L’histoire du centenaire de la Grande Guerre, aujourd’hui achevé et par là devenu objet d’histoire comme le fut il y a maintenant trente ans le bicentenaire de la Révolution, est désormais à écrire. Le propos qui suit est à l’évidence trop précoce et d’une ambition trop modeste pour prétendre saisir dans sa totalité et sa diversité une geste commémorative d’une si vaste ampleur, déployée à tant d’échelles et sur une durée si peu ordinaire. Le temps venu, il faudra pour cela de nombreux et forts volumes. Cinq années durant, sans barguigner ni désemparer, sans jamais faiblir ni lasser, partout dans le pays, des plus modestes villages à la capitale, des milliers de colloques, de conférences, d’expositions, de manifestations artistiques et culturelles, de projets éducatifs ont composé une longue liturgie mémorielle dont les amples cérémonies institutionnelles donnèrent la cadence. Encore l’inventaire complet de ces pratiques sociales sera-t-il à jamais impossible, bon nombre d’initiatives locales n’ayant pas demandé la labellisation octroyée après examen par la Mission nationale du Centenaire. Il faut ajouter à tout cela l’embrasement médiatique et le flot puissant des publications, également continus quoiqu’eux aussi, avouons-le, d’une qualité et d’un intérêt fort variables. Et puis la physionomie véritable d’une commémoration ne se révèle généralement qu’après l’événement, en quelque sorte une fois les cendres refroidies1. Malgré ces nécessaires réserves, une évidence s’impose, y compris aux esprits chagrins qui en doutaient fort comme aux tenants d’un post modernisme hypercritique qui s’en agaceront : ce centenaire aura été exemplaire, la commémoration réussie. Reste à établir les raisons d’un succès tout à la fois historique, politique et civique.
Certes, l’évocation de la multitude des acteurs individuels et collectifs – élus de tous niveaux et de tous bords, historiens et enseignants, artistes de toutes disciplines, familles, institutions savantes et culturelles, organismes économiques et sociaux, associations diverses –, et de celle, plus nombreuse encore, des visiteurs des sites mémoriels et des musées, des spectateurs venus en rangs inhabituellement serrés assister aux cérémonies locales et nationales, aux concerts et aux spectacles, ne suffit pas à apporter une preuve irréfutable de la réussite ; et pas davantage les résultats inespérés d’un tourisme de mémoire florissant et internationalisé comme jamais2. Les nombres, comme les images, ne suffisent pas à tout montrer et à tout dire d’une réalité. Mais enfin, qu’aurait-on déduit si les cérémonies du 14 juillet 2017, du 29 mai 2016 et du 11 novembre 2018 n’avaient rencontré qu’indifférence et désintérêt ?
On pourrait aussi objecter que la fièvre mémorielle qui habite ce vieux pays saturé d’histoire qu’est la France et qui assure depuis une quarantaine d’années l’essor continu d’un culte patrimonial en même temps qu’elle accompagne les angoisses identitaires qui taraudent les Français garantissait à coup sûr le succès. Sauf que l’argument, de nouveau, est trop court. Bon nombre, sinon la quasi-totalité, des quelque cent trente commémorations nationales (!) programmées pour la seule année 2018 n’étaient en vérité que de simples remémorations promises à de médiocres audiences. Qui plus est, il est fréquemment survenu par le passé que des commémorations aux contenus historique, idéologique et affectif forts aient été affectées par les diverses tensions entre le caractère étatique et politique de l’initiative de « l’en-haut », qui en avait décidé, et la foisonnante diversité sociale, géographique, culturelle et même religieuse des usages de « l’en-bas ». Or rien de tout cela ne s’est produit entre 2013 et 2018, alors même qu’une fois encore plusieurs commémorations se sont étagées sur la vaste scène nationale, simultanées, mais en l’occurrence complémentaires, qui toutes triomphèrent sans peine de l’individualisme de masse, du désenchantement du politique comme de la crise des grands récits.
On dira enfin, et avec raison, que l’événement hors norme qu’est la Grande Guerre appelait une commémoration de même échelle. Mais les risques de l’embourbement dans les ornières creusées par les attitudes convenues, de l’enlisement dans les chausse-trappes qui piègent le genre commémoratif, n’en étaient que plus nombreux. Les premières fautes, irrémédiables, eussent consisté à célébrer et non pas à commémorer, plus encore à célébrer une victoire et non pas à commémorer un conflit, voire à dédier la commémoration à l’exaltation du vainqueur qui rabaisse le vaincu du côté de la barbarie et non pas à la paix ou, plus simplement et moins dangereusement, à négliger la polyphonie des mémoires pour s’en tenir à l’héroïsme militaire et à la singularité nationale. Elles, heureusement, furent écartées d’emblée3.
Pourtant, dès son annonce, et encore plus tard, le Centenaire a été accueilli par certains avec circonspection et méfiance, sinon hostilité. Sa seule idée fut même parfois rejetée sans appel. On se plut à dénoncer une « célébration du carnage industriel » et l’on fit part d’une farouche détermination à détourner le regard. On regretta haut et fort que l’Éducation nationale eût accepté sans broncher de contribuer à l’instrumentalisation d’une « mémoire militarisée » et, plus grave encore, qu’elle prît sa part dans la diffusion de la religion civique nécessaire à l’ordre dominant ! On dénonça par anticipation, mais avec une assurance inébranlable, les diverses formes de réinvestissement par les autorités d’une « culture de guerre » ainsi que la volonté présidentielle de puiser une nouvelle légitimité dans une commémoration si entachée de mythification et de mystification. On promit de produire les preuves de la « confiscation socio-politique » du besoin de commémorer ainsi que les indices d’une apologétique de la Grande Guerre. L’outrance ne connut pas de limites. D’aucuns déclarèrent que la signification du Centenaire ressemblait fort à celle de l’Holocauste selon Enzo Traverso, à savoir « une sorte de théodicée séculière qui consiste à remémorer le mal absolu pour nous convaincre que notre système incarne le bien absolu »4. Le Centenaire s’est achevé avec la mauvaise polémique provoquée par l’évocation du maréchal Pétain et de nouvelles dénonciations d’un « escamotage » de la commémoration par le pouvoir.
En réalité, la virulence de ces attaques aide à cerner les enjeux de la commémoration et de son objet au regard des « passions françaises ». Tout cela rappelle en effet que la Grande Guerre, quoiqu’achevée depuis cent ans, est loin d’être un objet historique totalement refroidi que l’on peut étudier avec le détachement d’un entomologiste. On aurait tort de le regretter. Une commémoration éloignée de l’horizon de la pensée critique et des exigences de la société démocratique, ne suscitant aucun débat, est à l’évidence une commémoration qui, trop détachée de son contexte et pauvre de sens, n’a pas vraiment lieu d’être. Au travers des positions de principe et des procès d’intention de quelques intellectuels, il faut donc percevoir une opinion publique profondément politique qui manifeste sa vigilance en ne se montrant pas indifférente à la question des usages politiques de la mémoire, réels ou supposés, et s’interroge sur la légitimité d’une politique de mémoire aussi évidente dans le cas du Centenaire.
Car toute commémoration produit du sens politique5. La réaffirmation d’un passé maintenu dans le présent et son dépassement obéissent nécessairement à un projet que la tradition démocratique et les usages républicains définissent essentiellement comme une pédagogie très élaborée de la citoyenneté. Tirer de l’expérience du passé des exempla propres à nourrir des convictions et un idéal, mettre en avant des valeurs et des principes identitaires, affirmer l’enracinement dans le temps de l’identité collective, rassurer une nation sur sa consistance et sa permanence, mais aussi discerner des promesses, impulser un élan pour l’avenir, donner une orientation de l’action vers une fin sont les éléments constitutifs de l’articulation du passé, du présent et de l’avenir. Le geste commémoratif fait partager des rituels qui évoquent des images, racontent un récit national qu’ils investissent de sens et rendent intelligible ; il induit des émotions, convoque la sensibilité autant que le jugement, invite à partager un imaginaire et fait de la mémoire une boussole de la vie collective. L’esthétique commémorative, notamment celle des grandes cérémonies qui eurent lieu à Paris, à Notre-Dame-de-Lorette, à Verdun, mobilise le frisson de l’émotion pour mieux inscrire le texte politique et ses notions abstraites dans le sensible et l’affectif.
Conscients de l’opportunité ainsi offerte de réinstituer politiquement la collectivité nationale, les deux présidents de la République ayant eu à officier ont respecté scrupuleusement l’ordo immuable de la commémoration. Ils ont manifesté continûment le même souci d’interroger l’héritage moral et politique de la Grande Guerre en pensant aux défis du temps présent, de faire du moment commémoratif un temps de rassemblement et de cohésion nationale autour d’une histoire et d’un destin. Ils ont rappelé la consubstantialité de la nation et de son armée afin de promouvoir un souvenir porteur de valeurs et de vertus tout en désignant clairement la ligne de partage entre le patriotisme et le nationalisme6.
Il y eut cependant des nouveautés introduites dans un protocole solidement ancré dans la tradition. Le temps présent autant que la morale de l’histoire exigeaient d’affirmer la dimension internationale du Centenaire et la vocation singulière de la France à le mettre en œuvre en associant l’ensemble des belligérants, les vainqueurs comme les vaincus, soit les représentants de quelque soixante-dix pays, et autant d’histoires et de mémoires. François Hollande aussi bien qu’Emmanuel Macron ont évoqué à l’unisson, somme toute avec des styles semblables, l’amitié franco-allemande, la construction de la maison commune européenne, l’amitié entre les peuples. Ils ont convoqué la mort de masse d’il y a cent ans pour conjurer les nouvelles menaces pesant sur la paix et l’ordre mondial. Ils ont aussi renouvelé les formes non moins établies du rituel commémoratif : le premier en inaugurant l’anneau de la mémoire de Notre-Dame-de-Lorette et ses cinq cent soixante-dix-neuf mille six cent six noms représentant quarante nationalités, monument d’une conception absolument inédite qui réinvestit l’approche anthropologique et culturelle de la mémoire de la Grande Guerre ; le second en rappelant ce que fut et devait demeurer le rôle de la France devant les chefs d’État ou de gouvernement invités à se rassembler sous la voûte de l’Arc de Triomphe, sans doute le monument français le plus fortement chargé de symboles historiques.
Finalement, quel bilan critique faire d’un tel programme ? Est-il inavouable de vouloir démontrer que l’idée de nation n’est pas désuète ? Est-il condamnable de poser la Grande Guerre comme une référence universelle ? Les pratiques commémoratives de l’État sont-elles allées à l’encontre des attentes du corps social ? Au fond, peut-on reprocher au pouvoir d’avoir scrupuleusement tenu son rôle ? Mieux vaut paraphraser le cardinal de Richelieu pour admettre sans rechigner que ce centenaire « d’en-haut », d’essence politique, a rendu possible ce qui était nécessaire.
Il reste que le plein succès d’une commémoration ne relève pas exclusivement des initiatives institutionnelles et qu’il est nécessaire d’adjoindre d’autres discours à ceux, surabondants, du pouvoir. Même sous sa forme la plus aboutie, un culte national n’est pas sans limites. Son objectif premier est davantage de convaincre de la nécessité de commémorer, de dire le « pourquoi », que de s’attacher au « quoi » et d’expliquer ce qu’il s’agit de commémorer. Par exemple, sans en condamner le texte et l’esthétique, sans lui faire le mauvais procès de privilégier une approche de l’événement que d’aucuns qualifient volontiers de « béate » alors qu’elle n’est rien d’autre que la condition de son efficacité civique, on peut à bon droit s’irriter que la pompe de l’État, par l’effet d’un déficit conceptuel qui lui est inhérent, entretienne sans chercher à les dépasser ou à les mettre à distance les mythes constitutifs du « roman national ».
Surtout, la Première Guerre mondiale, paroxysme des rapports de force interétatiques et de la violence guerrière, pose des questions historiques et morales auxquelles il ne revient pas aux cérémonies officielles de répondre. Or ces interrogations, qui recourent elles aussi à la singularité de l’événement passé comme modèle pour comprendre le présent, ne contribuent pas moins à ériger la « mémoire exemplaire », potentiellement libératrice, en principe d’action. Plus précisément, comment conserver intact le souvenir de quelque un million trois cent quatre-vingt-dix-sept hommes déclarés « morts pour la France » entre le 2 août 1914 et le 11 novembre 1918, soit une moyenne de neuf cent treize tués par jour, sans chercher à comprendre cette capacité inouïe d’une société à affronter la mort, au risque de sa disparition7 ? La liste est longue de ce qu’il convient de chercher à connaître et comprendre. Qu’en fut-il réellement de l’Union sacrée et quelle signification lui accorder ? Pourquoi les soldats du front ont-ils « tenu », et pourquoi les civils de l’arrière ont-ils consenti à prendre eux aussi leur part de souffrance et de deuil ? Pourquoi un individu ordinaire, en qui chacun peut se reconnaître a priori, est-il prêt à se sacrifier sur l’autel de la sécurité collective ? Comment considérer ceux qui préférèrent, en conscience, désobéir plutôt que d’obéir ? Quand faut-il désobéir ? Ou pas ?
Il revenait aux historiens, mais aussi aux philosophes, aux sociologues, aux anthropologues, aux spécialistes en sciences humaines et sociales, au monde de la culture et des arts, de s’atteler à cette saisie socio-historique de la société française dans la Grande Guerre. Nombre de chercheurs, d’intellectuels et d’artistes l’ont fait avec ardeur et partout sur le territoire, dans les circonstances les plus diverses. Les pratiques sociales de la commémoration, autrement dit le centenaire d’« en-bas », auquel il convient maintenant de s’attacher, ont été largement fécondées par ces approches plus soucieuses du cœur des hommes. Le succès de la commémoration n’exigeait pas d’amalgamer dans une même inspiration et un même élan les acteurs du « haut » et ceux du « bas ». Il ne postulait pas davantage le rapprochement ou la convergence des diverses appréhensions de la cause et de l’effet, et moins encore la négation des oppositions ou des contradictions. Bien au contraire, il relevait d’abord de leur concomitance, c’est-à-dire de la mise en valeur de la charge polysémique intrinsèque à l’usage social de la mémoire. Ce refus de tout œcuménisme mémoriel vaut plus particulièrement pour la démarche historique.
La vocation des historiens de regarder le passé en face leur fait devoir de s’affranchir des prescriptions du « roman national » et de ne pas s’en tenir à une simplicité émotive. Ainsi, à défaut de les avoir rendus influents auprès du pouvoir – ils ne le sont en réalité que rarement –, l’ardente nécessité de restituer les faits dans leur complexité les a mis en situation d’animer le vaste forum que les attentes du corps social généraient. Leur travail d’enquête et d’analyse, de beaucoup anticipé, a été facilité, il est vrai, par la surabondance des traces depuis l’origine scrupuleusement conservées, répertoriées, classées, et toujours augmentées par les nouvelles approches et méthodes heuristiques de l’histoire sociale des représentations. Le débat des clercs a été, et demeure, foisonnant. Une interprétation culturelle du conflit, défendue par les chercheurs regroupés autour de l’Historial de Péronne et actuellement dominante au sein de l’historiographie, défend l’idée du « consentement patriotique » du plus grand nombre à la brutalisation tandis que le Collectif de recherche international et de débat 1914-1918 (crid 14-18) lui oppose une lecture plus sociale, insistant sur le poids du conformisme inculqué par la société et les contraintes exercées par l’institution militaire pour expliquer le comportement des combattants8.
Alors, que faut-il invoquer ? Le sens du devoir ou la résignation au devoir ? Aux polémiques acerbes – doux euphémisme ! – auxquelles s’étaient adonnées l’École des hautes études en sciences sociales (ehess) de François Furet et la Sorbonne de Michel Vovelle lors du Bicentenaire, ces deux écoles, d’ailleurs rassemblées au sein du conseil scientifique de la Mission nationale du Centenaire, ont préféré une confrontation courtoise qui leur a permis, sans rien retrancher de leurs thèses, d’exercer efficacement leur rôle de passeurs de connaissances, d’expertise et de conseil auprès de l’opinion et des territoires. En montrant que la guerre des uns n’avait pas forcément été celle des autres, les historiens ont dépeint la subtile variété des situations et des logiques qui furent celles d’une société confrontée au plus grand traumatisme de son histoire.
On a pu dire, malgré l’étrange apparence de la formule, que la Grande Guerre était la préférée des Français, tous disponibles pour se rassembler autour de la figure tutélaire et incontestable du « poilu » paré de sa gloire immarcescible, tous désireux de savoir le détail de la vie et de la mort de leurs aïeux. Indéniablement, le conflit demeure incarné, et sans doute pour longtemps encore, par cette identification à la fois communautaire et intimiste. L’origine et les formes de l’engouement social et individuel pour ce passé désormais centenaire sont bien connues9. Le succès des fictions – livres, films, bandes dessinées –, des documentaires et des études qui lui sont dédiés depuis une vingtaine d’années, la multiplication des associations soucieuses de conservations patrimoniales, le goût des collections d’uniformes et d’art des tranchées, la passion des recherches généalogiques entretiennent un « activisme mémoriel » au long cours auquel le Centenaire a seulement donné un nouvel allant. Ainsi, par exemple, les grandes collectes organisées par les Archives de France, qui proposaient aux Français de confier aux collections nationales leurs archives, leurs collections privées et leurs souvenirs familiaux, transmis de génération en génération, n’ont pas seulement attesté de la vivacité de la mémoire de 14-18. Elles ont aussi établi l’ampleur de la demande d’histoire et, plus encore, elles ont porté une volonté partagée de contribuer à l’écriture de l’histoire.
Cet enthousiasme et ces efforts communs ont induit un nouveau rapport entre l’intime et le collectif, entre la construction de l’histoire et la transmission de la mémoire. De même, la consultation en libre accès des archives des armées – plus d’un million quatre cent mille fiches individuelles numérisées de « morts pour la France » et de fusillés, accompagnées des journaux de marche et des historiques des unités – a permis à chaque personne se connectant au site Mémoire des hommes de se situer précisément au croisement d’une histoire individuelle et de la mémoire collective.
Les histoires familiales et locales peuvent, elles aussi, interroger les fondements du monde actuel. Il n’est pas de mémoire sans intelligence ni réflexion car la mémoire, Maurice Halbwachs nous l’a appris il y a longtemps, est aussi un travail de la conscience10. Les pratiques locales du Centenaire, d’une formidable diversité qu’il reste à décrire, ont été nourries des dynamiques propres aux cadres sociaux de la mémoire. Douées de leurs propres capacités réflexives et critiques, elles ont montré que l’événement, d’une formidable plasticité, était disponible pour toutes sortes de causes et d’usages, d’appropriations et de perceptions.
Le centenaire d’« en-bas » et celui d’« en-haut » ont donc concrétisé, en quelque sorte naturellement quoique selon des registres distincts, le besoin d’enracinement dans le temps de l’identité d’une société confrontée en permanence aux exigences de l’immédiat comme à la nécessité d’interpréter l’avenir. D’autant que l’actualité a rendu possible le jeu des analogies entre l’hier et l’aujourd’hui. L’histoire en marche, celle du terrorisme et des attentats, du renouvellement de la menace sur la sécurité collective, a en effet réactivé la fonction intégratrice de la commémoration, obligeant le corps social à se pencher sur les modalités contemporaines du « vivre-ensemble » qui perpétue la nation. Dans ce contexte, la convocation de la Grande Guerre appelait à réfléchir aux implications nouvelles du lien entre l’individu et la collectivité. Comment établir désormais les rapports entre les devoirs individuels et la responsabilité collective, entre le droit à la sécurité individuelle et les exigences de la sécurité collective ? Le passé ne guérit pas du présent. De toute évidence, le sacrifice imposé jadis par l’État à chaque homme en âge de combattre n’est plus concevable de nos jours. Toutefois, en mai 2014, avant les terribles événements de 2015, dans une société qui n’est pas moins clivée, fragmentée politiquement, économiquement, culturellement, socialement, que celle d’autrefois – songeons à l’affaire Dreyfus, à la séparation des églises et de l’État, aux scandales et à la violence politiques, aux antagonismes de classes –, plus de 70 % des vingt mille auditeurs ayant répondu à une enquête lancée par Radio France se déclaraient prêts à donner leur vie pour leur pays. Les « marches républicaines » des 10 et 11 janvier 2015 en disent beaucoup sur les capacités de résilience de la société dès lors que le fondamental est en jeu. En suscitant et en accompagnant cette interrogation revivifiée sur la résistance du pacte social et les fondements de la cohésion nationale, la commémoration du Centenaire a ainsi rappelé à tous et chacun qu’il n’est pas d’esprit de défense sans la mémoire commune d’une histoire commune.
Finalement, le succès du Centenaire n’aura surpris que ceux qui, ignorants des mythes grecs lourds de sens, ne savaient pas que Mnémosyne, la belle déesse de la mémoire, est aussi la mère de Clio. Il n’aura déconcerté que ceux qui, faute d’avoir lu Marc Bloch, ne savent pas que les sociétés veulent que leur passé les fonde. La démonstration a été faite que le travail d’histoire et le travail de mémoire répondent aux mêmes besoins. Commémorer n’est pas méconnaître et ce sont les usages que l’on en fait qui légitiment ou discréditent les appels à la mémoire. Commémorer n’est pas arbitrer entre des priorités politiques, civiques, intellectuelles ou culturelles. Chacun doit y trouver son compte. Que la Grande Guerre, cent ans après, demeure un aussi extraordinaire capital symbolique ne saurait davantage étonner. Convoquer le passé n’est pas ignoré le présent. La matrice du xxe siècle reste une ressource essentielle pour aider à penser l’histoire qui se fait, tant elle se révèle toujours propice, au gré des commémorations, au renouvellement continu des approches et des lectures historiennes comme à la diversité des pratiques sociales de la mémoire. En somme, s’il y eut succès, c’est parce que le cœur y fut, et la raison aussi.
1 J.-N. Jeanneney, La République a besoin d’histoire. Interventions, Paris, Le Seuil, 2000 ; P. Garcia, Les Territoires de la commémoration, Paris, Atelier national de reproduction des thèses, 1994.
2 A. Hertzog, « Quand le tourisme de mémoire bouleverse le travail de mémoire », Espaces n° 313, juillet 2013, pp. 52-61.
3 J. Zimet, Commémorer la Grande Guerre. Rapport au président de la République, septembre 1991.
4 E. Traverso, Le Passé : mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique, Paris, La Fabrique, 2005.
5 S. Ernst, « L’identité mémorielle. Généalogie d’un tropisme contemporain », Collège international de philosophie, 2009/4, n° 66, pp. 100-112 ; P. Nora, Les Lieux de mémoire, particulièrement les tomes II La Nation (1986) et III Les France (1992) ; T. Todorov, Les Abus de la mémoire, Paris, Arléa, 2004.
6 Y. Lacoste, « La géopolitique et les rapports de l’armée et de la nation », Hérodote n° 116, 2005, pp. 5-21.
7 R. Rémond, Une mémoire française, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 ; S. Audoin-Rouzeau avec J.-J. Becker, La France, la nation, la guerre : 1850 - 1920, Paris, Sedes, 2000.
8 S. Audoin-Rouzeau et A. Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard 2000 ; F. Rousseau, 14-18, penser le patriotisme, Paris, Gallimard, 2018.
9 N. Offenstadt, 14-18 aujourd’hui. La Grande Guerre dans la France contemporaine, Paris, Odile Jacob, 2018.
10 M. Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire [1925], Paris, Albin Michel, 1994.