« Ils ne vieilliront pas comme nous qui leur avons survécu ; ils ne connaîtront pas l’outrage ni le poids des années ; quand viendra l’heure du crépuscule et celle de l’aurore ; nous nous souviendrons d’eux. » Ces mots retentissent chaque 11 novembre lors de la commémoration connue au Canada depuis 1931 sous l’appellation « Jour du souvenir » et qui vise à se rappeler de tous ceux qui sont morts au combat au cours des différents engagements auxquels le pays a pris part, de la Première Guerre mondiale au conflit en Afghanistan, en passant par les missions des Nations Unies. À partir du dernier vendredi d’octobre et jusqu’à ce jour, nombre de Canadiens portent un coquelicot en signe de reconnaissance envers ceux qui ont fait le sacrifice ultime pour notre liberté.
La mort de soldats en Afghanistan en 2002 a été un réveil brutal pour la population canadienne. Alors que pendant des années, le Canada s’était fait le champion des missions de la paix, voilà donc qu’il était de nouveau engagé dans un conflit bien réel. Pour les militaires en service et ceux jeunes retraités, le Jour du souvenir revêt donc désormais un caractère particulier, car tous ou presque connaissent un soldat décédé en Afghanistan. Comme commandant d’une équipe de combat1 dans la région de Panjway, j’ai malheureusement dû faire face à la perte de deux de mes hommes au cours de l’été 2009, tout en portant vers son dernier repos l’un de mes proches camarades, commandant d’un escadron d’ingénieurs de combat2. Pour tout militaire, quelle que soit son origine, la présence de la mort lors de conflits est une réalité avec laquelle il doit apprendre à composer, voire qu’il doit apprivoiser. Le soldat canadien ne fait pas exception.
Au travers de mon parcours personnel d’officier, membre du Royal 22e Régiment, je propose de regarder ici l’expérience canadienne de la mort du soldat. J’explorerai à travers cette lentille transatlantique ce qu’il se passe, tant du côté humain que du côté un peu plus technique, lorsque survient le décès de l’un des nôtres en mission à l’étranger. Comment entretenons-nous le souvenir de nos camarades disparus et comment gardons-nous le lien avec les familles de nos membres tombés au combat ?
Le Royal 22e Régiment, seul régiment d’infanterie francophone de la force régulière canadienne, a fêté son centième anniversaire en 2014. Il s’est illustré au cours des deux guerres mondiales, de la guerre de Corée et de nombreuses opérations de maintien de la paix. En Afghanistan, cent cinquante-huit soldats canadiens sont décédés dans le feu de l’action, dont quatorze appartenant au Royal 22e Régiment. Celui-ci partage sa devise avec la province de Québec : « Je me souviens. » Pour ses membres, cette devise appelle au souvenir de son héritage, de son histoire, de sa culture, de sa langue, mais surtout des siens tombés au champ d’honneur. Cette devise, à elle seule, veut dire beaucoup pour entretenir le souvenir des nôtres.
Lorsqu’un incident se produit en opération, la première réaction est toujours le choc. Comme commandants, nous savons que ces événements tragiques peuvent survenir à tout moment – en Afghanistan, par exemple, cent dix de nos soldats ont été victimes d’engins explosifs improvisés (ied). Notre souhait le plus profond est de ramener tous nos hommes sains et saufs au pays. Sur le terrain, nous œuvrons toujours de manière à leur assurer la meilleure sécurité possible. Même si cela peut paraître utopique en zone de guerre, c’est aussi ce que je souhaitais le plus au monde. Toutefois, malgré le fait d’être très conscients de cette réalité, rien ne peut nous préparer réellement au choc de la perte d’un soldat.
Notre unité, qui comptait près de mille membres, subit une première perte le 13 avril 2009, le jour où nous prenions officiellement le commandement des opérations pour sept mois dans la province de Kandahar. C’était un soldat d’une autre compagnie que la mienne. Je me souviens de mon regard fixé sur le moniteur de la salle des opérations, sur lequel apparaissait un rapport d’évacuation confirmant qu’un Canadien était asv (absence de signes vitaux) et deux autres gravement blessés (priorité A). Je me souviens du lourd silence qui régnait dans la salle où nous étions réunis. La réalité venait de nous frapper de plein fouet alors que nous commencions à peine notre mission. Tous se demandaient si c’était le prélude à ce qui nous attendait. Le moral venait d’en prendre un coup. Chacun ressentait la portée de cet incident, chacun prenait soudain conscience de la réalité dans laquelle nous opérions, chacun prenait conscience de sa propre mortalité.
Dans une telle situation, en dépit de l’émotion, certaines activités procédurales doivent être immédiatement menées à bien. En premier lieu, comme à chaque fois qu’un incident critique survient, la fermeture de toutes les lignes téléphoniques et l’interdiction d’accéder aux ordinateurs. La raison est simple : il est malheureusement arrivé par le passé que des familles de certains de nos héros tombés au combat apprennent la nouvelle par le biais des médias ; ce n’est pas acceptable pour une institution comme la nôtre. À Sperwan Ghar, village situé à trente-cinq kilomètres à l’ouest de Kandahar où se trouve ma base d’opération, il est relativement facile de restreindre l’accès aux moyens de communication, car ceux-ci sont déjà très limités. Mais cela est plus compliqué sur la base de kaf (Kandahar Air Field), où de nombreux soldats ont l’Internet dans leur chambre et peuvent communiquer chaque jour par vidéo-caméra avec leurs proches.
Au Canada, une équipe de notification se forme. Composée d’un commandant, d’un aumônier et d’un officier assistant auprès de la famille, elle a la lourde tâche d’annoncer la terrible nouvelle à cette dernière. C’est parfois compliqué à cause du décalage horaire ou parce que les proches du mort sont absents de chez eux, surtout lorsque le décès survient en fin de semaine. Un officier est délégué auprès de la famille pour lui porter assistance dans cette période difficile. Il est notamment responsable de tout l’aspect administratif lié au décès. Tout est mis en œuvre pour rendre les choses matériellement plus faciles. Ce n’est qu’une fois la famille avertie que l’information sur l’identité du soldat décédé est révélée. Ainsi, sur le terrain, c’est par le biais de la chaîne de télévision Radio-Canada que nous avons appris le nom de notre camarade.
Ce jour-là, au coucher du soleil, je réunis ma compagnie afin d’observer une minute de silence. Et j’espère vraiment ne pas avoir à le faire trop fréquemment au cours des mois suivants. Pour nous, sur le terrain, c’est une première façon de dire « je me souviens » et d’entretenir la mémoire de notre camarade disparu. Puis vient la cérémonie de la rampe, une cérémonie solennelle qui se met en branle chaque fois qu’un décès survient : tous les militaires de la base disponibles sont rassemblés sur le tarmac de l’aéroport et forment une longue haie d’honneur ; tous sont présents pour rendre un ultime hommage à leur frère d’armes dont le cercueil est porté par ses camarades jusqu’à l’aéronef. Le 7 septembre 2009, j’ai malheureusement le privilège et l’honneur de porter celui de mon ami, le major Yannick Pépin.
Nous ne sommes que sept commandants de sous-unités3 sur le terrain. Au moment où j’apprends la mort de Yannick, je n’arrive pas à réaliser que l’un de nous sept est décédé. Cela est tout simplement irréel. Et pourtant, nous sommes sur le terrain le plus souvent possible, nous partageons tous les mêmes risques. Sauf que là, ça devient très personnel. Je suis présent pour accomplir cette tâche pleine d’émotion, cet ultime honneur rendu sur le terrain. Après un court service à la chapelle de la base, un véhicule blindé léger (vbl) apporte son cercueil sur le tarmac. Je ne pense plus. Je suis concentré sur ma tâche. Lentement, nous le sortons du véhicule et nous le soulevons de manière cérémoniale pour venir le déposer sur nos épaules. Chacun des porteurs vient agripper l’épaule de son vis-à-vis, offrant ainsi un soutien dans cette action qui appelle à pareille solidarité. Puis nous avançons pas à pas, au son de la cornemuse. Lentement, nous progressons vers l’avion. Le cercueil est très lourd, mais je n’en sens aucunement le poids, comme je ne distingue pas non plus les silhouettes sur les côtés qui saluent la procession. Je n’ai qu’une pensée en tête : mener à bien cette mission que je perçois comme le plus grand hommage que l’on peut rendre à un frère d’armes. Nous arrivons à l’arrière de la carlingue de l’avion dans laquelle nous pénétrons. Après nous être immobilisés, nous tournons de manière militaire vers l’intérieur et nous déposons Yannick lentement. Nous reculons d’un pas, le temps d’un dernier salut, un dernier adieu, et nous sortons de l’avion. Puis, alors que la parade se disperse, nous nous regroupons de manière informelle pour discuter, pour partager nos souvenirs, comme il est coutume de le faire lors de funérailles. Ce moment permet de décompresser, de faire la paix avec ce qu’il vient de se passer, et aussi de nous préparer à continuer notre mission.
L’avion atterrira sur la base de Trenton, en Ontario, par laquelle passent tous les militaires canadiens décédés en opération. La famille du soldat disparu est présente à son arrivée. Se déroule alors une autre cérémonie, pleine d’émotion, pour ces endeuillés qui entrent en contact pour la première fois avec leur être cher. Puis le cortège funèbre se forme pour emmener le corps à Toronto, où une autopsie sera pratiquée. Avisés de l’événement par les différents médias du pays, de nombreux Canadiens se rassemblent sur les viaducs qui chevauchent l’autoroute qu’emprunte le convoi. On y trouve des pompiers, des policiers, des hommes et des femmes qui souhaitent rendre ainsi un dernier hommage. Le phénomène a pris une telle ampleur depuis 2002 qu’une pétition de plus de vingt mille signatures a été déposée pour demander que cette route soit baptisée l’« autoroute des héros », ce qu’a accepté le gouvernement de l’Ontario en août 2007. Ce phénomène est unique au monde. Cette démonstration de soutien de la population canadienne envers son armée s’inscrit dans une volonté claire d’entretenir le souvenir, de rendre hommage et d’apporter un certain réconfort aux familles.
Une fois l’autopsie terminée, la dépouille est rendue aux siens et les derniers adieux sont organisés. L’officier délégué auprès de la famille joue alors un rôle important de coordination, s’assurant que les volontés de celle-ci sont respectées et suivies. Tout sera mis en œuvre pour qu’elle sente que les Forces canadiennes sont engagées à rendre ce dernier hommage à l’un de leurs membres. Si elle le souhaite, un service funéraire militaire sera organisé, avec tout le rituel que cela comporte. De manière symbolique, elle recevra des mains du commandant d’unité les médailles rappelant la carrière du défunt et un drapeau canadien soulignant son engagement pour son pays. Et son nom sera inscrit sur le livre d’or conservé au mausolée de la citadelle de Québec, maison mère du Royal 22e Régiment, au côté de ceux de tous les soldats du régiment tombés au champ d’honneur depuis la Première Guerre mondiale. Chaque jour de l’année, le sous-officier en service à la citadelle tourne une page de ce livre afin qu’ils ne sombrent dans l’oubli.
Dans les semaines qui suivent les funérailles, l’officier délégué auprès de la famille s’assure qu’elle reçoit tout le soutien nécessaire. Ses membres se voient décerner la croix du souvenir, également connue sous le nom de croix d’argent, qui a été créée en 1919 pour être décernée aux mères et aux veuves des soldats et marins canadiens morts au champ d’honneur. Chaque année, la Légion royale canadienne, dont le mandat vise à perpétuer le souvenir, choisit la mère nationale de la croix du souvenir qui représentera toutes les mères à la cérémonie du Jour du souvenir à Ottawa. C’est elle qui déposera une couronne de fleurs au pied du monument commémoratif au nom de toutes celles qui ont perdu un enfant sous le drapeau.
Partout dans le pays, lors des cérémonies du Jour du souvenir, de petits contingents de militaires, souvent des amis proches, se rendent dans les villages des soldats disparus afin de leur rendre hommage. Ils continuent ainsi, année après année, à perpétuer leur souvenir, à démontrer que jamais ils ne seront oubliés. Dans le même but, certains lieux seront baptisés en leur honneur. Le manège militaire d’Edmundston, au Nouveau-Brunswick, porte ainsi le nom de Charles-Philippe Michaud, le premier soldat que j’ai perdu en mission.
En ce qui me concerne, je suis revenu de mission fin octobre 2009, un peu moins de deux semaines avant le Jour du souvenir. Pour la première fois, j’ai assisté à cette cérémonie en connaissant certains des soldats dont on rappelle le souvenir, mes soldats, ceux que je n’ai pas ramenés. Place George-V, sur la Grande-Allée à Québec, un monument honore les membres du Royal 22e Régiment morts au combat. Ce matin du 11 novembre 2009, on y lit les noms de ceux que nous avons perdus au cours de la dernière année. Le moment est solennel. Ce 11 novembre 2009, les mots du Jour du souvenir résonnent en moi alors que coule une larme sur ma joue en cette froide journée de novembre : « Ils ne vieilliront pas comme nous qui leur avons survécu, ils ne connaîtront jamais l’outrage ni le poids des années ; quand viendra l’heure du crépuscule et celle de l’aurore, nous nous souviendrons d’eux. »