N°48 | Valeurs et vertus

Franck Chatelus  Patrick Collet

Formation du chef militaire

Exigence de valeurs et devoir de vertus

La formation initiale des chefs dévoile dans toutes les armées du monde bien plus qu’une modalité technique de préparation au premier emploi. L’institution y exprime aussi sa nature profonde, le sens de sa fonction sociale et le cadre politique qui organise l’emploi de la force légitime. Car la guerre est un art simple et tout d’exécution dans lequel le chef militaire doit disposer dès les premiers instants d’une compréhension nette de ce qui fait sa profonde singularité. En d’autres termes, le façonnage des cœurs et des esprits des jeunes chefs est un révélateur très pertinent de ce qui sous-tend notre militarité. Au-delà des aspects pratiques du métier, cette formation initiale pose également, dans des formes différentes selon les niveaux, les bases déontologiques du métier. Les valeurs qui soudent les unités, motivent et justifient l’engagement y côtoient les vertus militaires qui en encadrent les modalités. Bien entendu, la formation initiale du chef militaire reste d’abord une praxis, une combinaison d’expériences, de réflexions, et de mises en situation, qui doit élever chaque élève jusqu’au seuil attendu, y compris dans le domaine éthique. Laissons donc la parole à l’École nationale des sous-officiers d’active de Saint-Maixent et à l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan pour nous dévoiler comment l’armée de terre intègre cette dimension dans ses cursus de formation.

  • ensoa : « S’élever par l’effort »

Parce qu’être sous-officier de l’armée française oblige, nos cadres subalternes doivent refléter et porter certaines valeurs (principes ou normes de comportement) et certaines vertus (qualités à acquérir, à cultiver, à transmettre), en conformité avec l’éthique qui irrigue nos armées. En outre, à l’ère de la communication instantanée et globale où l’exigence de résultats et d’images positives est prégnante, la faute éthique peut avoir des conséquences stratégiques. Dès lors, former un jeune chef militaire à ces notions constitue une entreprise essentielle. Il s’agit d’imprimer en lui les références qui le guideront dans l’action et qui poseront les limites à ne pas franchir. Cette formation, véritable parcours jalonné d’épreuves à surmonter et d’étapes à dépasser, est l’une des missions de l’École nationale des sous-officiers d’active (ensoa), creuset unique des sous-officiers de l’armée de terre afin d’assurer l’homogénéité et la cohésion de ce corps. Et la méthode de formation ou de transmission des valeurs s’avère aussi importante que le contenu afin de s’appliquer efficacement et de construire la stature du jeune sous-officier.

Le corpus de doctrine de l’armée de terre s’est étoffé ces dernières années afin de fixer les grands axes de la formation comportementale de ses soldats. L’opuscule L’Alliance du sens et de la force met en avant certaines valeurs militaires ainsi que celles de la République (liberté, égalité, fraternité), associées à l’honneur et à la patrie. Les vertus qu’il décrit sont la discipline, le courage et la générosité. Elles ont été complétées au printemps 2020 dans la vision stratégique du chef d’état-major de l’armée de terre (cemat) par le sens du devoir, l’adhésion à l’intérêt supérieur et le commandement par l’exemple. Le Code d’honneur du soldat français, quant à lui, pose dix règles, formulées simplement pour être compréhensibles par tous, et met l’accent sur des valeurs à chérir (honneur, franchise) et des vertus à cultiver (tempérance, ouverture d’esprit, altruisme, patriotisme). Cette synthèse ambitionne de guider le soldat dans sa démarche intellectuelle, de l’orienter dans la maturation de son engagement et de donner du sens à son action, en opération comme au quotidien.

Les vertus voisines du courage que sont la bravoure, la persévérance ou la ténacité sonnent parfaitement dans la musicalité du guerrier. On les retrouve au premier plan des exploits héroïques de l’armée française, comme ceux des poilus de Verdun ou des soldats de la division bleue lors des combats de Bazeilles.

Le général de Gaulle soulignait le caractère essentiel de la culture générale dans les facultés de discernement et d’analyse du chef militaire. La capacité à apprendre, à s’imprégner de l’environnement dans lequel il évolue, favorise l’action du chef dans son commandement en facilitant son acculturation à son milieu. Dans cette perspective, la créativité, la curiosité, l’ouverture d’esprit, l’amour de l’apprentissage et la sagesse apparaissent comme des qualités décisives.

Enfin, les vertus philosophiques classiques indiquent une voie qui peut surprendre pour un militaire, apportant la prudence, la force d’âme et la justice. Même au plus petit échelon, la prudence est au cœur de la conception de la manœuvre, qui nécessite d’être précédée de collecte de renseignements, de mise en place d’appuis et de liaisons… C’est que le chef engage la vie des hommes qui lui sont confiés. Cette caractéristique singulière du soldat, qui peut être conduit à donner la mort ou à la recevoir au nom de son pays, justifie cette nécessaire réflexion qui prend toute sa place dans sa formation initiale. Pour autant, la prudence ne doit pas brider l’audace et la prise de risque, révélateurs de la force d’âme, sans quoi l’action militaire ne peut pas être. La justice étant, elle, l’une des vertus propres au chef qui se respecte.

Au bilan, la dimension morale reste un axe central de la formation de tout militaire. S’appuyant sur ces considérations conceptuelles, le corpus doctrinal pose clairement les différents principes du comportement, s’inscrivant dans trois cadres d’évolution : le militaire dans l’exercice quotidien de son métier, le militaire dans le milieu civil et le militaire en opération. L’exigence est très élevée et correspond sans conteste à une ligne de conduite à cultiver, une sorte d’idéal à poursuivre. Ces notions foisonnantes, parfois très abstraites pour certains, se concrétisent pour et dans l’action militaire. Leur assimilation a pour but de préparer de façon concrète des soldats à des interventions dures. Elles donnent du sens à l’engagement et permettent aux jeunes de mûrir leur réflexion sur leur état, leurs devoirs et leurs responsabilités.

L’exigence dans la formation d’un chef est encore plus élevée que pour le combattant commun. Car être un chef, c’est être à la tête et guider. C’est montrer la bonne direction, rassurer et encourager ses hommes et parfois imposer sa volonté. C’est fédérer en créant la cohésion de son unité d’abord par l’éducation, puis par la formation et l’entraînement, avec comme objectif constant d’obtenir le meilleur de chacun, quel que soit le niveau de départ. Un chef se doit d’être fort et fier de ce qu’il fait et de ce qu’il incarne. Évoquant l’honneur, le général Bentégeat écrit : « Il est la colonne vertébrale de nos armées, le pilier indispensable qui les tient droits et dignes. Une armée sans honneur n’est rien de plus qu’une milice, une bande de terroristes sans foi ni loi1. »

Le jeune chef en formation a besoin de consolider sa stature ; dans son parcours initiatique, il comprend la nécessité de gagner en autorité pour être parfaitement épanoui dans ses futures fonctions. Le Guide de l’exercice du commandement, édité en 2016, balise un cheminement intellectuel en présentant six principes fondamentaux déclinés en vingt qualités de chef : décision, compétence, confiance, justice, humanité, exigence sont les principes structurants, des valeurs (justice…) conjuguées à certaines vertus (confiance…).

« L’école te formera, dans un creuset d’acier, mais toi seul trouveras l’esprit guerrier. » Ces paroles du chant des élèves de l’ensoa illustrent parfaitement l’action de formation de l’école. Sa devise, « S’élever par l’effort », renforce la nécessité d’un engagement déterminé de la part du jeune sous-officier, sans lequel l’action des formateurs aura une portée moindre.

Dans ce contexte, l’école est confrontée à de nouvelles exigences opérationnelles depuis la multiplication des opérations extérieures dures, et à une jeunesse française marquée par les bouleversements sociétaux ; son action est de facto rendue ambitieuse et délicate. La génération Z, éprise d’éthique et de responsabilité sociale, engagée mais relativiste, et remettant aisément en cause l’autorité, requiert une attention particulière en vue de préserver tout son potentiel ainsi qu’une pédagogie adaptée pour mettre en place certains repères perdus, voire non acquis, dans ce monde en déséquilibre, au sein d’une société parfois heurtée.

Dans la question de la transmission des valeurs et du développement des vertus militaires, l’école doit donc prendre en compte une jeunesse qui dispose toujours d’un potentiel fantastique, mais qui souffre souvent du mal de son époque. L’institution militaire, le plus souvent à contre-courant de ce que l’élève rencontre dans sa sphère privée, doit évoluer pour « former en quantité et en qualité les cadres dont l’armée de terre a besoin ». Le creuset, rigide, mécanique, a dû s’adapter ; accentuer l’apprentissage de ses principes et de ses valeurs non négociables en adaptant les outils pédagogiques.

L’école s’appuie donc sur des parcours spécifiques afin de développer le potentiel de chaque élève. Les règles de vie en collectivité, la discipline imposée et vécue par tous ainsi que la pratique de l’ordre serré, associées à une mise en situation précoce mais progressive, concourent à développer les vertus d’obéissance, de responsabilité et d’exercice de l’autorité : savoir commander et savoir obéir.

Les volets tactiques et physiques, domaines très classiques de la formation militaire, contribuent à structurer le jeune stagiaire en lui inculquant des savoir-être en même temps que des savoir-faire. Les vertus guerrières sont exaltées, mais surtout mises en pratique grâce au parcours « aguerrissement » qui fait progresser les élèves sur le plan physique et travailler leur force de caractère. Ce parcours est construit avec les séances d’apprentissage sur la piste du risque de l’école, les marches nocturnes, les séjours en camps durant lesquels les conditions de vie deviennent de plus en plus rustiques, les épreuves de résistance à l’effort effectuées après un mois de classes puis en milieu de formation, et il trouve son aboutissement à travers le stage en centre d’aguerrissement d’une quinzaine de jours placé le sixième mois de formation et l’examen final, toujours très éprouvant. Ces épreuves et ces stages permettent de développer la force, le courage, l’endurance et la volonté. Ainsi, avec le temps, l’entraînement portant ses fruits, les progrès permettent à chacun de trouver sa stature de chef. Tous développent alors la résistance au stress imposé par le milieu ou la situation, acquièrent la volonté d’agir en dépit de la contrainte et de la fatigue.

Le parcours de tradition, empreint de la même progressivité, s’articule en différentes étapes imbriquées dans le parcours de formation, favorisant ainsi l’intégration et la maturation du jeune chef. La remise de l’arme, la remise du képi, la présentation au drapeau, le baptême de promotion et la remise des galons marquent l’intégration des élèves dans le corps des sous-officiers. Possédant chacune une valeur symbolique propre, ces étapes servent à inculquer, renforcer ou conforter l’amour de la France, le sens du devoir et celui de l’honneur, et à donner du sens en s’appuyant sur l’Histoire.

La remise de l’arme se déroule dans les premiers jours de la formation. Au cours de cette cérémonie très simple, les jeunes élèves sous-officiers mesurent la portée de leur engagement. Ils prennent conscience que, quelle que soit leur spécialité, ils seront des combattants qui serviront les armes à la main et détiendront le pouvoir de l’usage de la force létale pour le service de la France. La remise du képi, ou du tricorne, a lieu à l’issue de l’évaluation intermédiaire de formation (eif) et d’une marche exigeante, après deux mois de formation. Elle est le symbole de l’accès au statut de soldat professionnel. Les élèves sous-officiers sont invités à servir et à se comporter conformément à l’éthique militaire. La veillée au drapeau, suivie de la présentation au drapeau, est ensuite une étape importante qui survient dans le troisième mois de la formation. Si la veillée au drapeau a pour but de permettre aux élèves d’affirmer leur vocation en méditant sur les valeurs que représentent les couleurs nationales, ainsi que sur l’acceptation du sacrifice pour une cause qui les dépasse, la cérémonie de présentation au drapeau est, elle, la cérémonie de reconnaissance de l’aptitude des élèves sous-officiers à recevoir le mandat de défendre la nation conformément à ses lois et traditions. C’est donc une cérémonie d’échange entre la nation et la promotion. La cérémonie de baptême de la promotion a lieu après la présentation au drapeau. Elle vise à ancrer les élèves dans le concret en leur donnant un modèle : le parrain est un aîné dont l’exemple des vertus militaires doit inspirer le comportement des jeunes générations. Tradition, par excellence, elle est transmission de valeurs et d’idéaux entre un parrain et une promotion.

Ce cheminement trouve une véritable efficacité par l’action continuelle des cadres de contact et des instructeurs qui, par l’exemple et l’exigence bienveillante, forment tous les élèves sous-officiers, quel que soit leur type de recrutement, et compensent les lacunes qu’ils peuvent avoir avant d’arriver à Saint-Maixent. Ils permettent enfin de les conforter dans leur choix de carrière tout en créant la cohésion du corps des sous-officiers.

Vient enfin la remise des galons, qui acte leur aptitude à exercer des responsabilités de commandement et leur devoir de servir avec discipline, honneur et fidélité. Cette cérémonie a toujours lieu après que les élèves ont réussi avec succès les épreuves de fin de formation. Elle voit le jeune chef recevoir ses galons de sous-officier puis ses cadres formateurs quitter la place d’armes, signe tangible de la transmission de témoin.

Ainsi l’École nationale des sous-officiers d’active, forte de ses belles traditions à la rigueur et à la solennité éprouvées, s’appuyant sur le cérémonial militaire et sur une véritable éducation, impose-t-elle sa marque et imprègne-t-elle les nouvelles générations de cadres de l’armée de terre des valeurs et vertus qui sont le socle de son identité.

  • Saint-Cyr Coëtquidan : « S’instruire pour vaincre »

L’ambition pédagogique de l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan a été présentée en 2020 dans un opuscule intitulé Escc 2030 . Prenant acte de l’évolution du monde, de la guerre et de la société, ce document décrit comment structurer l’apprentissage du commandement afin de préparer au mieux nos jeunes officiers aux engagements tels qu’ils se dessinent. Or une lecture attentive révèle que les termes de valeur et de vertu n’y sont que très peu employés, et qu’ils ne figurent pas parmi les enjeux clefs. Est-ce à dire que la formation morale des élèves officiers est accessoire, que les valeurs et les vertus ne participent pas à leur édification de soldats, de chefs, d’officiers et d’hommes ? Bien évidemment, non. En affirmant que la formation des officiers réside dans un subtil équilibre entre éducation et maturité, l’Académie militaire intègre en filigrane les notions de valeur et de vertu. L’éducation donne à l’officier la culture élargie qui lui permet d’identifier des qualités particulières donnant du sens à son action : des valeurs. La maturité trempe son caractère et lui permet de dominer l’émotion par l’intelligence, développant ainsi sa disposition à bien agir, c’est-à-dire sa vertu. Valeurs et vertus constituent une boussole parfois insuffisante pour guider l’officier, mais que la formation dispensée à Coëtquidan apprend à maîtriser par l’éducation et la maturité.

  • Une boussole parfois insuffisante

La noblesse des intentions ou des actes ne peut suffire à guider l’action militaire. Appréhender les limites de l’apport des valeurs et des vertus est donc un préalable important.

En premier lieu, les valeurs ne légitiment pas les actes. Cela est vrai dans les relations internationales où, de saint Augustin au droit des conflits armés, l’« intention droite » n’est que l’une des conditions de la guerre juste. Cela est vrai plus simplement dans chacune de nos actions, qui ne sont morales pour saint Thomas d’Aquin qu’à condition d’associer une intention, une matière et des circonstances. L’adage « toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire » trouve ici son fondement philosophique, la noblesse de la franchise pouvant être dénaturée par une volonté de nuire. Pour un officier, ces réflexions ne sont pas neutres. Elles montrent que les valeurs, prégnantes dans les armées, ne confèrent aucun droit et ne permettent aucune justification. Elles mettent dès lors en lumière la responsabilité, individuelle et collective, liée à chaque acte.

D’autre part, la vertu doit parfois s’effacer devant l’efficacité opérationnelle. À Coëtquidan, où l’idéal de l’officier est autant associé à l’héroïsme et au panache qu’au culte de la mission, cette nuance peut dérouter. Il est pourtant capital de l’enseigner aux jeunes officiers, qui devront rapidement mettre en œuvre l’approche indirecte, la ruse et la diversion. Diffuser de fausses informations est un mensonge. Pourtant, c’est aussi un mode d’action pertinent pour tromper l’ennemi, le faire réagir, le forcer à dévoiler son dispositif. Là encore, comme pour les actes du quotidien, la légitimité dépend des circonstances et des enjeux. Il demeure que la défense des intérêts supérieurs – la défense des valeurs collectives finalement – peut faire primer la fin sur les moyens, l’efficacité sur la vertu. L’opération Fortitude doit inspirer tout autant que le serment de 14 !

Enfin, la technologie croissante du champ de bataille pourrait limiter la place de la vertu au combat. Certes, l’intelligence artificielle et la robotisation ne feront pas disparaître du terrain toute présence humaine. Toutefois, en éloignant de nombreux combattants des coups directs de l’ennemi, en augmentant le nombre de décisions prises de manière autonome par un système d’armes, en modifiant même les capacités physiques ou psychiques des soldats, la technologie va inévitablement changer les équilibres actuels entre compétences techniques, morales et physiques des combattants. Il ne s’agit pas de se soustraire à cette évolution comme le concile de Latran a interdit l’arbalète, mais d’en mesurer les conséquences sur les vertus. Un cybercombattant qui infiltre un réseau ennemi a probablement besoin de moins de courage que le commando qui infiltre un point d’appui. L’enjeu pour lui est de conserver la même perception des enjeux, le même sens des responsabilités et la même humanité en s’éloignant du danger.

Les valeurs et vertus motivent les actes, mais ce sont bien in fine des actes seuls dont chacun est responsable et redevable : cela recadre la morale sans rien lui ôter de sa pertinence.

  • L’éducation pour former aux valeurs

Les valeurs sont impératives pour générer l’action d’un groupe, tout particulièrement lorsque ce groupe doit s’engager au combat. À Coëtquidan, les élèves peuvent les appréhender grâce à l’effort porté sur l’éducation.

Toute communauté humaine qui veut vivre harmonieusement s’appuie naturellement sur des valeurs. Différentes selon les cultures, elles constituent le fondement même du contrat social qui vise à garantir la liberté civile et l’égalité. Elles inspirent les lois ou normes qui régissent le fonctionnement de la communauté. Le besoin de valeurs est donc universel. Dans la moindre entreprise, sans confiance, sans respect, sans justice, les frictions humaines dégradent d’abord l’ambiance de travail puis la productivité.

Dans le métier de soldat, l’importance de valeurs communes est d’abord affaire de promiscuité. Une section peut partager pendant six mois le même quotidien du matin au soir, le même inconfort, la même vie tout simplement, sans échappatoire individuelle. Peu de groupes humains connaissent une telle communauté de destin. Dans ces conditions, la cohésion n’est plus un simple facteur de productivité, elle devient un élément clef de la réussite de la mission. Elle tire sa force de valeurs partagées.

Surtout, l’importance des valeurs est décuplée par la singularité du métier des armes. Le soldat est contraint à donner la mort en acceptant l’idée de la recevoir lui-même. Cette spécificité proprement « extra ordinaire » est intolérable dans une perspective uniquement individualiste. L’assumer impose de trouver un sens profond à son engagement, des valeurs qui transcendent sa propre existence et justifient si nécessaire son propre sacrifice. C’est encore plus vrai pour l’officier, qui non seulement doit donner la mort mais aussi l’expliquer à ses hommes, l’ordonner puis assumer ses actes.

Avant même de les aborder intellectuellement ou de chercher à les nommer, Saint-Cyr initie les élèves officiers aux valeurs de manière très concrète. D’abord, en développant leur propre esprit de corps, dans la difficulté et dans l’effort, au travers d’une formation militaire exigeante. Ensuite, de manière très simple, en portant un effort particulier sur le caractère militaire du camp de Coëtquidan. Le cérémonial est en effet riche de sens, et le beau précède le fort. Inclure dans la scolarité des séquences au musée de l’Officier destinées à expliquer la symbolique militaire, remettre en vigueur la garde d’honneur et rythmer la journée par les sonneries réglementaires sont autant de mesures qui permettent de dépasser le cérémonial pour accéder aux valeurs qu’il manifeste et incarne. Les élèves comprennent par exemple pourquoi les drapeaux et les étendards ne s’inclinent que devant le président de la République : cela manifeste à la fois leur dignité – ils portent dans leurs plis et leurs décorations le sacrifice de ceux qui sont tombés en les défendant –, mais aussi le principe de soumission au pouvoir politique et finalement le principe de discipline. De même, la solennité poignante de la sonnerie aux morts manifeste l’adieu aux camarades tombés, à qui on rend en même temps les honneurs en présentant les armes, tout en soulignant l’acceptation du sacrifice suprême par la simplicité d’un cérémonial épuré, reproduit des milliers de fois sur tous les champs de bataille, parfois dans le plus grand dénuement.

Enfin, l’effort porté sur un enseignement pluridisciplinaire mêlant philosophie, culture générale, histoire ou stratégie favorise une bonne compréhension du phénomène guerrier comme de la société. Il permet une réflexion personnelle et profonde sur le sens de l’engagement. Cette réflexion passe nécessairement par l’identification plus précise des valeurs à cultiver. Elle montre qu’un même sujet peut être à la fois une valeur ou une vertu, selon que l’on considère respectivement la finalité ou le moyen. Il en est ainsi, entre autres, de la sincérité ou de la justice.

Passé ce premier constat, existe-t-il une hiérarchie des valeurs ? Entre la devise de la République française, celles des régiments, les valeurs inscrites sur les plis des emblèmes ou mises en avant dans le Code d’honneur du soldat, les quatre défis du commandement identifiés par l’Académie militaire (combativité, autorité, intelligence, humanité), qui pourraient constituer autant de valeurs, faut-il choisir ? Sans doute pas, et pour deux raisons. La première est que le questionnement personnel sur ce sujet est finalement plus important que la réponse. La seconde est que les valeurs font appel aussi bien à l’esprit qu’à l’âme et au corps. Leur assimilation et leur maturation ne sont donc qu’individuelles : elles portent l’empreinte de notre civilisation, à la fois grecque, romaine et chrétienne, mais s’enrichissent aussi de notre expérience, de notre culture, le cas échéant de notre foi. Savoir si l’honneur doit être enseigné avant ou après la fidélité importe peu. La finalité est que chaque officier puisse éclairer son intelligence et encadrer son action par une morale exigeante.

  • La maturité pour favoriser la vertu

Tendre vers une conduite vertueuse impose un travail sur soi permanent, qui est favorisé dans la formation des officiers par l’exemple des chefs passés et présents, ainsi que par la maturation des caractères.

La vertu, comme le courage, s’entretient. Plus que cela : si l’on se réfère à la définition d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, la vertu s’obtient par l’entraînement ! Elle est en effet « une disposition bonne, acquise par répétition d’actes, qui pousse à agir avec plaisir et facilement »2. Aussi, la réflexion morale se doit d’être permanente, diffuse, et d’irriguer toute la formation. Elle revêt chez le militaire une importance accrue du fait des décisions exceptionnelles qu’il est appelé à prendre au combat. Celui qui ne s’est jamais soucié de la dignité de la vie humaine et du respect de l’ennemi agira difficilement dans l’honneur quand la perte brutale de ses hommes et la violence de la guerre verront ses émotions le ramener naturellement vers la loi du talion.

À Coëtquidan, la vertu se transmet en grande partie par l’exemple, actuel et passé. L’exemplarité du chef est un principe cardinal du commandement dans l’armée de terre. Sans constituer une singularité de la formation des officiers, elle demeure d’une pertinence intemporelle pour faire grandir un élève officier et lui montrer le chemin du commandement. Cette figure du chef actuel se complète avantageusement par celles des officiers qui nous ont précédés et ont affronté des circonstances exceptionnelles. Dans cette perspective, l’histoire militaire et le culte des anciens occupent une place importante, illustrée par le choix des parrains de promotion. Les chants composés à leur intention, la solennité des cérémonies de baptême et l’héritage mûri de leurs parcours contribuent à faire d’eux de véritables héros qui modèlent les promotions.

L’effort porté sur la maturité favorise quant à lui une conduite vertueuse. Forger son caractère, prendre de l’épaisseur humaine, c’est parvenir à une vraie maîtrise de soi qui est la base de la vertu. Être maître de soi, c’est dominer les émotions internes et les phénomènes extérieurs pour les subordonner à l’intelligence et à la volonté. Dans cette maturation vertueuse des élèves, l’exigence générale de la formation démultiplie son efficacité car elle développe également la volonté. L’exigence dans la recherche académique, dans l’engagement physique, dans la rigueur de la tenue représente autant d’incitations à bien agir par répétition d’actes. L’exigence impose la bonne action et en donne le goût ; il reste alors au caractère ferme de se l’approprier pour que la disposition à bien agir devienne un réflexe personnel et non plus imposé.

Les soldats n’ont le monopole ni des valeurs ni des vertus. Ils ont cependant un besoin supplémentaire de valeurs pour donner du sens à un engagement hors du commun qui peut aller jusqu’à la mort, et un devoir supplémentaire de vertu, car porter les armes de la Cité est une responsabilité exorbitante. La formation morale des soldats, et tout particulièrement des futurs chefs militaires, est donc décisive. La grande école du commandement s’appuie pour la délivrer sur un modèle éprouvé de formation intégrée : à Coëtquidan, un jeune élève officier devient d’abord un soldat, puis un meneur d’hommes et enfin un officier conscient de la complexité du monde et de la singularité de ses responsabilités. L’Académie militaire perfectionne ce modèle en mettant en œuvre une pédagogie globale qui s’adresse autant au corps qu’à l’esprit.

1 H. Bentégeat, Aimer l’armée, une passion à partager, Paris, Dumesnil, 2012, p. 44.

2 À la différence du vice, son contraire : disposition mauvaise, acquise par répétition d’actes, qui pousse à agir avec plaisir et facilement.

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