« Le navire, c’est l’homme »
Victor Hugo (Les Contemplations)
Dans Notice sur la sculpture navale, un opuscule demeuré célèbre qu’il publie en 1861, le commissaire général de la Marine Vincent-Félix Brun observe, pour le déplorer, le déclin des ateliers de sculpture des arsenaux1. Il en devine la prochaine disparition sous l’effet « des progrès de l’art de la construction, des nouvelles lois de la navigation et de la guerre maritime ». De fait, le lancement l’année précédente à Lorient de la Couronne, première frégate cuirassée de type Gloire à bénéficier d’une coque blindée entièrement en fer et à être dotée d’une puissante batterie de canons rayés, ouvre une nouvelle époque. La propulsion du fleuron de la flotte impériale est encore mixte, associant une voilure imposante, mais qui n’a plus qu’un rôle d’appoint, à une chaudière horizontale à double cylindre couplée à une hélice à six ailes. Le bâtiment, à la silhouette très affinée, ne supporte aucune ornementation. La percée technologique, due au génie de Dupuy de Lôme, est décisive. Elle impulse la mécanisation complète de la marine de guerre. En à peine une génération, la voile le cède définitivement à la vapeur et le bois au fer, tandis que le nouveau duel entre le blindage et le canon commande, et pour longtemps, à l’architecture navale. Cette évolution qui prend son élan célèbre l’alliance de la vitesse, de la résistance et de la puissance destructrice. Elle annonce les terribles dreadnoughts du xxe siècle.
Les énormes investissements requis excluent le superfétatoire2. La beauté d’un vaisseau cuirassé ne réside plus dans les formes que lui impose sa destination ; elle tient exclusivement à ses qualités navales et militaires. Un autre historien de l’art naval, Léon Renard, poursuit le propos de Brun dix ans plus tard, cette fois sans la moindre nostalgie : « On ne veut pas plus de pitié pour les figures qui ornent encore la proue d’un grand nombre de navires de guerre et de commerce », fait-il dire à un officier, ajoutant que désormais l’apparence d’un bâtiment de guerre ne parle plus à l’œil mais seulement à l’esprit3.
Puisque l’apparence ne s’accorde plus qu’à la seule fonction, les beaux-arts sont définitivement exclus de la chose militaire. Le sentiment de la puissance et son expression se jouent des préoccupations d’une esthétique qui réside désormais dans la seule puissance, sans s’y ajouter. Le triomphe de l’utile et du fonctionnel est définitif. Il signifie que seules la science, la technologie et l’industrie permettent à un État organisé et doté d’une économie avancée d’imaginer le vaisseau qui, à défaut de garantir la victoire, donne l’espoir de ne pas renoncer aux avantages que procure une présence sur mer. Le navire de guerre moderne, coûteux et puissant, demeure offert à la contemplation de l’étranger, non pas parce qu’il est l’expression d’une politique, mais parce qu’il en est le moyen.
- L’art, le pouvoir et la puissance
Il n’en fut pas toujours ainsi. Les historiens de la chose maritime entretiennent le souvenir d’une époque où l’on ne douta pas de la puissance de l’esthétique, c’est-à-dire de la capacité de celle-ci à mettre en scène la puissance. Lorsque la monarchie se lança dans sa plus grande entreprise de mythification, on se persuada à Versailles que la fabrication de l’image du roi réclamant l’intrication de l’art, du pouvoir et de la puissance, le propre du beau était bien de servir à quelque chose4. Cette époque vit l’essor de la première marine de Louis XIV (1661-1678)5.
Au lendemain de la deuxième guerre anglo-hollandaise (1665-1667), qui a démontré combien la marine française était loin de pouvoir rivaliser avec la Navy, Colbert accélère le programme de construction navale initié dix ans plus tôt par Fouquet, faisant notamment porter l’effort sur les plus grosses unités technologiquement envisageables à l’époque que sont les vaisseaux de premier rang. Ces puissants trois-ponts, nécessitant chacun plus de trois mille chênes et jaugeant de mille quatre cents à deux mille quatre cents tonneaux pour les plus importants comme le Royal Louis et le Soleil royal, embarquent de soixante-dix à cent vingt canons. À la veille de la guerre de Hollande, en 1671, l’effectif réglé de la flotte en dénombre seize, auxquels s’ajoutent cent trois vaisseaux de deuxième, troisième, quatrième et cinquième rang. À cette date, le roi de France peut se targuer de disposer d’une marine surclassant, au moins numériquement, toutes ses rivales. Cet énorme effort donne une réalité aux considérations géopolitiques du Testament politique de Richelieu. Il témoigne aussi de la prise de conscience du rôle stratégique de la mer tout comme il procède de cette « révolution militaire » que connaît alors l’Europe et dont l’un des principes est de fonder la puissance navale sur celle de l’artillerie embarquée6. Cependant, il obéit aussi à d’autres objectifs, que l’on peut qualifier d’idéologiques.
Dès l’orée de son long règne, Louis XIV fonde le « métier de roi » sur le souci, obsessionnel, de la grandeur et de la puissance de l’État. Il rappelle ainsi à son fils que la souveraineté et l’autorité se nourrissent d’abord de la guerre7. Cette logique le conduit naturellement à faire de sa flotte l’un des instruments de sa gloire, en proclamant sur les océans sa volonté de soumettre par la force quiconque ne reconnaîtra pas sa volonté de toute-puissance.
Les vaisseaux amiraux, le Soleil royal (Ponant) et le Royal Louis (Levant), sont les expressions les plus abouties de cette mise en scène d’une ambition que le nombre des canons ne saurait suffire à satisfaire. Les poupes de ces mastodontes, plus encore que celles des autres premiers rangs, succombent sous un décor sculpté et doré à la feuille d’une profusion exubérante. Sur le tableau ainsi que sur les trois balcons et galeries du Royal Louis, le roi est figuré en empereur romain, ceint des lauriers de la Victoire, à qui la Paix tend un rameau d’olivier ; il est entouré de géants représentant les quatre parties du monde, de Neptune et de Thétis, d’esclaves enchaînés, de quatre figures ailées, d’un peuple de Tritons, de sirènes et d’autres créatures marines, soit plusieurs dizaines de rondes-bosses et de bas-reliefs, sans compter les fleurs de lys semées à foison. Les poulaines de la proue, également surchargées, supportent la figure imposante d’une Renommée tenant les armes du roi. L’intendant de la Marine de Toulon présente au ministre le vaisseau comme « une merveilleuse machine qui attire les yeux de chacun et qui excite la curiosité de tous ». Le pavillon de poupe, par ses dimensions (trente-six pieds sur cinquante-quatre !), y contribue sans nul doute aussi. La coque, enfin, est peinte en son entier. Celle du Soleil royal est bleue, noire, blanche et ventre-de-biche, coupée de listons d’or ; les mantelets des sabords sont rouge vif. Au total, selon ce même administrateur zélé, « il n’y a point dans l’Europe de vaisseaux qui aient la grâce et la beauté de ceux de France, rien qui frappe tant les yeux ni qui marque tant la magnificence du roi que leurs sculptures ».
En 1671, alors que les trois quarts des unités de la flotte reçoivent de nouveaux noms, la puissance du verbe vient s’ajouter à celle de l’image. Comme l’esthétique des formes qu’il traduit en quelque sorte, ce lexique exprime une symbolique politique et continue de décliner la mystique royale. Désormais, 55 % des vaisseaux, contre seulement 5 % auparavant, portent des noms relatifs au roi, à sa famille et aux attributs royaux pour les premiers rangs, et aux vertus politiques ou guerrières que le souverain s’attribue pour les autres unités.
L’inventaire des mots et des figures résume la définition complexe de la gloire telle que Louis XIV l’entend. Plus clairement que la devise Nec Pluribus Impar (1662), cette publicité royale résume un programme de gouvernement, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Vecteur privilégié d’une propagande projetant une image conceptuelle de la grandeur et de la puissance comme il est commencé de le faire dans le même temps à Versailles (et recourant à tous les médias disponibles), d’abord destinée à être regardée par l’étranger, c’est-à-dire l’ennemi de demain, la marine est délibérément conçue comme un instrument diplomatique autant, sinon plus, que militaire.
Seignelay, tout juste admis à la survivance de son père au secrétariat d’État à la Marine, résume cette politique de l’esthétique dont le roi a confié l’exécution à son puissant ministre : « Étant ce me semble de la grandeur du roi que les nations les plus éloignées ne reconnaissent pas seulement sa puissance par le nombre et la force de ses vaisseaux, mais qu’elles reconnaissent encore sa richesse et sa magnificence par la beauté de leurs ornements8. » Le même programme vaut pour les galères, ces « chars de triomphe » selon Colbert, dont les cent quarante-deux exemplaires construits durant le règne doivent également surclasser en faste et en beauté les rivales méditerranéennes. Même les poupes des plus ordinaires, les « sensiles », supportent trois figures sculptées et quatre bas-reliefs.
Cette relation exceptionnelle entre l’art, le politique et le militaire mérite que l’on s’y attarde. Dans cette Europe baroque, la forme, dans ce qu’elle a de plus outré et de plus démonstratif, est capitale. Il n’y a donc de la part du roi aucune marque de fatuité, aucun délire mégalomaniaque, aucun luxe vaniteux, mais plutôt l’expression d’un besoin politique et psychologique véritable. Le souci de la grandeur ne naît pas d’une vanité personnelle, mais de la claire conscience que le souverain a de sa mission. L’ornementation des vaisseaux et des galères ne concerne pas sa personne, mais le pouvoir et la puissance qu’il s’accorde nécessairement pour gouverner. En cela, il s’agit autant d’une rhétorique politique que d’une représentation. La gloire obsède le roi, et plus encore son monopole qu’il revendique, parce qu’elle est pour lui un principe d’action, une volonté d’affirmer une réputation, et donc une autorité, par des actes forts et passionnés.
D’une façon étonnamment moderne, Louis XIV a compris mieux que nombre de ses contemporains la capacité de l’esthétique à donner de la force au politique en arrimant sa perception aux domaines des sensations et des émotions. Le pouvoir du roi dépend aussi de sa représentation, c’est-à-dire de la capacité royale à valoriser sa puissance en recourant à des symboles que chacun peut comprendre. Il y a plus encore. L’ornementation des vaisseaux, bien plus que celle des galères, propose un imaginaire de la force et une théâtralisation de la puissance qui se substituent à la présence physique du souverain sur le lieu du combat. Cette imagerie politique donne de la consistance et de l’apparence à quelque chose d’invisible et d’inconsistant. Ce faisant, l’ornementation des vaisseaux et des galères donne à voir une puissance autant politique que militaire. Ce qui devint une source de désillusions.
- Les désillusions
Colbert doit en effet vite admettre que de sérieuses contradictions menacent de ruiner l’efficacité de la politique d’armement naval du roi. Les doutes du ministre ne valent pas pour les galères. Personne ne nourrit la moindre illusion quant à la valeur stratégique de cette flotte de souveraineté, certes parvenue à son apogée conceptuelle et technique, mais que l’on sait militairement d’un autre âge, tout juste en mesure de jouer les utilités en haute mer au côté des escadres – Duquesne les appelle « les demoiselles » –, et qu’il vaut mieux consacrer pour l’essentiel à la perpétuation d’une rivalité toute symbolique avec les Barbaresques, les Espagnols et les Génois, sans d’ailleurs que cela coûte grand-chose9. Le cas des vaisseaux, en revanche, est suffisamment préoccupant pour appeler des arbitrages au plus haut sommet de l’État. L’ambition d’arracher aux Hollandais et aux Anglais le trident de Neptune exige que le vaisseau de ligne soit tout à la fois assez solide pour embarquer une puissante artillerie, « fort de bois » et amplement caréné pour tenir la mer le plus longtemps possible, et plus encore « fin de voile », c’est-à-dire rapide et d’une grande manœuvrabilité. Or la volonté politique de diffuser partout sur les mers l’image de la magnificence toute-puissante du roi de France soumet sa construction à des contraintes esthétiques peu compatibles avec les performances qu’on lui impose.
Cette marine de l’apparence ignore trop les contingences de l’arme navale. La profusion de l’ornementation dessert les vaisseaux louis-quatorziens de la première génération et plus encore le Royal Louis et le Soleil royal, dont les premières croisières se révèlent décevantes. Les effets pervers de leur décoration sculptée en chêne massif s’exercent d’abord à la poupe. Les cariatides et les multiples figures, comme les galeries et les énormes fanaux (au nombre de trois pour un navire amiral, de près de quatre mètres de hauteur), quoique splendides, nuisent à la solidité du bateau en pesant trop lourdement sur ses structures, notamment sur le massif d’étambot et le gouvernail. À l’avant, la poulaine surchargée et l’imposante figure de proue déforment la quille en l’arquant. Au total, ces géants – cela est aussi vrai pour les autres vaisseaux de premier rang – ne se comportent pas très bien à la mer. Leur assiette est médiocre. Les énormes châteaux arrières, exagérément surélevés, trop volumineux, augmentent les obstacles au vent et font de belles cibles. Leur masse nuit à leur maniabilité comme à leur vitesse sans rien ajouter à leur robustesse ; au surplus, elle accroît leur tirant d’eau. La surabondance du bois et des peintures les rend plus sujets à s’enflammer. De plus, leur ornementation profuse ralentit leur construction et interdit toute standardisation, faisant de chacun d’eux une œuvre d’art unique. Enfin, ces décors coûtent cher à réaliser – vingt mille livres pour les sculptures et les peintures du Royal Louis10 ! – et à entretenir.
Les observateurs étrangers ne s’y trompent d’ailleurs pas. L’Anglais Edmund Dummer, qui voit le vaisseau amiral du Levant en 1683, remarque surtout les défauts de ses proportions et de sa fabrication. La configuration des navires français première manière est en complète opposition avec celle de leurs adversaires : les Anglais et les Hollandais veulent au contraire des vaisseaux frégatés qui privilégient la légèreté sous voiles, la rapidité et l’autonomie, avec une stature abaissée et des œuvres mortes allégées autant que possible.
Les conseils de construction des ports ne cessent de réclamer, parmi d’autres modifications des procédés de construction, que l’on renonce à tant d’exubérances afin que le vaisseau puisse devenir un instrument de guerre puissant. En réponse, des règlements de mars 1671 et de septembre 1673 prévoient d’alléger la décoration et de décharger les poupes de leurs galeries. Mais à cette date, la flotte française est composée pour les deux tiers de bâtiments neufs. Les décisions ministérielles sont donc peu suivies d’effet immédiat, d’autant que les mêmes dynasties de charpentiers et de sculpteurs de marine continuent de régner sur les arsenaux.
La guerre de Hollande, premier conflit de vraie grandeur pour la marine du roi, confirme les craintes ministérielles. La flotte, qui découvre la guerre d’escadre et le combat en ligne, enregistre des résultats décevants dans le Ponant où, malgré sa supériorité numérique, elle échoue à se montrer égale en valeur à son alliée anglaise. Elle ne l’emporte face aux Hollandais qu’en Méditerranée, où Ruyter s’est imprudemment aventuré. Ni le Soleil royal ni le Royal Louis n’ont été engagés contre l’ennemi.
Mais à Versailles, on ne tire pas toutes les conclusions qu’une telle alarme aurait dû induire. Si l’on comprend que ces résultats pour le moins mitigés s’expliquent d’abord par la médiocrité de nombreux officiers et les défauts techniques des vaisseaux, on ne perçoit pas en revanche qu’ils sont aussi dus à une absence de doctrine d’emploi rationnelle et cohérente de la force navale. Louis XIV ne néglige pas de s’instruire des choses de la guerre sur mer, mais, au fond, il ne sait pas trop quoi faire de sa marine, pour laquelle, confiné dans son cabinet et dépourvu d’état-major, il ne nourrit aucune vision stratégique d’ensemble11. À ce fin connaisseur des règles de la guerre terrestre, la victoire décisive semble plus aisée à arracher sur le continent que sur l’onde, par trop aléatoire.
- Vers une nouvelle ère
La grandeur peut-elle encore s’acquérir sur mer et la marine en est-elle toujours le meilleur moyen ? De toute évidence, la politique ostentatoire de la puissance a échoué, et même doublement. Déjà en temps de paix, la beauté des vaisseaux avait fort peu impressionné les puissances rivales, plus attentives à leurs performances navales. Les récents échecs achèvent de déprécier le message politique de l’ornementation. L’esthétique dont la flotte se pare, si puissamment élaborée fût-elle, est apparue à l’ennemi pour ce qu’elle est : une mise en scène de la puissance supposée éviter l’affrontement physique. Or cette fonction dissuasive s’est révélée totalement inefficace. Au surplus, pour les Anglais comme pour les Hollandais, cette mythification de la puissance royale est surtout perçue comme une entreprise de dissimulation des insuffisances et des faiblesses du roi sur mer, voire comme une supercherie destinée à abuser l’opinion. De fait, l’affrontement guerrier a définitivement ruiné les vertus prêtées à l’affrontement symbolique. Si l’esthétique peut servir à proclamer la suprématie du monarque, elle ne la démontre pas. En l’occurrence, le souci de la beauté exprime davantage une ambition qu’une réalité.
Malgré tout, Louis XIV et ses ministres veulent croire que les gros vaisseaux, quoique peu convaincants militairement et sans réelle efficience communicative, peuvent demeurer un support de la représentation politique royale. Pour quelques décennies encore, ils s’en tiennent donc à la tradition alors même que les compositions de la voûte de la galerie des Glaces, dont les travaux commencent justement en 1678, apparaissent plus à même de célébrer à coup sûr la gloire du règne.
Les galères, parce qu’elles soumettent par la force les condamnés de droit commun et les protestants, rappelant que le roi est source de justice et défenseur de la vraie foi, continuent plus aisément que les vaisseaux de recourir aux métaphores, aux allégories, aux figures mythologiques, qui les encombrent sans leur nuire. Chacune d’entre elles, « par ses ornements, portera l’éloge de Sa Majesté par tous les lieux où elle pourra aller »12. Le carosse de la Réale de 1675, tel que l’on peut encore le voir sur une peinture du peintre Jean-Baptiste de la Rose conservée au château de Versailles, est décoré de deux grandes cariatides et d’une figure allégorique entourée de génies dont certains soutiennent un écusson fleurdelisé, tandis que sur les flancs d’autres groupes allégoriques montrent la France protectrice des Lettres, des Sciences et des Arts encadrées par des figures de la Justice et de la Religion. Les ornements de poupe de la troisième Réale, lancée en 1688, développent un programme iconographique encore plus fastueux où le roi, régnant sur le monde, est assimilé à Apollon. Avec cela, le peuple habituel des Tritons, Zéphyrs et Renommées en ronde-bosse, écussons et bas-reliefs, le tout doré à la feuille d’or, qui fascinent toujours aujourd’hui le visiteur du musée de la Marine. Encore les bois précieux, la nacre et les perles de la décoration intérieure ont-ils disparu, comme les centaines de mètres de damas, brocarts, velours et passementeries d’or et d’argent de la décoration mobile.
La seconde marine du règne, engagée dans la guerre de la Ligue d’Augsbourg (au cours de laquelle le Soleil royal connaît une triste fin), n’est guère différente de la précédente, technologiquement aussi bien qu’esthétiquement. Ainsi, par exemple, le second Royal Louis, lancé en 1692, est semblable au premier malgré de timides allégements de la poupe où des bouteilles, fort joufflues, ont remplacé les galeries latérales. Quant au bilan militaire, pour le moins contrasté, il témoigne de l’incapacité du roi et de son entourage à assimiler les nouvelles règles de la puissance navale imposées par les Anglais13. Il faut donc s’en remettre d’abord à la course lors du dernier conflit du règne. Dès la Régence, il devient évident que la stratégie de la gloire par les représentations symboliques du pouvoir ne fonctionne plus. La mythification du roi fondée sur la rhétorique des analogies organiques tenant lieu d’argumentation politique n’a pas résisté à la « crise de la conscience européenne »14.
La crise du fonctionnement « esthétique » et politique du vaisseau de guerre est patente. Il faut cependant attendre le long séjour de Maurepas au secrétariat d’État à la Marine pour que l’évolution du goût autant que la nécessité permettent que l’on conceptualise enfin les principes anglais et qu’une réelle rationalisation s’impose à la construction navale. C’est alors que triomphe le vaisseau de 74 à deux-ponts dont les œuvres-mortes, à la proue comme à la poupe, désormais standardisées, sont beaucoup moins importantes que celles des énormes trois-ponts d’autrefois, ce qui restreint les surfaces supportant une décoration. Celle-ci, considérablement diminuée et allégée, a perdu toute vocation idéologique, le vaisseau n’étant plus porteur de l’honneur royal. Cette évolution est aussi l’effet d’un goût nouveau pour un style plus ornemental et simplifié. Le traité d’architecture navale de Duhamel du Monceau (1752) témoigne des préoccupations maritimes et militaires qui commandent désormais seules, soulignant la nécessité d’abaisser la poupe et d’alléger la proue, le bon vaisseau devant « bien porter la voile » et « bien gouverner » afin de tenir la mer et d’engager le combat en toutes circonstances. La construction navale devient une science, soucieuse de formes et de performances pures, calculables et exploitables, et non pas de rhétorique.
1 V. Brun, Notice sur la sculpture navale, Toulon, 1861, rééd. Paris, Hachette/bnf, 2016.
2 Marine et technique au xixe siècle, actes du colloque international des 10-12 juin 1987, Paris, École militaire, Service historique de la marine.
3 L. Renard, L’Art naval, Paris, Hachette, 1873, rééd. Hachette/bnf, 2017. La dernière figure de proue de la marine française sera portée en 1900 par le cuirassé Brennus.
4 P. Burke, Louis xiv, les stratégies de la gloire, Paris, Le Seuil, 1995, rééd. « Points », 2007. Voir aussi L. Marin, Le Portrait du roi, Paris, Éditions de Minuit, 1981.
5 Ch. de la Roncière, Histoire de la marine française. T. V La Guerre de Trente Ans-Colbert, Paris, Plon, 1920. D. Dessert, La Royale, Paris, Fayard, 1996. O. Chaline, « La marine de Louis XIV fut-elle adaptée à ses objectifs ? », Revue historique des armées n° 263, 2011, pp. 40-52. M. Vigié, Les Galériens du roi, Paris, Fayard, 1985.
6 C.-E. Levillain, Vaincre Louis XIV, Paris, Champ Vallon, 2010. G. Parker, La Révolution militaire, Paris, Gallimard, 1993, rééd. « Folio », 2013.
7 Mémoires de Louis XIV, édition J. Longnon, Paris, Tallandier, 1978. J. Cornette, Le Roi de guerre, Paris, Payot, 2013.
8 Lettre de 1671 citée dans Du bois dont on fait les vaisseaux, catalogue de l’exposition de 1997, Service historique de la marine, 1971, p. 25.
9 De 1662 à 1702, la flotte des galères consomme quatre-vingt à cent millions de livres. Une « sensile » est construite vers 1670 pour quinze mille livres. Voir M. Vigié, op.cit..
10 Hayet, Description du vaisseau le Royal Louis, Marseille, 1677. La somme indiquée ne comprend que les gages des sculpteurs et des peintres, et correspond à environ 7 % du coût de la coque, soit 2,5 % du coût total du vaisseau, gréement et armement compris. La décoration d’une galère ordinaire revient également à 2,5 % du prix total. En 1670, année de paix, la marine, forte de cent dix-neuf vaisseaux, demande treize millions quatre cent mille livres, et les galères, au nombre de vingt-deux, un million sept cent mille, les dépenses de l’État s’élevant alors à quatre-vingts millions de livres.
11 J.-P. Cenat, Le Roi stratège. Louis XIV et la direction de la guerre (1661-1715), Presses universitaires de Rennes, 2010.
12 Colbert cité par J.-P. Verne, « L’ornementation de la Favorite de 1688 », Neptunia n° 191, septembre 1993.
13 Le bilan est d’ailleurs sans appel : entre 1672 et 1704, la flotte française perd cinquante-trois unités (sans compter les fortunes de mer) et la Navy… cinq ! D. Dessert, op. cit..
14 P. Burke, op. cit., qui renvoie à P. Hazard, La Crise de la conscience européenne, Paris, Boivin, 1935, rééd. Fayard, 1961.