Au xxe siècle en France, l’« intellectuel engagé » a été un produit national aussi célèbre dans le monde entier que la variété des fromages, la tour Eiffel ou le bal du Moulin Rouge. Mais au xxie, le cancan est moins endiablé : dans les médias, le bavardage et la véhémence tiennent souvent lieu de pertinence et, réciproquement, les messages trop « intellos » n’ont pas la cote sur les réseaux sociaux. Que s’est-il passé au « pays qui aime les idées » ? Et, du coup, faudra-t-il demain réinventer l’intervention publique et civique de l’intelligence ? Moralité : il importe de distinguer une phase A et une phase B dans cette histoire, l’une organique et optimiste, l’autre désabusée1.
- L’euphorie
L’acte de naissance est bien daté. Dans les semaines qui ont suivi la parution, dans L’Aurore de Georges Clemenceau le 13 janvier 1898, du « J’accuse ! » d’Émile Zola, la presse a publié des listes de pétitionnaires qui soutenaient vigoureusement l’écrivain traîné devant les Assises de la Seine pour injure à l’armée. Et leurs signataires demandaient, au-delà du cas crucial de Zola, la révision du procès du capitaine Dreyfus injustement condamné pour espionnage par la justice militaire. Georges Clemenceau puis Maurice Barrès inventèrent alors un néologisme pour qualifier cette minorité protestataire et agissante : le mot « intellectuel », aussitôt accouplé avec le vieux vocable juridique et militaire d’« engagement ».
Au printemps et à l’été de 1898, on décomptera plusieurs milliers de ces pétitionnaires : des universitaires surtout, des hommes de lettres et des artistes souvent d’avant-garde, quelques journalistes et professions libérales, beaucoup de professeurs et d’étudiants, tous massivement Parisiens, tous militants du Droit et du Progrès, de l’Humanité éclairée en lutte contre l’arbitraire et l’obscurantisme, des Droits de l’homme et du citoyen à faire rayonner dans une France fille de 1789 et qui a pour mission de les offrir au monde entier. Peu d’hommes politiques et d’élus parmi eux, sauf Jean Jaurès, qui intervint alors en agrégé de philosophie autant qu’en socialiste et dont Les Preuves, en septembre, ont relancé ce que l’on nommera bientôt « l’Affaire ». La France profonde et son socle rural, l’establishment littéraire et académique, les catholiques (à l’inverse des protestants et des Juifs souvent plus favorables), les notables et les rentiers, les entrepreneurs et les commerçants, la fonction publique sont et resteront soit peu touchés par ce brouhaha trop subversif et trop parisien, soit soutiennent le camp antirévisionniste par souci de défense nationale et de conservatisme social.
Ces pétitionnaires sont convaincus que la Science et la Raison ont installé et entretiennent la Vérité et la Justice dans la cité, qu’elles défendront chaque homme contre l’arbitraire. Descartes-Voltaire-1789-Zola-Dreyfus : leur cheminement est progressiste, car les Lumières ont pris chez eux le pas sur les vieux dogmes religieux et politiques. Les majuscules fleurissent pour mieux défendre des Valeurs laïcisées, sans transcendance ni fins dernières. Et pour ou contre celles-ci, une bataille entre ces porteurs d’idées est aussitôt engagée. Lucien Herr, l’un des maîtres à penser de l’École normale supérieure, salue dans La Revue blanche ces désintéressés « qui savent faire passer le droit et un idéal de justice avant leurs personnes, leurs instincts de nature et leurs égoïsmes de groupe ». Clemenceau dans son journal s’en félicite : « Il faut le dire à leur honneur, les hommes de pensée se sont mis en mouvement d’abord. C’est un signe à ne pas négliger. Il est rare que, dans les mouvements d’opinion publique, les hommes de pur labeur intellectuel se manifestent au premier rang. »
Mais, en face, l’historien de la littérature Ferdinand Brunetière piétine dans la Revue des Deux Mondes ces « pauvres hommes qui ne font que déraisonner avec autorité sur des choses de leur incompétence » et Maurice Barrès, dans Le Journal, tient l’intellectuel pour un « individu qui se persuade que la société doit se fonder sur la logique et méconnaît qu’elle repose en fait sur des nécessités antérieures et peut-être étrangères à la raison individuelle » : pour un anarchiste qui « nous déracine de notre sol, de notre idéal aussi ». Et l’un et l’autre pensent que ce « parti intellectuel » est un foyer antinational, un ennemi de l’armée « Arche sainte », un déni de la tradition et de l’autorité, à combattre comme tel. L’engagement des intellectuels a donc été dès l’origine un corps à corps, avec des camps en présence tout à fait belliqueux : un ciel des idées qui n’eut rien de platonicien.
Ces intellectuels ont bien vite trouvé et chéri des lieux d’expression favoris. La pétition, la tribune ou la chronique dans la presse quotidienne et hebdomadaire. Le rassemblement, dans une salle publique et, plus rarement, le défilé sous une banderole à l’occasion d’une manifestation collective. Plus singulièrement, la revue de haute tenue mais à tirage restreint où l’argumentaire prend ses aises et une fraternité s’enracine : par exemple, pendant « l’Affaire », la frêle Revue blanche contre la Revue des Deux Mondes ou La Revue de Paris autrement plus imposantes ; dans les années 1930-1960, Esprit2, Les Temps Modernes et La Table Ronde ; aujourd’hui Le Débat3 et Commentaire.
Mais leur participation à des regroupements modernes et socialement plus ouverts, facilitée pourtant par la loi républicaine de 1901 sur la liberté d’association et par l’implantation des partis politiques modernes, a été plus aléatoire. Au temps de Dreyfus, les intellectuels ont peuplé des ligues antagonistes : antidreyfusarde, la Ligue de la patrie française de François Coppée, Jules Lemaître et Maurice Barrès a disparu en 1904, tandis que la dreyfusarde Ligue des droits de l’homme fondée en 1898 a su relancer ses actions et a subsisté jusqu’à nos jours4. Mais le phénomène ligueur, si original au départ et si virulent dans les années 1930, s’est éteint. De même a sombré le mouvement des universités populaires, dreyfusard de souche et grâce auquel des universitaires et des savants ont rêvé d’apporter enfin le savoir émancipateur au peuple laissé en friche. Le très actif Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (cvia) lancé en 1934 s’est dissout en 1936 dans le Rassemblement populaire pour « le pain, la paix et la liberté » vainqueur aux élections. Au temps de la guerre d’Algérie, c’est le général de Gaulle qui a réglé la question et non pas les « chers professeurs » insoumis et les signataires du « Manifeste des 121 »5. Autrement dit, au xxe siècle, les intelligences engagées n’ont jamais pu modeler ou moduler durablement des formes nouvelles de l’adhésion politique, ni disputer le leadership civique aux partis institués, aux syndicats professionnels, aux associations spécialisées, aux « rassemblements », aux « comités » et aux « unions » électorales.
C’est là que le bât a blessé. Non pas parce que les intellectuels auraient été infidèles aux valeurs et aux causes qu’ils défendaient depuis l’Affaire. Ils ont su au contraire relancer leurs combats en tentant de faire face honorablement aux nouveautés de leur temps depuis la Grande Guerre : pour ou contre le nationalisme et l’impérialisme agressifs, l’union sacrée, le pacifisme, le communisme, le fascisme, la Résistance et la collaboration, l’Amérique vainqueur et l’Union soviétique menaçante, la démocratie « bourgeoise » et l’extrémisme, le colonialisme et les luttes de la décolonisation, le totalitarisme, la défense de l’Occident, la culture de masse, les luttes et les utopies de Mai 68, la cause du peuple puis celle des femmes, la mondialisation, les crises et leur maîtrise, l’aide humanitaire et l’urgence écologique…
Mais c’est l’événement qui a commandé en déchaînant une violence et une barbarie mondialisées inouïes, qui a sélectionné les urgences, bousculé ou démenti les anciennes pensées progressistes ou conservatrices et leur a imposé son rythme en 1914, 1917, 1929, 1933, 1940, 1958, 1968, 1989, 2001 ou 2020. Et, de surcroît, à chaque épisode de ce traumatisme séculaire à répétition, l’argumentaire d’origine des intellectuels a été trop inconsidérément mis au service de l’alignement banal sur l’échelle du droite/gauche (avec une large préférence pour cette dernière), du parti-guide de type totalitaire, du primat de l’idéologie sur l’idéal, et il a même favorisé l’action extrémiste, groupusculaire et subversive (le maoïsme d’importation par exemple) : autant d’errances et de démissions qui ont brouillé et affadi les références originelles. Ainsi les intellectuels ont-ils été pris en tenaille entre leurs valeurs et la praxis, et en quelque sorte dépossédés peu à peu de la vivacité de leur engagement.
En 1972, après une tournée triomphale au Japon, Jean-Paul Sartre, devenu leur héraut symbolique, a publié un plaidoyer pro domo qui résumait et magnifiait l’aventure, dans un grand luxe d’arguments marxisants6. L’intellectuel, disait-il, est un « technicien du savoir » que sa notoriété pousse à intervenir dans le champ politique, car il ne tolère plus que les finalités universelles de son activité restent dans la dépendance d’un système capitaliste qui sert les intérêts de la seule « bourgeoisie ». Son rôle premier est de dévoiler dialectiquement les contradictions entre l’universel et le particulier dans lesquelles il se débat. L’écrivain engagé est l’intellectuel-type, car il vit celles-ci au plus haut et plus noble degré. Ces propositions narcissiques étaient aussi un aveu d’impuissance et, après les aléas du mouvement de Mai 68 où il avait eu toute sa part, Sartre devra convenir, sans fermer le ban, que l’intellectuel « classique » décrit dans son livre ne pouvait plus en rester au stade de « la conscience malheureuse » et devait trouver « un nouveau statut populaire ». Sinon, il deviendra inutile.
- Le doute
C’est bien ce qui advient depuis un demi-siècle, avec l’entrée du pays dans des basses eaux historiques malgré son sursaut d’orgueil national à l’heure du général de Gaulle7. Dès les années 1970, un discours sceptique et pessimiste sur l’engagement des intellectuels a fait florès et n’a pas cessé de mettre en accusation cette « conscience malheureuse » dont désormais n’auraient plus cure une société désarticulée ignorant le consensus et la négociation, une République aux valeurs fanées, une puissance et une civilisation française à l’universalisme fatigué, un « présentisme » sans héritage ni identité, un individualisme erratique, un monde désenchanté et, somme toute, un humanisme défait. Après tant d’épreuves traversées depuis la Belle Époque, tant de cataclysmes mondiaux, l’avenir est en miettes, le progrès s’est évanoui, la Justice et la Vérité reculent partout : comme dit François Dosse, la « saga » des intellectuels engagés n’a plus de passeport, « les intellectuels français sont passés d’un régime particulier, celui du siècle de l’histoire et de la raison, à la dissolution de cette croyance à la chute du mur de Berlin. Depuis 1989, ils vivent une crise profonde d’historicité ». De Zola à Bourdieu, de Barrès à Debray, Onfray ou Finkielkraut, le modèle d’une présence intellectuelle dans le débat public n’a plus de critères fixes, les interventions sont moralisées, la pétition pieusement recueillie dans Le Monde ou Libération est vite oubliée, l’intellectuel de chaire et de tribune ne mobilise plus, « l’intellectuel prophétique » meurt avec l’Homme universel.
On pourra faire un état des décombres grâce à trois livres qui ont précocement signalé cette déréliction à la française. Dès 1980, le sociologue François Bourricaud suppliait qu’on mît fin au « bricolage idéologique » et concluait : « Vaste programme dont la réalisation suppose que les intellectuels s’attachent à faire accéder la pensée idéologique à la conscience de ses pouvoirs et de ses limites. Mais ils n’y parviendront que s’ils acceptent de renoncer au privilège ardemment réclamé par leur vanité, d’en dire plus qu’ils n’en savent. » En 1985, Marcel Gauchet, co directeur du Débat, diagnostiquait une sortie irrémédiable de la religion dans la gestion de la cité (et non du sentiment religieux), tout en rappelant que « nous sommes faits de ce dont nous sommes sortis et nous continuons de l’être en nous en éloignant ». En 1994, Olivier Mongin, directeur d’Esprit, a plaidé pour un abandon raisonné de l’ancienne polarisation entre le singulier et l’universel qui structurait la communauté intellectuelle depuis 1789, et guettait déjà l’émergence de « passeurs démocratiques » qui ne seraient plus des prêtres séculiers8.
Nul ne peut dire aujourd’hui qu’au milieu de ces grands travaux de déblaiement nos intellectuels se sont évanouis ou se taisent : un simple coup d’œil sur leurs réactions au fort de la crise sanitaire du coronavirus en 2020 suffit à prouver le contraire9. Toutefois, et sans sombrer dans le pessimisme, il faut bien convenir qu’un renouveau de leur engagement rencontre de nombreuses difficultés. Yves Charles Zarka en signale trois10. La première tient à l’extension de ce que Gilles Deleuze nommait le « marketing intellectuel » qui touche les œuvres de l’esprit : la marchandisation peut l’emporter sur le contenu même de la pensée ou sur l’élan artistique, l’intellectuel peut ne plus être ni auteur ni créateur ni savant, mais d’abord bateleur. La deuxième difficulté est la conséquence de la première : l’emprise des médias sur la vie culturelle et sociale est si forte que le journaliste a « désormais la pleine conscience de sa prise de pouvoir dans le monde intellectuel. C’est lui qui décide de ce dont il faut parler et de ce qu’il faut taire », qui fait l’événement, quitte à être aussitôt désavoué dans le tohu-bohu des réseaux sociaux ; le divertissement l’emporte sur l’engagement et l’audience sur l’exigence de vérité. Enfin, troisième difficulté propre aux institutions qui produisent et transmettent du savoir, l’affaissement relatif des universités et de la recherche françaises dans le contexte international rend plus aléatoire une prise de parole des chercheurs et des savants, sauf à faire de ceux-ci des « prédateurs médiatiques ».
En 1927 puis en 1946, après « l’entretuerie organisée des nations et des classes », Julien Benda avait déjà fustigé La Trahison des clercs et tenu les intellectuels pour des « derviches tourneurs » entêtés d’idéologie plus que de vérité. Ce temps n’est plus. Mais l’impératif de l’engagement n’a pas disparu aujourd’hui, même si nul ne sait quelles formes celui-ci pourra prendre. Il reste à souhaiter qu’une fois encore, comme au début du siècle dernier, l’intelligence puisse être convoquée pour « réinventer les aurores »11. En attendant, pour se soulager de tant d’inquiétudes et rire un peu, chacun peut relire Le Confort intellectuel de Marcel Aymé, qui depuis 1949 n’a pas pris de rides.
1 Sur son histoire, voir notamment S. Al-Matary, La Haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France, Paris, Le Seuil, 2019 ; S. Hazareesingh, Ce pays qui aime les idées, Paris, Flammarion, 2015 ; F. Dosse, La Saga des intellectuels français, 1944-1989, 2 vol., Paris, Gallimard, 2018 ; J. Julliard et M. Winock (dir.), Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes, les lieux, les moments, Paris, Le Seuil, 2002 ; P. Ory et J.-F. Sirinelli, Les Intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Perrin, « Tempus », 2004 ; M. Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Le Seuil, « Points », 2006.
2 M. Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la cité (1930-1950), Paris, Le Seuil, « Points Histoire », 1996.
3 Après quarante ans d’existence, Le Débat a cessé de paraître à l’automne 2020 avec son deux cent dixième numéro.
4 J.-P. Rioux, Nationalisme et Conservatisme. La Ligue de la patrie française (1899-1904), Paris, Beauchesne, 1977 ; E. Naquet, Pour l’Humanité. La Ligue des droits de l’homme, de l’affaire Dreyfus à la défaite de 1940, Presses universitaires de Rennes, 2014.
5 J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli (dir.), La Guerre d’Algérie et les intellectuels français, Paris, Éditions Complexe, 1991.
6 J.-P. Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, préface de G. Noiriel, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2020.
7 Voir J. Julliard, Allons-nous sortir de l’histoire ?, Paris, Flammarion, 2019.
8 F. Bourricaud, Le Bricolage idéologique. Essai sur les intellectuels et les passions démocratiques, Paris, puf, 1980 ; M. Gauchet, Le Désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985 ; O. Mongin, Face au scepticisme (1976-1993), Paris, La Découverte, 1994.
9 Par exemple, dès mai et juin 2020 : Tracts de crise. Un virus et des hommes, 18 mars-11 mai 2020, Paris, Gallimard, « Tracts » ; Rester vivants. Qu’est-ce qu’une civilisation après le coronavirus ?, Fayard/Le Figaro ; B.-H. Lévy, Ce virus qui rend fou, Paris, Grasset ; J.-N. Jeanneney, Virus ennemi. Discours de crise, histoire de guerres, Paris, Gallimard, « Tracts » ; O. Rey, L’Idolâtrie de la vie, Paris, Gallimard, « Tracts ».
10 Y. Ch. Zarka, « L’intellectuel : la fin d’un mythe français ? », in Y. Ch. Zarka (dir.), La France en récits, Paris, puf, 2020, pp. 243-258.
11 Et accompagner le très tonique Haïm Korsia, Réinventer les aurores, Fayard, 2020.