Chaque année, au mois de juillet, le Tour de France cycliste attire des centaines de milliers de spectateurs sur le bord des routes et plusieurs millions devant les écrans de télévision. En dépit des nombreux scandales de dopage, cette épreuve sportive plus que centenaire n’a rien perdu de la ferveur populaire qui l’accompagne depuis ses débuts. La première édition était partie le 1er juillet 1903 de Villeneuve-Saint-Georges et devait rallier Paris au terme de deux mille cinq cents kilomètres et de six étapes, parcourus en dix-neuf jours.
Premier Tour de France cycliste certes, mais était-ce vraiment le premier tour de France ? Trois siècles et demi auparavant, non pas en vélo mais en diligence, un cortège était parti de Paris pour y revenir après avoir parcouru le pays. La régente Catherine de Médicis avait donné le départ de cette grande chevauchée le 24 janvier 1564. Elle devait durer plus de deux ans pour se terminer le 1er mai 1566, après un parcours de quatre mille kilomètres. Âgé de quatorze ans, Charles Valois, qui portait le dossard numéro IX, roi de France, est le leader incontesté de l’épreuve. Il règne alors depuis quatre ans sur un royaume déchiré par les guerres de religion et divisé en féodalités jalouses de leurs prérogatives. Une caravane gigantesque de plusieurs milliers de personnes accompagne le petit roi à la santé fragile et sa mère pour témoigner, ville après ville, de la puissance du pouvoir royal.
Charles parcourt toutes les provinces de son royaume et fait également quelques incursions hors de ses frontières, dans le duché de Lorraine et dans le Comtat Venaissin1. Il passe par les plus grandes villes et s’y arrête parfois plusieurs jours. Troyes, Dijon, Mâcon, Aix-en-Provence, Marseille, Nîmes, Montpellier, Narbonne, Toulouse, Bordeaux, Nantes, Angers, Bourges et Clermont, entre autres, ont l’honneur d’accueillir le cortège royal. Cet impressionnant périple a un double objectif : l’unité et l’intégrité du royaume de France. Le premier souci du jeune souverain est de restaurer et d’affermir l’unité de son royaume déchiré par la guerre civile sans merci qui oppose protestants et catholiques. En traversant les différentes provinces, il renforce l’emprise de la couronne sur le royaume et donc son unité. Les guerres intestines fragilisent le royaume face à ses rivaux, en particulier l’Angleterre et la puissante Espagne. Charles IX, au cours de ce grand tour, rencontre la reine Élisabeth d’Angleterre à Troyes. Il espère également avoir une entrevue avec Philippe II d’Espagne à Saint-Jean-de-Luz, mais ce dernier, bien que son beau-frère, boude la rencontre et se fait représenter. Quelques jours plus tard, il reçoit un émissaire du sultan Soliman le Magnifique…
Unité et intégrité du pays sont en fait indissociables ; une France désunie est affaiblie et en danger de perdre son intégrité tandis que toute défaite militaire ou diplomatique renforce les facteurs de désunion. Par ce grand tour de France, Charles IX et Catherine de Médicis ont tenté d’assurer l’une et l’autre, la coexistence des factions ennemies. Malheureusement, ils n’ont pas réussi, malgré une approche conciliante, à désamorcer le conflit entre papistes et huguenots qui devait aboutir à la sanglante nuit de la Saint-Barthélemy. Il fallut attendre l’accession au trône d’un Bourbon, Henri IV, gendre de Catherine de Médicis, et la proclamation de l’Édit de Nantes pour que soit restaurée temporairement la concorde nationale. Ce tout premier tour de France, bien oublié aujourd’hui, peut être considéré comme la matrice des tours qui se sont succédé par la suite et dont les objectifs, plus ou moins conscients, sont restés les mêmes : l’unité et l’intégrité de la France.
Un autre tour de France est resté dans les mémoires en raison de son caractère populaire : celui des compagnons. Le compagnonnage constitue à la fois une modalité d’apprentissage dans de nombreux métiers, en particulier ceux liés au bâtiment, et un mode d’organisation et de défense des ouvriers de métier2. Plutôt que d’apprendre son métier, selon la tradition, auprès d’un seul maître, généralement un père ou un membre de la famille, sans sortir de son village, le futur compagnon est appelé à multiplier les situations d’apprentissage auprès de différents maîtres et dans différentes régions pour parfaire ses connaissances et sa technique. Par ce parcours, c’est à la fois l’unité et l’intégrité du métier qui sont renforcées dans le cadre national.
Les compagnons du tour de France ne se préoccupent ni d’asseoir l’unité du pays ni de consolider son intégrité territoriale, mais ils reconnaissent que l’espace national dans toute sa diversité est l’espace pertinent de leur savoir et de leurs compétences. Leur tour de France est, de ce point de vue, l’épreuve qui les conduit à l’excellence et les qualifie. Ce n’est pas la France comme nation qui est l’objet du parcours, c’est, à l’inverse, la France en tant qu’espace qui leur confère la reconnaissance de leur savoir-faire. En outre, par ce parcours, le métier atteste de son unité et la maintient. Les autorités monarchiques et ecclésiastiques, qui prétendaient au monopole de la représentation légitime de la France, ont tenté en vain à diverses reprises d’interdire le compagnonnage qui échappait à leur contrôle. Celui-ci a connu son âge d’or au xviiie siècle avant de décliner du fait du libéralisme révolutionnaire et de la révolution industrielle. Il restera cependant perçu comme un idéal d’apprentissage et de fraternité. George Sand en dresse l’éloge dans un récit publié en 1851, Le Compagnon du tour de France3, histoire romancée d’un compagnon qui lui avait été inspirée par le personnage d’Agricol Perdiguier, auteur du Livre du compagnonnage4, compagnon lui-même, élu député en 1848.
Une cinquantaine d’années après celui de la bonne dame de Nohant, un autre tour de France va connaître un prodigieux succès populaire et pas seulement auprès des compagnons. Le Tour de la France par deux enfants paraît aux éditions Belin en 18775, six ans après la défaite infligée à la France par l’armée prussienne. Cet ouvrage éducatif, destiné aux enfants du cours moyen, sera vendu à huit millions et demi d’exemplaires, et sera lu pendant des décennies par tous les enfants des écoles primaires6. On peut le qualifier de catéchisme civique. Il se présente comme un livre de lecture destiné à apprendre à lire, mais aussi et surtout à édifier les enfants en leur inculquant la morale civique et l’amour du pays, programme que résume le sous-titre Devoir et Patrie, deux mots qui concluent également l’ouvrage.
Aucun enfant, et même aucun adulte, ne peut ignorer ce livre qui donne en exemple le périple de deux jeunes garçons courageux. Partis de Phalsbourg en Lorraine, André et Julien traversent toutes les régions de France avant de s’établir dans une ferme de l’Orléanais. Ils passent notamment par Épinal, Besançon, Lyon, Clermont-Ferrand, Marseille, Toulouse, Bordeaux, Dunkerque, Lille, Reims et Paris. Le récit de ce périple initiatique n’a pas pour objectif de dispenser des leçons abstraites de morale et de courage, mais, comme il est annoncé dans la préface, de « rendre la patrie visible et vivante ». Chaque chapitre raconte une étape des jeunes voyageurs, et en profite pour montrer les richesses et les beautés de la France et faire l’éloge d’un grand homme. Le livre est illustré de reproductions de monuments, d’images d’industries ou de diverses activités et d’une carte détaillée de la région traversée.
Ce tour de France ne suit pas précisément le tracé hexagonal des frontières, mais il ne s’en éloigne guère. À la fin du recueil, une carte représente le parcours effectué. Seules les régions de haute montagne, Alpes et Pyrénées, dont les chemins sont trop escarpés pour des jambes d’enfants, ne sont pas traversées. L’Alsace et la Lorraine figurent en grisé sur la carte de France, rappelant que, malgré la défaite, elles ne cessent d’être françaises. La tonalité dominante de ce tour de la France n’est nullement belliqueuse, au contraire. L’auteur dépeint les ravages de la guerre et n’incite nullement à la revanche contre l’Allemagne pour récupérer les deux provinces perdues. L’exaltation de la grandeur de la France, qui se manifeste dans ses réalisations artistiques, ses paysages, ses industries et ses grands hommes, incite plutôt à une compétition pacifique pour apporter la preuve de sa supériorité sur les autres nations. La compétition plutôt que la guerre, supposant amour de la patrie, ardeur au travail et morale civique, tel est le message de ce livre.
Pour comprendre son énorme diffusion, il faut se reporter au contexte de l’époque. La défaite de 1871 et le traité de Francfort à l’issue de la guerre franco-prussienne ont eu pour effet d’amputer la France de l’Alsace et de la Lorraine et de provoquer une sanglante guerre civile. La France est touchée à la fois dans son unité et dans son intégrité, et est confrontée à un nouveau et puissant adversaire qui vient, lui, de réaliser son unité autour de la Prusse : l’Allemagne. La défaite et la prise de conscience du péril allemand vont provoquer une profonde remise en cause et une réflexion en France, notamment en matière d’éducation. L’auteur du Tour de la France par deux enfants, qui a pris le pseudonyme de G. Bruno, référence transparente au philosophe italien Giordano Bruno condamné par l’Inquisition et brûlé vif, n’est autre qu’Augustine Fouillée, l’épouse du philosophe Alfred Fouillée, qui prônait le réarmement moral des jeunes générations par l’enseignement7.
Au début du xxe siècle, les Français sont divisés et la République encore mal assurée face à une forte minorité monarchiste. Plusieurs conflits violents agitent le pays : la question de la laïcité puis l’affaire Dreyfus. Le Tour de France cycliste voit le jour dans ce contexte de fortes tensions politiques. D’une certaine manière, il doit son existence à l’opposition entre dreyfusards et antidreyfusards. En effet, Pierre Giffard, qui dirige le journal Le Vélo, est dreyfusard alors que son principal financeur, le comte Jules-Albert de Dion, député de droite, soutient le point de vue adverse. Faisant primer ses positions politiques sur tout autre considération, y compris les questions sportives, Giffard refuse les publicités de son adversaire qui constituent pourtant une source importante de financement. Ce dernier décide alors de créer son propre journal en 1900, L’Auto-Vélo, dont il confie la direction à Henri Desgrange, ex-recordman de l’heure cycliste. Les deux journaux, qui ont le même lectorat, se livrent une concurrence acharnée8. Pour asseoir sa supériorité, Le Vélo organise des grandes courses cyclistes qui passionnent un large public : Marseille-Paris et Paris-Bordeaux. L’Auto-Vélo doit absolument trouver une riposte du même type s’il veut réussir à s’imposer. Henri Desgrange cherche donc une idée capable d’éclipser les épreuves de son concurrent. C’est alors que son collaborateur, le journaliste Géo Lefèvre, lui souffle d’idée d’un tour de France en vélo. De toute évidence, il se souvient du petit livre d’Augustine Fouillée qu’il a forcément lu à l’école, comme des centaines de milliers d’enfants…
Le premier Tour, celui de 1903, remporté par Maurice Garin, ne suit pas exactement les contours de la France. Ses six étapes, loin des frontières, se situent au centre de l’Hexagone. Cela change à partir de 1905. Cette troisième édition compte neuf étapes et fait parcourir trois mille kilomètres aux concurrents. Le tracé se rapproche des frontières avec les étapes Nancy-Besançon, Besançon-Grenoble et Grenoble-Toulon. L’année suivante, le Tour ne se cantonne pas aux routes de France ; il pénètre en Alsace alors allemande, en Italie et en Espagne. L’épreuve s’ouvre également aux sportifs étrangers, surtout aux Belges et aux Italiens dans un premier temps. En 1909, pour la première fois, le vainqueur n’est pas français, mais luxembourgeois.
Par son parcours et sa participation, mais aussi par ses spectateurs, le Tour de France n’est pas strictement français. Néanmoins, à sa manière, il témoigne de la France et enrôle même l’étranger pour cela. Pendant les trois semaines que dure l’épreuve, chaque jour la carte de la France est imprimée dans une grande partie de la presse afin que les amateurs puissent suivre l’étape parcourue, découvrir la suivante et prendre connaissance du classement général des coureurs. La répétition quotidienne de ces représentations cartographiques réactive les souvenirs des grandes cartes de Vidal de La Blache de l’école primaire et fait de l’Hexagone une métonymie populaire de la France9. Pour les lecteurs des journaux et les téléspectateurs, la France n’est plus une abstraction car elle est rendue visible à la fois par son dessin particulier et par sa réalité vivante, illustrée par les images des régions traversées. De même que Le Tour de la France par deux enfants, le tour cycliste fait primer l’esprit de compétition sur l’esprit de guerre. Les Français sont appelés à montrer leur supériorité non pas sur le champ de bataille mais sur les routes, dans une épreuve sportive pacifique. C’est une autre façon de défendre les frontières que de donner à voir le pays dans toute sa diversité et de faire valoir par une compétition, sinon sa supériorité, du moins son génie et sa grandeur.
À la différence du tour des deux enfants, le Tour de France cycliste n’est pas le tour de la France. Comme pour la grande randonnée de Charles IX, l’article défini n’est pas de mise. La cour royale n’avait pas fait le tour du pays en longeant ses frontières à la manière d’un arpenteur, mais avait parcouru toutes les régions et s’était même autorisé quelques incursions à l’étranger. Ce n’était pas le tour du propriétaire, mais la rencontre de deux France, celle d’en haut venue se montrer à celle d’en bas afin de témoigner de son existence et manifester son intérêt, voire même sa compassion – le roi avait touché les écrouelles. La fusion de ces deux France visait à n’en faire plus qu’une, témoignant de son unité et de la légitimité de l’État pour représenter le pays dans sa totalité.
Sous un mode moins majestueux, mais tout aussi spectaculaire et plus médiatique, le Tour de France cycliste rejoue chaque été la rencontre et la fusion de la France des terroirs et de la France institutionnelle dont l’arrivée à Paris sur les Champs-Élysées est une métaphore vivante. Pour autant, ce n’est pas un oubli des frontières, mais une autre manière de les représenter, car ce ne sont pas tant les frontières qui différencient les États mais, comme le note Michel Foucher à propos des frontières linéaires voulues par la Révolution française, la nature de leur contenu10.
1 J. Boutier, A. Dewerpe, D. Nordman, Un Tour de France royal. Le voyage de Charles IX (1564-1566), Paris, Aubier, 1984.
2 F. Icher, Les Compagnonnages et la Société française au xxe siècle. Histoire, mémoire, représentations, Paris, Grancher, 2000.
3 G. Sand, Le Compagnon du Tour de France, Paris, Michel Lévy frères éditeurs, 1869.
4 A. Perdiguier, Le Livre du compagnonnage, Paris, chez l’auteur.
5 G. Bruno, Le Tour de la France par deux enfants, Paris, Belin frères, 1889.
6 J. et M. Ozouf, « Le petit livre rouge de la République », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. T. I, La République, Paris, Gallimard, 1997, pp. 291-321.
7 A. Fouillée, La Conception morale et civique de l’enseignement, Paris, Revue bleue, 1902.
8 S. Laget, La Saga du Tour de France, Paris, Découvertes Gallimard, 1990.
9 E. Weber, « L’Hexagone », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire. T. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1987.
10 M. Foucher, Fronts et frontières, Paris, Fayard, 1988, p. 50.