Le Parlement est un lieu paradoxal. Les textes législatifs s’y écrivent dans leur forme définitive – il n’est en France de loi qu’écrite. Pourtant, c’est la parole qui y est souveraine, quoique rarement performative, sauf lorsqu’elle émane du ministre représentant le gouvernement. Une parole qui est scrupuleusement consignée dans le compte rendu des séances, manifestation tangible de l’importance qu’elle revêt. Cela est sans doute difficile à imaginer pour un militaire : sur le terrain, les ordres sont souvent donnés à la voix ou « en phonie », plus rarement de nos jours « en graphie » ; en conduite, on ne demande un ordre écrit que de manière exceptionnelle. Il est vrai que la numérisation du champ de bataille tend à bouleverser cette « civilisation de l’oralité » qu’est une armée en campagne. Il n’en reste pas moins qu’entre soldats la parole donnée est aussi sacrée que la mission. Et le silence radio est la règle. Il en va tout autrement au Parlement, où la principale difficulté réside dans l’organisation du temps de parole et, oserais-je dire maintenant que je suis députée honoraire, dans son remplissage.
Tout cela pour dire qu’entre le monde militaire et le monde parlementaire, le rapport à la parole est très différent. En opération, la parole est rare et n’est utilisée qu’à bon escient, pour donner un ordre de conduire ou un compte rendu ; ce n’est qu’un moyen de la mission. En séance, elle est le but ultime et c’est le silence qui est rare. Certains orateurs savent d’ailleurs utiliser à merveille le silence et la voix basse pour mieux se faire entendre. Paradoxe d’un monde où l’on parle souvent sans écouter. Un débat parlementaire est fréquemment le lieu de diffusion de monologues. En fait, on parle, mais on ne se parle pas, sauf à la buvette. Alors, oui, « dire » est un thème d’inspiration pour qui fut parlementaire.
Cela rappelé, le rôle d’un président de commission est assez différent de celui du parlementaire « de base ». Sa fonction est suffisamment prenante pour qu’il n’ait guère le temps de fréquenter l’Hémicycle pour y participer aux débats, sauf évidemment lors de la discussion de textes qui concernent sa commission (saisie « au fond » ou « pour avis »), auquel cas l’avis de celle-ci précède systématiquement celui du gouvernement lors de l’examen d’un amendement. Il est alors demandé au rapporteur de dire non pas le droit, mais l’avis de la commission qui l’a désigné. La parole précède le texte et le vote majoritaire fixe par écrit la formulation retenue. Ainsi le Verbe se fait Loi. Dans l’Hémicycle, les occasions d’intervenir à la tribune ayant été considérablement réduites, la parole d’un président de commission est donc essentiellement institutionnelle. Il « dit » au nom de sa commission.
De même, en commission, hormis quelques propos introductifs au début de chaque audition, le président préside et n’intervient dans les débats que pour les réguler. Paradoxalement, ces réunions ne sont pas pour lui le lieu de la parole. En revanche, par le choix des personnes auditionnées et des thèmes traités, par les questions posées, il veille à ce que certaines choses soient dites (et donc portées, ou non, au compte rendu écrit) afin que la représentation nationale soit pleinement informée de certains sujets, dans le respect du secret de la défense nationale. En revanche, un président de commission peut dire beaucoup de choses par ailleurs. Et c’est cet aspect méconnu, car informel, que je souhaite à présent développer.
La commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée nationale est un lieu unique dans la mesure où il s’agit de la seule institution de notre République dont la seule vocation soit de veiller à la fois aux moyens de nos forces armées et au lien entre la nation et son armée. Au Sénat, la commission compétente est également en charge des Affaires étrangères, et cela change tout, car le parlementaire est en général naturellement plus attiré par les questions internationales, propices aux envolées lyriques et aux débats passionnés, que par les questions de défense, réputées, à juste titre, aussi techniquement arides que dépassionnées.
Ce caractère unique de la commission de l’Assemblée nationale fait de son président le représentant naturel de la communauté de défense au sens large, qui inclut bien sûr les militaires et leurs familles (y compris ceux de la gendarmerie), ainsi que les civils de la défense, mais aussi toutes les parties prenantes à l’industrie de défense, indispensable à notre autonomie stratégique, et à la mémoire combattante, dont le rôle est essentiel pour l’animation des cérémonies patriotiques dans les territoires. Dénué de tout pouvoir hiérarchique sur les uns et les autres, le président de cette commission est ainsi reconnu comme une sorte d’arbitre et de représentant officiel de cette communauté dans l’intérêt général, c’est-à-dire la sauvegarde à long terme des intérêts stratégiques de notre pays.
C’est bien ce rôle informel qui est le plus gratifiant, dans la mesure où il s’exerce vis-à-vis à la fois de l’exécutif (l’Élysée et Matignon, les ministres chargés de la Défense et de la Mémoire ainsi que leurs cabinets, le sgdsn et ses services), du Sénat (avec qui il existe en réalité moins de rivalité que de complicité), des « grands subordonnés » du ministre (chefs d’état-major, dga, sga, voire certains directeurs de l’administration centrale du ministère), de la presse (notamment les journalistes spécialisés et accrédités, mais aussi les blogueurs les plus reconnus), des grands industriels de défense et des représentants des pme, des représentants du personnel civil et militaire ainsi que du monde combattant, du milieu académique (les questions de défense intéressent de plus en plus de chercheurs et d’étudiants), des différents mouvements associatifs (notamment engagés pour le désarmement), des responsables politiques et militaires étrangers en visite à Paris (du sg de l’otan jusqu’au fonctionnaire d’un petit État balkanique identifié par la dgris comme une « personnalité d’avenir ») et bien sûr des élus (élus locaux et députés membres d’autres commissions sollicités par leurs électeurs sur les questions de défense).
Ce rôle informel consomme en réalité une grande partie du temps du président de la commission, car il convient de recevoir toutes les personnes sérieuses qui en font la demande afin de relayer, ou non, leurs idées et leurs doléances auprès des autorités compétentes. C’est bien là qu’il convient de « dire » ou de ne pas « dire ». Le plus souvent, le président écoute beaucoup et parle peu, mais ce qu’il dit doit être pesé à l’aune de l’attente de son interlocuteur. Il s’agit de ne pas parler pour ne rien dire, de mesurer ses paroles pour dire le strict nécessaire. Et ensuite d’agir.
En fonction de la sensibilité du sujet et du destinataire identifié, le président choisira le moyen d’action le plus efficace, qui est souvent le plus discret. Un texto au ministre est parfois plus efficace qu’un courrier sur papier timbré. Une lettre adressée au secrétaire général de la présidence de la République, sur laquelle le destinataire rédige quelques mots manuscrits en réponse, peut avoir plus d’effet qu’un entretien formel. À l’inverse, certains dossiers, aussi lourds que sensibles, demandent un long travail d’investigation avant d’être portés à la connaissance de l’autorité compétente, qui peut être un autre membre du gouvernement, qui ne sera alors pas un interlocuteur habituel. Mais la défense nationale est une compétence transversale, c’est pourquoi chaque ministre dispose d’un haut fonctionnaire de défense et de sécurité, l’ensemble étant piloté par le sgdsn, autre interlocuteur habituel.
Enfin, il convient d’admettre que « toute vérité n’est pas bonne à dire ». Certains sujets qui auraient, à mon avis, mérité davantage d’intérêt de la part de la commission n’ont pas pu être traités à la hauteur de leur enjeu, car l’exécutif en faisait une question de principe. Le Parlement dispose certes de commissions d’enquête, mais les thèmes choisis le sont par les groupes politiques et non par les membres desdites commissions. Ainsi fonctionne le parlementarisme rationalisé. Je considère pour ma part que notre système a ses mérites et ses défauts, mais qu’il a fait ses preuves en préservant, jusqu’à présent, notre pays de l’instabilité politique que connaissent nombre de nos voisins. Tel est le risque de l’introduction d’une « dose de proportionnelle ». Cela permettra certes au Parlement de parler de manière plus diversifiée, peut-être, mais au risque d’une cacophonie susceptible de paralyser l’action politique. Je considère pourtant que la politique n’a pas pour « effet final recherché » de « dire » pour la satisfaction de son ego ou pour flatter ceux qui écoutent, mais bien d’agir dans l’intérêt général.