N°46 | S’engager

Jean Assier-Andrieu

Le serment de Caton

Tout soldat débute son passage sous les armes par un acte solennel : l’engagement. Quel que soit son niveau d’études ou la voie de son recrutement, il signera un document qui le placera sous l’empire d’un régime particulier exorbitant du droit commun. Le statut militaire ne figure en effet ni dans le Code du travail ni dans les statuts des fonctions publiques, mais dans un code spécifique dédié à la défense, qui prévoit l’ensemble des dispositifs permettant d’assurer « la défense de la patrie et des intérêts supérieurs de la Nation ». On n’y trouve ni syndicat ni droit de grève, mais un devoir de disponibilité pouvant aller jusqu’au « sacrifice suprême », auquel doit s’appliquer de justes compensations accordées par la Nation.

Pourtant, si le statut est unique, on distingue deux façons de s’engager. Il y a d’abord une majorité de soldats qui signent des contrats plus ou moins longs à tous les grades (66 % en 2019). Le reste de l’armée est dit « de carrière ». Le contrat court permet de répondre à l’impératif de jeunesse de la troupe et des équipages. Il comble aussi les aspirations de beaucoup de soldats à la recherche d’une première expérience. En parallèle, les militaires de carrière sont les garants de la continuité et de la stabilité de l’institution. Le Code de la défense prévoit que « sont militaires de carrière les officiers ainsi que les sous-officiers et officiers mariniers qui sont admis à cet état après en avoir fait la demande ». C’est donc un état singulier, ouvert à tous et exigeant une aptitude à durer. Il ouvre aussi la possibilité pour chacun de s’élever jusqu’aux plus hautes responsabilités. Mais au-delà de ces modalités pratiques, l’engagement militaire ne touche-t-il pas aussi au sacré ? N’est-il pas à la fois un acte administratif et un acte solennel ? Un détour par quelques exemples historiques permet de déceler ce double caractère en Occident et particulièrement en France.

  • Du sacramentum militiae au prix de la liberté

L’engagement des légionnaires de la République romaine fournit les clés de compréhension d’un acte dont la portée est à la fois juridique et sacrée. La fonction militaire n’appartient pas à un groupe prédestiné. Tout citoyen est censé être dévoué à la patrie vécue comme un ensemble de valeurs morales partagées. Pour Claude Nicolet, être un soldat, c’est être un citoyen. L’obligation de porter les armes s’étend en théorie à tous les hommes sortis de leur période juvénile1. Le recours à toutes les classes sociales, et même exceptionnellement à l’enrôlement volontaire d’esclaves, est permis pour le service de la République. La force assimilatrice de l’armée romaine s’illustre même au iie siècle av. J.-C. par la valeur et la fidélité des esclaves commandés par Sempronius Gracchus, les Semproniens. Tite-Live notait que Gracchus « avait recommandé aux légats et aux tribuns qu’aucun reproche, adressé à qui que ce fût, à propos de son ancienne condition, ne vînt semer la discorde dans l’armée ; que le vieux soldat se laissât mettre sur le même rang que les nouveaux, l’homme libre que l’esclave volontaire. Il fallait tenir pour honorables et de bonne naissance tous ceux à qui le peuple romain avait confié ses armes et ses enseignes »2. Servir la République par les armes efface ainsi les hiérarchies civiles et confère une forme de noblesse à chaque soldat.

L’engagement dans les légions se réalise en plusieurs étapes. Il y a d’abord le dilectus, procédure publique permettant à chacun de faire valoir ses droits à l’appel de son nom sur le Capitole. Le magistrat ne retient que ceux qui sont estimés aptes à servir. En pratique, l’appel peut intervenir à tout moment entre dix-sept et soixante ans, à une période où il n’y a pas encore d’armée permanente. Si certaines conditions d’exemption existent, la sanction du refus de servir est redoutable : le citoyen est réduit en esclavage et ses biens sont vendus. Puis vient le sacramentum militiae, véritable « clé de voûte du système ». Il a une valeur religieuse, légale et civique. Lors de ce rituel, le soldat jure fidélité à Rome et à son général ; seules la mort ou la démobilisation pourront mettre fin à ce serment. Selon Polybe, le légionnaire s’engage « à obéir et à exécuter les ordres de toutes ses forces »3.

Le mot sacramentum renvoie à la religion et a pour effet de maudire celui qui refuse de prêter serment ou d’honorer celui-ci. Par ailleurs, les effets juridiques empêchent le soldat d’agir en justice contre son serment. Dans De officiis, Cicéron illustre la dimension juridique et religieuse du serment, qui doit être renouvelé après chaque congé pour aller combattre à nouveau : « Une guerre n’est juste que si on la fait après avoir revendiqué son droit. […] Popillius gouvernait une province comme général en chef et il avait dans son armée le fils de Caton qui était au service comme recrue ; Popillius ayant jugé bon de licencier une légion, licencia aussi Caton ; et comme par amour du combat il était demeuré dans l’armée, son père écrivit à Popillius que, s’il permet à son fils de rester dans l’armée, il l’oblige à prêter une seconde fois serment, puisque, le premier serment étant sans valeur, il n’avait pas le droit de combattre contre l’ennemi ; ainsi on allait jusqu’au bout dans le respect du droit en faisant la guerre4. » La durée de l’engagement évolue à la fin de la République. On voit apparaître ce que Salluste appelle les homines militares ayant choisi dans la carrière des honneurs d’exercer de longs temps de commandement5.

La nécessité d’un serment survit à Rome au sein d’une multitude de groupes aux périmètres variés. Et l’antique idée de patrie se perpétue dans l’Église catholique en devenant céleste, la patria celestis. Dans Les Deux Corps du roi, Ernst Kantorowicz retrace l’histoire de la patria et souligne sa particulière vigueur en France. Il note que le mot s’applique de nouveau à des ensembles politiques au xiiie siècle avec l’influence de saint Thomas d’Aquin. Le prince peut ainsi devenir la tête du corpus mysticum qu’est son État. Il est par exemple indiscutable que « dans le cas de la France à l’époque de Philippe le Bel, le mot patria en était effectivement arrivé à signifier tout le royaume, et qu’à cette époque, la monarchie territoriale – peut-être même peut-on dire nationale – de la France était assez forte et suffisamment développée pour se proclamer communis patria de tous ses sujets et pour exiger des services extraordinaires au nom de la mère patrie »6.

Au xvie siècle en Europe, les soldats prêtent serment sur les Articles de guerre. Ces règles fixaient les devoirs des combattants et finirent par devenir un véritable code de discipline. À cette époque, le recrutement est essentiellement de trois sortes : des volontaires auxquels on verse une prime d’engagement puis une solde, des gens recrutés sous la contrainte ou des entrepreneurs de guerre mettant à disposition leurs mercenaires. Pour ces derniers, l’engagement était pris non pas au nom d’un souverain, mais auprès d’un capitaine recrutant sa propre compagnie, ou sa bande, avant de la mettre au service d’une couronne. Le condottiere italien est resté l’image de ce système florissant. Pour les autres troupes, selon les périodes, le recrutement est plus ou moins contraint et encadré par des autorités territoriales. Avec le développement de l’État, on passe progressivement à une forme de normalisation de l’engagement réduisant le pouvoir des corps intermédiaires.

Les modalités de l’engagement militaire semblent se fixer au xviiie siècle. Il est possible de distinguer clairement deux étapes : l’engagement et l’enrôlement. Dans Le Contrôle de troupe de l’Ancien Régime, André Corvisier, s’appuyant sur une quantité très importante d’archives, fixe à 1763 l’année où le contrat d’engagement n’est plus un acte interpersonnel entre l’engagé et son capitaine, mais un contrat liant un homme à un régiment dépendant directement du roi. Le recruteur établit un billet d’engagement qui « indique les noms du capitaine et de la recrue, la date, l’“argent du roi” (prime d’engagement) dont on est convenu et la signature de la recrue ou la croix qui en tient lieu, ainsi éventuellement que la signature du recruteur et des témoins. [Pour éviter les désertions avec la prime] on porta sur les billets d’engagement des éléments du signalement de plus en plus fournis »7. Bientôt ces billets sont standardisés et distribués aux régiments. Ce formalisme administratif a très peu évolué jusqu’à nos jours. La seconde étape est le contrôle des troupes par des représentants du roi visant à éviter les fraudes de recruteurs encaissant la solde de soldats fictifs. Les actes d’engagements deviennent de plus en plus précis lorsqu’est instaurée la pension militaire en 1764, forme de retraite à jouissance immédiate fondée sur une durée de service (vingt-quatre ans pour une solde complète, seize pour une demi-solde). À cette époque, il est très mal vécu par les gentilshommes de devoir se soumettre à de telles procédures perçues comme violant l’intimité de la personne ; lorsqu’ils apprennent le métier des armes auprès d’un capitaine, ils ne signent donc pas de billet d’engagement ; leur parole suffit.

Pour éviter la contrainte ou la duperie, le maréchal de Saxe s’interroge sur les modalités du recrutement dans le premier chapitre de ses Rêveries consacré à la manière de lever des troupes : « Ne vaudrait-il pas mieux établir par une loi que tout homme de quelque condition qu’il fût serait obligé de servir son Prince et sa patrie pendant cinq ans ? […] Il est naturel et juste que les citoyens s’emploient pour la défense de l’État. » Plus loin il affirme que « la guerre est un métier honorable » et, dénonçant l’inégalité devant les charges militaires, que « ce n’est pas avec de pareilles mœurs ni avec de pareils bras que les Romains vainquirent l’Univers »8. Le caractère exorbitant de l’engagement militaire est souligné quelques années plus tard dans l’Encyclopédie méthodique d’art militaire : « Le mot engagement réveille […] à la fois et l’idée du contrat que passe un homme qui s’enrôle et celle de la somme d’argent qu’il reçoit pour prix de sa liberté9. » L’engagé offre ainsi sa liberté au nom de principes supérieurs. Si la modalité administrative de l’engagement militaire évolue peu, Saxe est entendu à la Révolution lorsque les premières levées de masse ont lieu. Par la suite, les régimes de conscription et d’engagement plus ou moins volontaires se succèdent. Sous l’Empire, la conscription permet, par exemple, de jouer sur la durée du service. La Restauration promeut le modèle de l’engagement, modéré par un tirage au sort et des exemptions. Enfin, la IIIe République pose les bases du service militaire moderne résumé par la phrase de Gambetta :« Quand en France un citoyen est né, il est né soldat ».

Ces quelques exemples montrent que les aspects pratiques de l’engagement militaire sont toujours sublimés par la sacralisation de la mission du soldat avec plus ou moins d’intensité. Qu’en est-il aujourd’hui ?

  • Les nécessités militaires et la force des mythes

Au xxie siècle, l’engagement militaire se traduit toujours par un document administratif, héritier des billets d’engagement du xvie siècle, et continue de répondre à la nécessité militaire qu’est la maîtrise du recrutement. Le Code de la défense permet la signature d’un contrat « au titre d’une force armée ou d’une formation rattachée ». L’appellation et les termes du document varient d’une armée à l’autre, mais ont en commun la référence finale à des valeurs supérieures. Pour l’armée de l’air ou le service de santé ne sont signés que des actes d’engagement, alors que l’armée de terre et la Marine nationale prévoient des contrats ou des actes d’engagement pour ceux qui servent sous contrat. Par ailleurs, les recrutements directs par voie de concours donnent lieu à une nomination au Journal officiel, qui ne se traduit qu’ensuite par un acte d’engagement lors de l’intégration d’une école. Le formalisme des contrôles de troupes s’est transformé pour sa part en systèmes d’information dédiés aux ressources humaines permettant de vérifier les droits de chaque soldat avant le versement de la solde.

La signature du contrat ou de l’acte d’engagement reste un moment fondateur. C’est un point de passage vers l’ethos militaire perpétuant le lien entre le soldat et la patrie. Le document est composé d’une série de dispositions relatives à la période probatoire, aux modalités de fin de contrat ou de dénonciation de celui-ci. Un officier mandaté par le commandement, après avoir contrôlé l’identité du candidat, donne lecture du document et de certains articles du Code de la défense, et conclut toujours cet échange par une formule plus élevée : pour l’armée de terre le soldat doit servir avec honneur et fidélité, la Marine nationale exige un service avec « fidélité et honneur en tout temps et en tout lieu » et l’armée de l’air demande à chacun d’être fidèle « aux valeurs de respect, intégrité, service et excellence qui fondent la cohésion et l’efficacité » de l’institution. Ces expressions sont résolutoires, car elles formulent littéralement les conditions de la validité future du contrat. Elles placent ainsi l’engagement du soldat à la frontière du droit et de l’éthique.

Deux mots s’en détachent : l’honneur et la fidélité. En concluant le moment toujours ritualisé de l’engagement, ils accrochent ce document administratif à de véritables mythes. Claude Lévi-Strauss emprunte à Ferdinand de Saussure le phonème et le morphème qui servent en linguistique, pour en tirer le mythème qui serait la cristallisation d’un mythe. Trois caractéristiques le définissent : son sens résulte de « la manière dont [les] éléments se trouvent combinés », il « relève de l’ordre du langage, il en fait partie intégrante ; [mais] manifeste des propriétés spécifiques », et « ces propriétés ne peuvent être cherchées qu’au-dessus du niveau habituel de l’expression linguistique »10.

Les mots honneur et fidélité pourraient ainsi être les mythèmes de l’engagement militaire. Dès la signature du contrat, ils habitent le quotidien des soldats au-delà des propriétés banales du langage. Ils se prononcent, se chantent, se lisent sur les objets, les murs, les embarcations et les engins. « Honneur et patrie » flottent sur tous les emblèmes, sauf sur les drapeaux et étendards de la Légion étrangère ornés des mots « honneur et fidélité ». Ces deux mythèmes, dans des circonstances particulières, peuvent même s’imposer contre la loi, si bien que le droit finit parfois par s’en méfier. Pour Alfred de Vigny, qui fut lieutenant, l’honneur est la poésie du devoir. Il relèverait donc du sens donné par chacun à ses devoirs. Plus loin des règlements militaires, Georges Bernanos affirme que celui qui n’a jamais désespéré de l’honneur ne pourra pas s’en approcher. Pour Albert Camus, l’honneur est indissociable de la justice. La fidélité est aussi à chaque fois le fruit d’une interprétation personnelle et unique. La formation éthique de chaque soldat jouera un rôle important. Finalement, ces deux mythèmes fondateurs et ce contrat renvoient à une ligne de crête où se rejoignent la légitimité et la légalité. Ils désignent la place complexe et exigeante du soldat gardien des limites, avec toujours le risque de les outrepasser, même involontairement.

Par ces mots, qui roulent au-dessus du langage, la recrue change aussi de nature. Le contrat, ou l’acte d’engagement, influe sur la perception de celui qui le signe, pour lui-même et pour les autres. Il ne s’appartient plus vraiment, c’est le « prix de la liberté » évoqué par les encyclopédies du xviiie siècle. Même s’il n’a encore rien vécu de ce qui fait la vie militaire, il n’est plus exactement ce qu’il était quelques instants plus tôt. Ses droits civiques ne seront plus les mêmes, car il appartient désormais à une condition à part dans la cité. Et l’on verra en lui les archétypes attachés à la société militaire. C’est un mélange de gloire et de misère, un sang anonyme pour Vigny. Cette métamorphose figure la dimension sacrée du contrat. Pour les Romains, le sacramentum militiae est plus qu’un serment ; c’est un sacrement. Le mot serait sans doute inapproprié aujourd’hui. Il n’en reste pas moins qu’il y a un avant et un après. Ne dit-on pas que l’on épouse l’institution lorsque l’on s’engage ?

Enfin, tout au long d’une vie de soldat, le moment de l’engagement retrempe et fortifie la vocation de celui-ci. Au premier comme au dixième contrat, il se présente devant un officier pour renouveler son engagement. À chaque fois se joue le lien entre la personne et l’institution. Même si l’officier et celui qui vient signer en bas du document se connaissent et servent ensemble depuis de longues années, les termes du contrat sont de nouveau lus à haute voix. Même au briscard dont la valeur n’est plus à prouver, il est à nouveau indiqué qu’il s’engage à servir avec honneur et fidélité. Du premier au dernier contrat, le moment de la signature reste ainsi un instant grave où l’engagé remet son existence au service d’une armée. C’est le fils de Caton qui vient renouveler son serment pour les nécessités du droit de la guerre et pour le privilège de servir.

1 Cl. Nicolet, Le Métier de citoyen dans la Rome républicaine, Paris, Gallimard, 1976, p. 128.

2 Tite-Live, XXIII, 35, 7, cité par Cl. Nicolet, op.cit., p. 130.

3 Polybe, VI, 21, 1-4, traduction P. Pédech, Paris, Les Belles Lettres,1969.

4 Cicéron, Les Stoïciens, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 508.

5 Cl. Nicolet, op. cit., p. 185.

6 E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Âge [1957], traduction J.-Ph. Gent et N. Genet, Paris, Gallimard, 1989, p. 175.

7 A. Corvisier, Les Contrôles de troupe de l’Ancien Régime, Paris, cnrs, 1968, p. 58.

8 M. comte de Saxe, Les Rêveries ou Mémoires sur l’art de la guerre, La Haye, Pierre Gosse, 1756, pp. 7-8.

9 Paris, Librairie Panckoucke, 1785, T. II, p. 253.

10 Cl. Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique », Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1974, pp. 232233.

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