La protection des secrets a toujours constitué un enjeu majeur et un défi de taille pour les organisations militaires. Face aux menaces que représentent l’espionnage, la trahison, les fuites et d’autres formes de révélation de l’information, elles se sont ainsi constamment appuyées au cours de l’histoire sur des dispositifs juridiques, techniques et sociaux, ainsi que sur des valeurs morales et des dispositions psychosociales afin de protéger leurs secrets et de minimiser les risques de leur compromission ou de leur divulgation. Nous nous intéresserons ici au cas de la loyauté : nous verrons que ce sentiment moral ne joue pas seulement un rôle de premier plan dans le développement et le maintien de leur cohésion, l’amélioration de leur résilience ou de leur efficacité au combat, mais qu’il contribue aussi, bien que de manière tacite et souvent informelle, à la préservation de leurs secrets comme au contrôle des informations qui y circulent.
- Du secret en général et des secrets militaires en particulier
Mais avant de développer ce point, il n’est pas inutile de rappeler quelle est la fonction du secret dans la vie sociale. On se souviendra ainsi que le secret est une information que l’on cache ou que l’on dissimule à la connaissance d’autrui (c’est ce que l’on met à l’écart) : il n’est donc pas possible de l’évoquer sans faire état de la séparation qu’il instaure et de la fonction structurante qu’il remplit dans les relations sociales1. Le secret contribue en effet à différencier les groupes et les relations : il lie profondément les individus qui le partagent tout en excluant ceux qui n’en ont pas connaissance. Il concourt ainsi à la délimitation des ensembles sociaux et à l’instauration de frontières entre ceux-ci : il est à la fois un vecteur et un garant de leur autonomie.
Compte tenu de son rôle dans la constitution et dans la différenciation des groupes sociaux, on comprend aisément pourquoi sa révélation, c’est-à-dire son partage avec un tiers extérieur à l’ensemble concerné, représente une menace de premier ordre pour toute organisation : non seulement parce qu’en raison même de la valeur du secret elle pourrait perturber durablement son activité, mettre en danger ses membres ou compromettre son existence, mais surtout parce qu’elle symboliserait le retour à une indifférenciation initiale et lui enlèverait en conséquence une partie de sa spécificité. Il n’est donc pas étonnant que dans toutes les cultures et toutes les sociétés le fait de révéler/transmettre un secret à un tiers soit assimilé à une trahison, à une transgression, c’est-à-dire à une atteinte grave aux normes sociales2.
Et ceci est d’autant plus vrai dans le cas des organisations militaires, car celles-ci présentent un certain nombre de caractéristiques sociologiques qui les rendent particulièrement sensibles à ce type de menace. Ainsi, en raison de leur finalité et des missions qui leur sont confiées (protection d’un territoire, d’une population et des intérêts stratégiques d’un État), des moyens qu’elles mobilisent pour les réaliser (emploi de la force et de la coercition), du contexte dans lequel elles interviennent (conflits et rivalités de puissances), de leur mode de structuration (organisations hiérarchisées et « fermées »), de la nature des activités qui s’y déroulent, dont une partie est secrète, du type d’informations qu’elles traitent ou qui y circulent (renseignements et informations classifiées pour l’essentiel), de la culture professionnelle qui y prévaut (esprit de corps, discrétion et loyauté) et du statut des personnels qui y sont employés (fonctionnaires habilités à différents niveaux), il apparaît clairement que toute révélation, fuite ou transmission de secrets ne sauraient y advenir sans conséquences extrêmement délétères. Outre les préjudices directement liés à la valeur de l’information compromise – la captation d’un secret procurant un avantage à l’armée qui s’en empare tout en affaiblissant celle qui en est la victime –, on relèvera que c’est aussi le fonctionnement même de ces organisations qui s’en trouverait affecté, parfois durablement : ainsi, lorsqu’une trahison ou une fuite se produit au sein d’un état-major ou d’une unité, elle engendre des comportements (contrôles, enquêtes) et des sentiments caractéristiques aux effets délétères (méfiance, suspicion, prudence obsessionnelle, paranoïa…), qui finissent par entraver et paralyser son action voire par y inhiber toute forme d’initiative.
Protéger leurs secrets et, plus largement, les informations qui circulent en leur sein, est donc une nécessité pour ces organisations. Pour ce faire, les États et leurs armées s’appuient à la fois sur des structures spécialisées (services dits de « contre-espionnage » ou de « contre-ingérence »), et sur des dispositifs juridiques et sociaux ad hoc3. En France par exemple, la lutte contre les atteintes au secret de la défense combine ainsi les actions d’un service de renseignement spécifique4 et trois types de mesures visant à limiter cette forme de menace5. Le premier est d’ordre juridique et concerne les pratiques incriminées : il s’agit en l’occurrence de se doter d’un arsenal pénal adapté, permettant de criminaliser les diverses formes de compromission ou de divulgation des secrets (espionnage, trahison, fuite…) et de les réprimer afin de produire un effet dissuasif. Le deuxième vise les informations que l’on souhaite protéger : il s’agit de les classifier, c’est-à-dire de déterminer si elles doivent ou non relever du secret et de préciser le niveau de protection qu’elles requièrent, puis de leur appliquer les mesures de sécurité correspondantes en termes d’accès, de diffusion, de stockage et de conservation. Le troisième cible les potentiels détenteurs des secrets : il s’agit de sélectionner, au moyen d’une procédure d’enquête, les personnes qui seront habilitées à accéder aux informations classifiées6. Par ailleurs, s’ajoutent à ces mesures, et ce depuis quelques années, des dispositifs non contraignants de type normatif visant plus largement à réguler au sein de la communauté militaire les usages de l’information liés aux nouveaux outils de communication7. On peut penser par exemple au Guide du bon usage des réseaux sociaux8 dont la finalité est d’alerter les militaires et leurs familles sur les risques liés à la diffusion de certains contenus et de promouvoir tout un ensemble de « bonnes pratiques », c’est-à-dire non susceptibles de renseigner l’adversaire.
- Loyauté et protection du secret
Ces dispositifs institutionnels, pour efficaces et importants qu’ils soient, ne sont pourtant pas les seuls moyens sur lesquels s’appuient ces organisations. Tout groupe social mobilise en effet également un certain nombre de procédés, parfois informels, ainsi que des valeurs morales et des dispositions psychosociales afin de s’assurer de la conduite de ses membres et de préserver ses secrets. Nous pouvons penser aux serments et aux codes d’honneur par exemple, tout comme à certaines formes de contrôle social visant à contraindre les individus au silence ou à limiter leurs appartenances9. Mais aussi à la loyauté, dont le rôle sur ce plan est tout à fait essentiel. On rappellera ainsi que la loyauté est un « affect sociologique », c’est-à-dire une émotion sociale traduisant l’attachement d’un individu à un groupe ou à un alter ego, et orientant ses actions et son comportement10. Elle suppose une forme d’implication dans une relation ou un groupe qui relève de l’affect : l’individu loyal manifeste son engagement en réalisant certaines actions au profit de l’objet de sa loyauté (se sacrifier, soutenir, ne pas abandonner, se taire, ne pas trahir…), mais aussi en exprimant vis-à-vis de celui-ci des marques d’attachement ou de dévouement. C’est donc une émotion qui est également morale et dont les effets sociaux sont multiples.
La loyauté permet ainsi aux groupes, ou aux relations, de se perpétuer dans le temps, et d’assurer leur conservation et leur stabilité au-delà des aléas qui les affectent ou de l’entropie qui les menace11. Elle renforce également la prévisibilité des comportements, diminue l’incertitude et participe de manière décisive au développement des rapports de confiance. Mais surtout, ce qui est essentiel pour les organisations militaires, elle engendre une importante cohésion sociale : les individus loyaux considèrent en effet qu’ils ont des devoirs, une responsabilité et des obligations vis-à-vis des membres du groupe, et développent en conséquence une forte solidarité, source d’indentification à l’ensemble et d’esprit de corps12. Enfin, elle se répercute également sur les échanges avec les tiers et les attentes relatives au secret : elle renforce non seulement la culture du secret au sein des groupes et les formes de contrôle exercées sur la communication avec les tiers (discrétion, omertà), mais elle a aussi pour effet de susciter une mentalité exclusiviste et de légitimer les sanctions dont sont l’objet ceux qui enfreignent ces règles informelles (stigmatisation, mise à l’écart du groupe, harcèlement, brimades13…).
On comprend dès lors pourquoi la loyauté est un élément central de toute culture militaire et se trouve valorisée à toutes les étapes du processus de socialisation : de la formation initiale, qui récompense la performance du groupe et la fiabilité autant que l’aptitude individuelle, jusqu’aux cérémonies, rituels et autres traditions, qui rappellent et renforcent tout au long de la carrière l’appartenance collective, en passant par les codes d’honneur et autres serments d’engagement qui exaltent l’esprit de sacrifice et le dépassement de soi au profit de l’ensemble (unité, régiment, institution, nation), elle est systématiquement mise en exergue comme une vertu cardinale et une compétence essentielle à l’exercice du métier des armes. Ce qui est d’ailleurs renforcé par le fait qu’elle constitue aussi l’une des dimensions intrinsèques de l’expérience de la guerre : peu de récits de soldats font l’impasse sur ce sentiment et sur l’appui qu’il a constitué avant, pendant et après les combats14.
Si la loyauté joue indéniablement un rôle important, bien que méconnu, dans la régulation des comportements, notamment ceux relatifs aux échanges d’informations avec les tiers et aux secrets, il n’en reste pas moins qu’elle demeure une ressource fragile et altérable : cette « émotion morale » ne peut en effet émerger que sous certaines conditions et n’est pas insensible aux dynamiques qui affectent tant la société civile que les organisations militaires dans leur ensemble. Ainsi, l’érosion progressive de la vie régimentaire, le manque de reconnaissance, l’individualisation, la rotation des emplois et la progression des contrats courts, la recherche d’une séparation plus nette entre vie privée et vie militaire15… sont autant de facteurs qui, à divers degrés, jouent clairement contre la loyauté.
À l’heure de la « massification » des secrets et de la croissance du nombre de personnes habilitées à en prendre connaissance16, dans un contexte où les informations deviennent un élément clé des conflits armés et où les possibilités de les transmettre ou de les faire fuiter n’ont jamais été aussi grandes, elle apparaît pourtant d’autant plus indispensable. Relever le défi de la protection des secrets et de la maîtrise de l’information ne supposera donc pas seulement d’imaginer à l’avenir de nouvelles réponses techniques ou sécuritaires : les organisations militaires devront aussi être en mesure de s’atteler à la question de la loyauté et de susciter ce sentiment chez leurs personnels.
1 Voir G. Simmel, Secret et société secrète, Belval, Circé, 1991 ; A. Petitat, Secret et Formes sociales, Paris, puf, 1998.
2 S. Schehr, Traîtres et Trahisons de l’Antiquité à nos jours, Paris, Berg International, 2007.
3 B. Warusfel, Contre-espionnage et Protection du secret. Histoire, droit et organisation de la sécurité nationale en France, Limoges, Lavauzelle, 2000.
4 La contre-ingérence dans le domaine militaire relève principalement, mais pas exclusivement, de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (drsd), puisque le contre-espionnage est aussi l’une des prérogatives majeures de la Direction générale de la sécurité intérieure (dgsi).
5 Certaines de ces mesures relèvent du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (sgdsn), et en particulier de la sous-direction à la protection du secret de la défense.
6 Ce processus de sélection est redoublé par un autre, puisque le principe du « besoin d’en connaître » repose sur l’idée qu’une personne n’est véritablement qualifiée pour accéder à une information classifiée qu’à condition d’être habilitée et d’avoir besoin de cette information dans le cadre de sa mission ou de sa fonction.
7 Dispositifs qui viennent en quelque sorte « compléter » les règles relatives à la limitation de la liberté d’expression du statut général des militaires (article 4121-2 par exemple, sur la discrétion et le devoir de réserve).
8 Guide du bon usage des réseaux sociaux, ministère des Armées, www.defense.gouv.fr/guide-medias-sociaux/telecharger.pdf. Si on en croit l’enquête de J. Braban et al. intitulée « Des militaires français compromettent la sécurité de leurs opérations sur les réseaux sociaux » et publiée dans Mediapart le 13/12/2020, ces « bonnes pratiques » seraient encore loin d’être l’usage dans les armées.
9 Certaines organisations restreignent les possibilités d’appartenance de leurs membres de façon à en constituer l’unique réseau relationnel (groupes sectaires, bandes, mafias…), ce qui permet notamment de réduire les risques de fuites et de trahison.
10 G. Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, puf, 1999 ; J. Connor, The Sociology of Loyalty, New York, Springer, 2007.
11 G. Simmel, op. cit., p. 569.
12 J. Connor et al., “Military Loyalty as a Moral Emotion”, Armed Forces and Society n° 20, 2019, pp. 1–21.
13 Ce qui peut conduire à ce que des actes délictueux soient dissimulés à la hiérarchie. Voir sur ce point D. Winslow, “Misplaced Loyalties: The Role of Military Culture in the Breakdown of Discipline in Peace Operations”, The Canadian Review of Sociology and Anthropology, vol. 35, n° 3, 1998, pp. 345–367.
14 J. G. Gray, Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre, Paris, Tallandier, 2013.
15 Voir entre autres le 12e rapport du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire, « La vie des militaires et de leurs familles selon le milieu d’affectation », juin 2018.
16 F. B. Huyghe, « Alerte en sept leçons », Médium nos 37-38, 2013-2014, pp. 126-127. En France, plus de quatre cent mille personnes sont habilitées (dont 70 % dans les armées) et près de cent mille habilitations sont délivrées chaque année. Cinq millions de documents étaient classifiés en 2017 (source : « Rapport sur le secret de la défense nationale en France », II, janvier 2018, sgdsn).