des Français sur leurs armées », ibid., pp. 81-98, et A. Planiol, « Condition militaire et opinion publique en France », Revue Défense nationale n° 808, 2018, pp. 71-76.
17 M. Vigié, « De l’esprit de défense. Contrat social et contrat d’enseignement », Historiens & Géographes n° 445, 2019, pp. 142-147.