Commémorer, se souvenir ensemble. Se souvenir ? Nous savons faire, ô combien, dans le vieil ordonnancement officiel du souvenir civil et militaire, guerrier ou pacifique, avec enfants des écoles et corps constitués en grand uniforme. Nous prétextons aussi du souvenir actif dans l’entrechoc des mémoires si volontiers particularistes chez ce peuple assez schizophrène et compulsif, jusqu’à mettre le passé en accusation parce que l’avenir reste un brouillard. Ensemble ? Là est toute la question, puisque le culte du souvenir exige que ses célébrants sachent au nom de quels projets ils s’assemblent, et que cette visite pieuse et festive aux morts, connus ou inconnus, implique que les survivants et les vivants, d’une génération l’autre, aient le souci, et surtout l’envie, de marcher encore de concert en se ralliant à des signes de reconnaissance, à des drapeaux symboliques, moraux et spirituels. Ce qui pose une redoutable question : nous aimons-nous encore assez pour consentir à prendre le pas de charge et à batailler pour des objectifs de bien commun ? Et admettons-nous qu’être des patriotes assemblés aujourd’hui, c’est donner la priorité à l’intérêt général, décliné dans un récit des origines, sur les intérêts particuliers toujours disparates en mémoire ?
Ce numéro d’Inflexions, une fois de plus, touche au vif en faisant réfléchir à de nombreux attendus de cette interrogation. Droit à l’oubli, droit au silence et refus des mémoires en hypermarché culturel, événements fondateurs (Camerone), lieux de mémoires matriciels (les Invalides), cérémonies et fêtes, hommage aux vétérans et chants aux disparus : voilà pour le plus immédiatement préhensible sinon le plus marquant. Mais ce numéro pousse plus loin le questionnement sur les dimensions européennes et mondiales des commémorations, la mémoire comparée des guerres ou l’indispensable recours à Paul Ricœur pour apprendre à mieux lire.
Le centenaire de la Grande Guerre, il va de soi, est le fil rouge qui lie ce bel ensemble. Car, n’en doutons pas, le souvenir de celle-ci est avec celui de 1789 l’un de ces rendez-vous où une nation et un peuple se reconnaissent ou non. Bref, 2014 est crucial aussi en termes de mémoire et d’histoire, car la commémoration de 14-18 nous pose sous une autre forme ce que le politique, l’économique, le social et le culturel hésitent si souvent à promouvoir et même à formuler : que faisons-nous ensemble ?
À cette question, la Grande Guerre nous propose sa réponse française d’il y a un siècle, qu’il nous faut méditer. Car ce fut la première fois dans notre histoire que les soldats-citoyens sont allés en si grande masse défendre la patrie par devoir, au nom des Droits de l’homme hérités de la Révolution. L’immense majorité d’entre eux ont tout accepté pendant ces quatre années atroces, jusqu’à payer l’impôt du sang, dans une égalité face à la mort que symbolise le Soldat inconnu. Patrie, devoir, Droits de l’homme et sacrifice : ces mots qui peuvent passer pour grandiloquents aujourd’hui étaient alors les mots-clés d’un catéchisme intime pour républicains convaincus. Et nombre d’entre eux pensaient que cette guerre sera la dernière parce qu’en « coupant les moustaches à Guillaume » ils établiront les conditions d’une paix définitive dans un univers réconcilié. C’est donc que pour eux sacrifice était synonyme d’espérance. « Sacrifice » et « espérance », sous couvert de la « patrie » : ces braves-là, si décidés, méritent qu’on s’intéresse à eux.
Le 4 août 1914, Charles Péguy, poète en uniforme de lieutenant, lance : « Je pars soldat de la République, pour le désarmement général, pour la dernière des guerres. »