En délibérant pour décerner le neuvième prix d’histoire « Mondes en guerre, mondes en paix » de Verdun, le jury a constaté une fois de plus le déséquilibre de la production de langue française dans le traitement de la guerre et de paix : la première a la faveur d’environ 80 % des titres, dans une proportion fouettée il est vrai cette année par la perspective commémorative du centenaire de la Grande Guerre et ses anticipations en terme éditorial. On retrouve naturellement ce déséquilibre dans son choix des dix ouvrages finalistes.
Seul en effet le livre d’Yann Bouyrat, Devoir d’intervenir ? L’expédition française de la France au Liban, 1860 (Vendémiaire) relève d’un mixte de guerre et paix. Mais ce travail original mérite d’être signalé car il donne, ce qui est très rare, de la profondeur et de la légitimité historique aux actions militaires dites humanitaire telles que nous les connaissons aujourd’hui. Son propos ? L’intervention de la France au Mont-Liban en octobre 1860, de Beyrouth jusqu’au fin fond de la Bekaa après, là-haut, le massacre dit « de la Montagne » de centaines de chrétiens d’Orient par les Druzes musulmans. Cette affaire complexe, surveillée de près par l’Angleterre hostile, militairement assez médiocre, fut à l’heure de Napoléon III, selon Yann Bouyrat, le premiers cas avéré d’ingérence humanitaire par une grande puissance. Et d’ingérence pas inutile, puisque la France a pu ainsi s’afficher, face à Londres, dans un rôle privilégié au Levant, et d’abord au Liban et en Syrie, où elle a pu aider ainsi à faire avancer un peu le règlement administratif et juridique des terribles questions civiques et religieuses qui tétanisaient alors l’Empire ottoman et posaient à l’Europe conquérante la « question d’Orient ». Voici donc un livre clair, utile et opportun. Yann Bouyrat, en forçant sans doute les termes de sa comparaison entre hier et aujourd’hui, nous livre un travail qui fait utilement réfléchir à la fois sur les guerres civiles, communautaires et religieuses là-bas, et sur nos légitimités occidentales à y exercer, jusqu’à nos jours compris, quelque droit ou devoir d’ingérence.
- Prégnance des guerres mondiales
Passée cette évocation d’ingérence pacificatrice ou non, le jury a plongé dans les deux guerres mondiales. La seconde d’abord, avec deux livres également neufs, l’un qui relève de la mise au point de la focale biographique, l’autre de la synthèse attendue.
Jean Moulin. Artiste, préfet, résistant de Christine Levisse-Touzé et Dominique Veillon (Tallandier) est nourri de l’exceptionnelle documentation rassemblée pour une exposition qui s’est tenue jusqu’en décembre 2013 au musée Leclerc et Jean Moulin à Paris. Il présente Moulin en homme moderne, fou de dessin (il signe Romanin) et qui rêvait de carrière artistique, en haut fonctionnaire par raison qui collectionne Max Jacob, Soutine et quelques autres, en préfet radical-socialiste très « Jeune Turc » et engagé à l’heure du Front populaire chez Pierre Cot : cet alliage si original à la fin de la IIIe République a incontestablement armé le futur président du cnr et le résistant panthéonisé en termes gaulliens. C’est un livre émouvant sur un héros qui « toujours détonne et étonne », qui a su rester à l’écart des parcours trop rectilignes comme les aiment les idéologues et les fanatiques. Et dont il n’y a pas lieu de s’étonner que la mémoire et l’action aient été si bien promues, après de Gaulle et Malraux, par un autre atypique, Daniel Cordier, son secrétaire puis son Plutarque, qui a tenu lui aussi la vedette éditoriale en 2013 avec De l’Histoire à l’histoire (Gallimard, « Témoins »).
L’Histoire de la Résistance (1940-1945) d’Olivier Wieviorka (Perrin) est une synthèse réussie comme nous n’en avions pas connu depuis longtemps et qui prétend, deux générations plus tard, « historiciser » la Résistance en dépassant l’émotion, quitte à écorner la légende en observant d’un regard froid ce sursaut patriotique et moral. Son livre s’inscrit ainsi dans le vaste et rude débat sur l’étoffe des héros et l’identité nationale, qui vient d’être détaillé au n° 798 de la revue Critique. Olivier Wieviorka étudie, c’est un fait, une Résistance toute d’organisation, qui ne concerne qu’une poignée de femmes et d’hommes actifs jusqu’à risquer leur vie dans les mouvements, les réseaux, les partis et les syndicats clandestins. C’est la seule qu’il entend traiter à fond après vingt ans de labeur des historiens, car elle a eu une descendance grâce à la relève partielle mais réelle des générations en politique après la Libération. Il garde en réserve d’argumentaire la Résistance comme mouvement d’information, d’entraide et de solidarité, d’opinion même qui, après l’invasion de la zone libre, et surtout le choc du sto, a touché le « village français » et su faire partager le refus de l’occupant et de Vichy à un bien plus grand nombre de patriotes, d’hommes et de femmes soucieux du respect de la personne humaine. Il ne traite pas davantage, en parallèle, de l’histoire de la France libre, ni de celle d’après les débarquements de Normandie (dont il est un spécialiste) et de Provence. Il pouvait s’intéresser plus avant aux formes de résistance spécifiquement spirituelles et chrétiennes et ne pas négliger autant la Résistance en formation militarisée de 1943-1944, aux Glières notamment.
La nouveauté du livre est, en fait, de négliger les grilles de lecture habituelles pour ne poser qu’une question toujours lancinante aujourd’hui : celle de l’engagement, si souvent tâtonnant, mais qui en 1944 avait assez assemblé ces libres individus pour leur faire jouer collectivement un rôle militaire et politique important – c’est reconnu aujourd’hui – dans la libération du territoire. Un engagement auquel, à y regarder de près, on ne peut pas appliquer aussi mécaniquement qu’on l’a cru et autant que la mémoire nationale l’a signifié, les paramètres du patriotisme et de l’antifascisme, du communisme ou du gaullisme, tant les trajectoires individuelles n’ont rien eu de prédéterminé ou de mécanique. Et tant, surtout, l’événement a commandé, mettant brutalement l’individu face à lui-même, lui imposant de tester sa capacité à transgresser l’ordre normatif et à courir des risques, à mettre ses compétences au service de hiérarchies nouvelles à construire un jour en toute liberté. Résistance au nom de la patrie en danger, assurément. Résistance aussi au nom de la dignité de la personne humaine. Telle fut la plus authentique « Diane française », pleine d’espoir régénérateur.
Suivent au palmarès quatre livres sur la Grande Guerre. Élisabeth Greenhalgh, une chercheuse australienne, propose un Foch chef de guerre (Tallandier) qui, hélas, n’est ni une biographie complète ni même une recension de sa pensée et de ses positions militaires et stratégiques d’avant 1914, mais qui aide à comprendre comment Ferdinand Foch façonna la Grande Guerre. Cet artilleur, qui n’avait jamais commandé au feu, a appris à combattre l’ennemi devant Ypres et sur la Marne en 14, en Artois en 15, dans la Somme en 16. Impétueux, farouchement national, peu tendre pour les Britanniques, tour à tour encensé et disgracié, il devint chef d’état-major général en 1917, puis commandant suprême des forces alliées l’année suivante, et même maréchal de France en août 1918, avant même l’armistice. Le livre excelle à suivre les péripéties de sa rivalité avec les autres grands chefs, et d’abord avec Joffre, Pétain, Nivelle ou Mangin. Il renouvelle aussi l’analyse de son rapport aux politiques, et surtout avec Poincaré et Clemenceau. Il jauge, pour finir, son obstination à intervenir directement dans les négociations de paix pour imposer une prise de gage sur le Rhin, qu’il jugeait nécessaire et déterminante pour l’avenir. On sait ce qu’il en fut…
Le général André Bach, ancien directeur du Service historique de l’armée de terre, poursuit son immense labeur de collation d’archives sur la justice militaire en 14-18, lancé en 2003 par son Fusillés pour l’exemple 1914-1915 (Tallandier) et qu’il prolonge aujourd’hui avec Justice militaire 1915-1916 (Vendéminaire). Il est inutile de rappeler l’actualité du propos, dès lors que depuis quinze ans la question de la réhabilitation de ces hommes est officiellement posée, qu’elle vient de faire l’objet d’un rapport signé Antoine Prost et pourrait être dénouée à l’occasion des commémorations du Centenaire. André Bach, pour la seule année 1916 relève deux cent trente-six condamnations à mort (hors contumaces) dont quarante-six exécutées, et d’abord sur le front de la Somme, pour désertions, refus d’obéissance, délits ou crimes variés. Une certitude : tout est lié, plus que jamais et dès avant les mutineries de 1917, à « des conditions de combat épouvantables et non à une concertation préalable et délibérée ». Tant et si bien que le Parlement doit aussitôt engager avec les chefs militaires un bras de fer pour la mise en place d’une justice plus équitable et plus respectueuse du droit en posant la question, si tragique, de ces « conseils de guerre spéciaux » qui n’avaient le choix qu’entre l’acquittement et la condamnation à mort. Travail minutieux, fouillé. Travail indispensable et si utile.
Un grand avocat, Michel Laval, propose pour sa part un récit très tricolore et très vivant de la guerre à l’heure de Charles Péguy, pendant ces cinq semaines qui séparent le départ du poète et de l’homme des Cahiers de la Quinzaine, le 4 août 1914, vers le 276e ri de Coulommiers, de sa mort devant Villeroy, face aux buttes de Monthyon et Penchard le 5 septembre suivant après une retraite harassante. Son Tué à l’ennemi. La dernière guerre de Charles Péguy (Calmann-Lévy) est une plaidoirie bien informée et bien argumentée, et même une sorte de requiem pour ce vieux peuple français toujours en marche que le poète de Jeanne d’Arc avait si bien chanté, y compris pendant la bataille perdue des frontières d’août 1914, quelque part entre Moselle et Hauts-de-Meuse puis dans la retraite épuisante de l’Oise au Valois. Jusqu’à ce prélude imprévu, vers l’Ourcq, à quelques heures du début de la bataille de la Marne.
Enfin, Benjamin Gilles présente Lectures de poilus (1914-1918). Livres et journaux dans les tranchées (Autrement). Le livre n’est pas toujours bien stabilisé, oscillant entre une étude de la grande presse et de l’édition pendant la Grande Guerre, et l’interrogation sur leur lecture par les combattants au front même. Pour ces derniers, il s’agit de tenter de s’informer par-delà les censures et les « bourrages de crâne », mais aussi de se ménager un espace de distraction et d’évasion avec la presse illustrée et le roman populaire, de lutter contre l’ennui ou la peur, et surtout, mais c’est autrement difficile à établir, de mettre des mots familiers sur l’indicible et l’inouï. Bien sûr, le rang social et le degré d’instruction, l’appartenance géographique et linguistique séparent sur tous ces points les officiers et la troupe, et sur ce point, l’analyse de Benjamin Gilles recoupe celle de Nicolas Mariot dans Tous unis dans la tranchée. 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple (Le Seuil). Mais, au bilan, ce livre est tout empli d’une juste déférence envers ces soldats qui, en lisant envers et contre tout, ont voulu marquer qu’ils restaient des citoyens et qu’ils tenteraient jusqu’au bout de lever le voile de l’incompréhensible.
- Déjà en bleu horizon
Avec les trois ouvrages spécialement distingués, le jury a plongé au cœur de la bataille, sans quitter l’horizon de la Grande Guerre. Car le contexte historiographique conduit à penser que le combattant en bataille, qui blesse et donne la mort autant qu’il est exposé à l’une et de l’autre, pourrait bien être au centre, imprévu, des commémorations à venir. Le combattant non plus exclusivement témoin, victime et sacrifié, mais combattant tout court, qui tue pour ne pas être tué, armé non plus au seul nom d’un nationalisme, d’une identité ou d’un culte national débridés, mais défenseur d’un sol et d’un idéal comme en 1792 et 1793, et donc de ce mélange intime d’un territoire et d’un droit valorisés en histoire et en mémoire, attestés par des traditions, des patrimoines et des conflits qui s’appelle, ou s’appelait, une patrie à défendre en payant s’il le faut l’impôt du sang. Et par conséquent, nous ne commémorerons utilement qu’en mettant cette exigence du combat lui-même en regard et en complément de nos tentations dissonantes à l’heure du Centenaire, qui s’appellent aujourd’hui critique de l’histoire nationale, déni des atavismes et des pluralismes régionaux, refroidissement des creusets qui acclimataient les nouveaux venus… Bref, en admettant une fois encore, nous dit Jean-Noël Jeanneney dans son petit livre si incisif La Grande Guerre, si loin, si proche (Le Seuil), qu’il s’agit de considérer « la France face à elle-même » au choc de la guerre, dans l’évolution du feu et de la charge, de l’armement technique, physique et moral du guerrier, et à l’âge aujourd’hui révolu de la conscription et du soldat-citoyen. C’est cela aussi commémorer : non seulement élever un monument, mais rester attentif à ce que Roland Dorgelès appelle le « réveil des morts » connus et inconnus (D’une guerre à l’autre, Omnibus) puisque, Maurice Genevoix en 1972 le disait encore, commémorer est une chose mais consentir à voir encore et toujours La Mort de près (réédité à La Table ronde dans « La petite vermillon ») en est une autre. Il se trouve que cette exigence rencontre des nouveautés historiographiques de l’histoire militaire. À preuve, les trois livres retenus pour délibération finale par le jury.
Le premier est L’Aéronautique militaire française outre-mer (1911-1939) de Jean-Baptiste Manchon (Presses de l’université Paris-Sorbonne). Ce professeur et chercheur en histoire a réussi l’exploit de recomposer le millier de pages de sa thèse de doctorat pour présenter un gros livre (près de deux kilos et sept cent quatre-vingt-dix-neuf pages !) précieux, sur un sujet encore inexploré. Ajoutons que son travail a un atout non négligeable : il est illustré par des photos noir et blanc bien « sépia » en mémoire et des dessins à coloration de haute époque coloniale. Son sujet ? L’avion mis au service de l’empire, l’avion à usage tactique et stratégique, l’avion qui peut mettre au service des ambitions coloniales à la fois le rêve plein de jeunesse de la conquête de l’air d’avant 1914 et l’affirmation de l’aviation militaire en métropole à la faveur de la Grande Guerre. Bref, voler aux colonies, c’est faire confiance aux potentialités futures de l’aviation au combat, bien avant le bombing de la Seconde Guerre mondiale.
Bien sûr, la France n’a pas pu rivaliser avec l’Air Control britannique en Irak, même si son Breguet XIV et son Potez 25 restaient les meilleurs appareils. Bien sûr, il fallut attendre 1916 pour qu’aient lieu des engagements significatifs en Afrique du Nord pour lutter contre les insurrections dans l’Atlas, les Aurès ou le sud Saharien. Bien sûr, l’entre-deux-guerres a créé l’aviation d’outre-mer, en Afrique, au Levant et même en Indochine, pour la reconnaissance et la cartographie, le ravitaillement des postes, l’évacuation sanitaire, l’ouverture de liaisons impériales régulières, le mitraillage ou le bombardement et même la conquête de l’opinion publique avec la Croisière noire de 1933. Mais, pour mille raisons fort clairement exposées par Jean-Baptiste Manchon, il n’y aura pas de Division impériale de notre armée de l’air, et tous les officiers resteront exclusivement français, les biffins et les marins demeurant les grands maîtres du jeu. Et Jacques Frémeaux de conclure dans sa préface, d’une phrase dont l’enjeu dépasse hélas l’aéronautique : « Cette étude permet de réfléchir à ce qui fut et reste encore trop souvent un mal français : des ressources trop modestement calculées, mises au service d’ambitions irréalistes par un ensemble de compétences et de dévouement remarquables. »
Le deuxième, c’est l’Histoire de la cavalerie de François Chauviré (Perrin). La cavalerie, nous dit-il, est l’arme à la fois la plus glorieuse, pour son panache, et la plus décriée, pour sa capacité à peser de manière décisive et durable dans les conflits, au moins jusqu’à l’invention au cœur du xxe siècle de l’arme blindée cavalerie (abc). Son maître, Jean-Pierre Bois, lui avait donné à choisir entre trois sujets de thèse : « Le pas du fantassin », « le son du canon » et « la charge de cavalerie ». François Chauviré a choisi le troisième. Son livre ne néglige pas les aspects chevaleresques, héroïques et même mythologiques qui entourent le combat monté : à nous François 1er à Marignan, le panache blanc d’Henri IV à Ivry, la charge des douze mille cavaliers de Murat dans la boucherie d’Eylau. Il remonte à la plus haute Antiquité. Il singularise et évoque à juste titre les réformes de Gustave Adolphe avec sa « charge à la suédoise », puis les transformations de ladite charge par Frédéric II de Prusse. Il marque bien le chant du cygne avec les guerres de l’empire puis le déclin au xixe siècle, avant la modification de toutes les données techniques, tactiques et morales au xxe.
Mais ce qui rend ce travail si précieux et si bien installé dans les renouveaux de l’histoire militaire, c’est qu’il place au cœur de ses démonstrations ce qui fut si longtemps l’essentiel, dans la symbiose entre un homme et son cheval, entre un cavalier et son escadron : la cavalerie lourde, très lourde, sans éclaireurs ni chevau-légers, sans hussards sur le toit ni carrousels, celle des cuirassiers plus que des dragons ou des éclaireurs, celle qui court à la charge sabre au clair ou lance pointée puis se jette dans la mêlée avec des gestes si longtemps étudiés, répétés, compris, à cet instant de cristallisation d’une violence savante et préméditée. François Chauviré, finalement, nous dit que l’art de la guerre, ou la morphologie de la charge, c’est ce mélange intime de la technique et du courage, une pédagogie du choc, conçue, toute d’exécution, donnée et reçue. Ces choses trop cavalières vont s’effacer de l’horizon de la bataille en 14-18, avec l’offensive à tout prix, morte du côté de Charleroi dès août 14, avec le plan XVII français bousculé par le plan Schlieffen, avec ce déluge technicien de fer, de feu et de sang, avec tant et tant de cavaliers démontés et de d’équidés sacrifiés (Éric Baratay dans Bêtes des tranchées. Des vécus oubliés, cnrs Éditions, consacre à ces derniers les chapitres qui conviennent).
Le prix d’histoire Verdun 2013 a été décerné par un jury unanime à Louis N. Panel pour La Grande Guerre des gendarmes (Nouveau Monde Éditions). Ancien officier de gendarmerie, Louis Panel est donc de ces historiens qui savent de quoi ils parlent. Fruit d’un imposant travail d’archives, y compris orales (il a entendu Lazare Ponticelli, notre dernier poilu, qui n’avait pas oublié les deux gendarmes qui l’avaient arrêté en permission…), nourri d’une connaissance intime du milieu, son livre comble une lacune : nous ne savions à peu près rien d’eux sauf, c’est un topos des récits de la Grande Guerre, à accabler paresseusement ces « cognes » ensevelis sous les reproches, les indignations et la haine de certains combattants, et surtout des biffins, à l’arrière du front et plus encore en permission. Nous avions perdu toute envie de croiser ces parias « qui rendaient invivable la misère du soldat », qui « formaient un front entre les soldats et l’arrière » et dont certains ont pu mourir « d’un coup de couteau des soldats », comme disait encore en 2008 le président d’une association d’anciens combattants : ceux promis, disait la légende corroborée jusqu’à la Chambre par Abel Ferry, à la pendaison au son de L’Internationale dans des trains de permissionnaires de 1917. Louis N. Panel aurait pu s’appuyer sur cette impopularité pour faire mousser l’affaire et nous fabriquer un livre bien enlevé sur l’air du « pourquoi tant de haine ? ». Eh bien, non ! Voici non seulement du neuf et de l’inédit mais du cousu main au plus proche du vrai, sans fioritures ni émotions inutiles. C’est clair, précis, dans une langue impeccable, bien construit, fuyant le pittoresque facile pour partir à la rencontre de faits mieux établis et décortiquer des représentations collectives les plus outrepassées. Ce travail qui fera date nous fait, tout bonnement, revisiter la Grande Guerre.
On suit donc, pour la première fois peut-être avec respect et bonheur, ces vingt-cinq mille hommes « mesurant au moins un mètre soixante-quatre, possédant une bonne moralité et rédigeant convenablement », dont les officiers et sous-officiers venaient le plus souvent des autres corps de troupes, et qui relevaient de la Guerre mais aussi de la Justice et de l’Intérieur voire parfois même des Colonies. On les voit jouer un rôle capital dans l’énorme machine de la mobilisation générale, quitte à déjà abandonner le cheval pour monter à bicyclette, en surveillant les convois ferrés, rameutant les traînards, jalonner les cheminements. On sent quelle pression fut exercée sur les prévôtés dès Charleroi et la Marne, et on peut se faire une opinion réfléchie sur leur part dans l’exercice de la justice militaire. On les suit aussi au quotidien, au front, dans l’arrière-tranchée, patrouillant sur l’arrière-ligne et à l’arrière tout court, on visite leurs popotes et leurs bourguignotes, on les voit lutter contre le pillage et le gaspillage, chasser les avinés et traquer détrousseurs de cadavres et fossoyeurs marrons. Et au chapitre sur leur capacité à « maintenir l’ordre sous le feu », on peut les accompagner sur la Voie sacrée de Verdun où ils réduisaient les embouteillages tout en surveillant la prolifération des alambics clandestins ! Non, il est injuste de dire, avec tant de poilus, que le front commençait « au dernier gendarme ». Car c’est oublier trop vite ceux qui ont servi dans la troupe et sous le feu et qui ne furent pas des embusqués. Enfin, l’analyse des évolutions, décisives, de l’institution elle-même à la faveur de la guerre est clairement expliquée et le rôle du pouvoir civil républicain dans celles-ci est solidement établi, et d’abord celui sans faiblesse de Poincaré et de Clemenceau.
Au bout du compte, nous comprenons mieux grâce à Louis N. Panel combien la gendarmerie fut et demeure un révélateur de notre rapport personnel et collectif à la Nation et au vivre ensemble. C’était à clarifier pour la Grande Guerre. D’autres guerres suivront (Jean-François Nativité vient d’ailleurs de poursuivre l’analyse, pour les gendarmes des départements pyrénéens dans les années 1939-1944, dans Servir ou désobéir ? publié chez Vendémiaire), d’autres paix aussi. Mais cette intimité-là, proche ou lointaine, n’est semble-t-il pas prête de disparaître.