L’époque contemporaine, plus obsédée par la sécurité que par la connaissance, reconnaît à l’expert une autorité autrefois confiée au savant ou au médecin. Une substitution étrange et récente. L’autorité est en effet traditionnellement un pouvoir légitimé, ou en tout cas perçu comme tel. Or ce pouvoir est de plus en plus contesté au nom de l’illégitimité d’un principe d’obéissance qui ne remet pas en cause l’autorité proprement dite, mais sa légitimité comme source ou fondement. Dans le domaine scientifique, cet affranchissement se renforce du fait que l’horizontalité de la dispersion des connaissances supporte de moins en moins la verticalité d’un surplomb vécu comme un autoritarisme.
De la même façon que le gouvernement est remplacé par la gouvernance, que la religion s’épuise à faire respecter ses principes, le scientifique ne peut plus désormais asseoir son autorité sur la seule science. Dès lors se profile la tentation du renoncement, du désenchantement des valeurs, voire de l’indifférence. Avec un glissement de l’autorité scientifique reconnue vers une obédience offerte à l’expert. L’expertise apparaît aujourd’hui plus porteuse de légitimité que la science. Pourquoi ?
- La science peut-elle épistémologiquement
fonder une autorité ?
Jusqu’à la fin du xxe siècle, cette reconnaissance était relativement simple, incarnée par quelques modèles : Pasteur, Koch, Bohr, Einstein, les prix Nobel… Confiance, considération, crédit étaient accordés à la science, même si la contestation précédait souvent la confiance (Pasteur, Ehrlich, Jenner…). Mais aujourd’hui, la parcellisation croissante d’une science de moins en moins accessible à l’entendement commun, les annonces fracassantes et apocalyptiques ou la négation aventureuse des dangers réels, présentées comme autant de certitudes, disqualifient un grand nombre de référents. La seule science indépendante de l’observateur que sont les mathématiques est paradoxalement celle qui revendique le moins d’autorité.
L’un des premiers dangers de la parcellisation de l’activité scientifique réside dans la revendication d’une autorité d’autant plus grande que son territoire est réduit. Plus le territoire est petit, plus l’autorité peut devenir ubuesque. Tant que la science tentait de décoder le monde, l’ampleur du projet conduisait à faire rejaillir sur le scientifique le prestige de celui-ci. Aujourd’hui, le bricolage de la connaissance, en faisant perdre de la hauteur et de l’amplitude aux champs explorés, réduit d’autant l’autorité.
Cette remise en cause de l’autorité scientifique a aussi comme fondement la dictature du temps présent, surinvesti, hypertrophié. Le savant est sommé de dire la vérité aujourd’hui, alors que celle-ci est immédiatement effacée par un présent postérieur. La mémoire perd sa valeur, alors que l’autorité a pour nécessaire compagnon le temps. Ce « présentisme » a aussi pour conséquence d’introniser comme véritable autorité celle qui est en voie de constitution et non celle qui est habituellement reconnue. Non seulement l’autorité scientifique ne peut être définitive, mais elle est même beaucoup plus liée à un devenir, à une activité in progress, qu’à un passé révolu. Elle n’est pas celle d’un vieux gardien de phare, mais celle d’un guide dans une zone à risque sur lequel repose la confiance nourrie du feu des expériences et qui, dans un univers nouveau, a le plus de capacités à croiser et à analyser des informations.
Enfin, le passage de la science à la technoscience, puis à la seule technique, suscite un discrédit dont souffrent les chercheurs. La technologie devient la seule partie émergente de l’univers scientifique et son assimilation à des enjeux de marché réduit le chercheur au statut d’appendice à l’économie de marché. Les drames sanitaires, amiante, Distilbène, Thalidomide, vache folle, hormone de croissance, sang contaminé, Mediator, pilule de quatrième génération, catastrophes technologiques, en particulier dans le domaine nucléaire, suscitent un effroi légitime, sommant le chercheur d’évaluer les risques plutôt que d’innover.
Que reste-t-il alors de l’autorité scientifique ? Peu de chose. Le jugement des pairs ? Il est menacé par le mécanisme de la reconnaissance mutuelle : « Je te reconnais, tu me reconnais… » Le statut ? La confusion entre celui-ci et le champ de compétence est particulièrement importante en France, justifiant la méfiance a priori vis-à-vis d’un mérite jugé plus opportuniste que réel. Le charisme ? Il peut se fonder sur une contradiction entre le « su » et le « dit » : un « dit » tonitruant peut masquer un « su » insignifiant. Le danger d’un certain charisme est d’être entendu avant de s’être exprimé. Le pouvoir ? Il permet de faire affluer les moyens financiers et peut donc susciter une autorité qui, en boucle, accroît le pouvoir. Mais si l’argent vient à manquer, elle disparaît ipso facto. Le débordement du champ de compétence ? Combien d’auteurs scientifiques soucieux de rapporter des résultats avec rigueur évoquent dans leur conclusion les conséquences sociales, anthropologiques ou thérapeutiques de leurs découvertes avec une grande légèreté sans rapport avec leurs travaux réels, suscitant moquerie ou indifférence ? La tentation prométhéenne du chercheur ? En proclamant qu’il a créé des neurones pensants ou des cellules qui réparent tout, il peut un temps impressionner un public non informé, mais il s’isole du milieu scientifique, avec ce paradoxe qu’une autorité scientifique non reconnue par ses pairs peut malgré tout toucher le public.
La nécessité de passer par la presse et les médias légitime de plus en plus des autoproclamations qui finissent par s’inscrire dans l’imaginaire collectif comme dépositaires d’une autorité scientifique. Cette reconnaissance médiatique, cette « starisation », favorise l’attribution de subventions qu’une discrétion médiatique fait fuir. Cette voie est dangereuse, car tel scientifique jouissant d’une autorité incontestable aux yeux des médias peut se voir brutalement jeté au bas de son piédestal par les mêmes médias. Entre le scientifique vedettarisé et celui mis au pilori existe une échelle de situations qui rend le public méfiant.
Qu’en est-il de l’autorité médicale ? Si le pouvoir médical reste un fait étrangement anachronique comme le pouvoir universitaire, l’autorité, elle, est en voie de dissolution. Les événements de Mai-68 auront eu raison d’elle – pas du pouvoir ! Car le médecin est devenu un « référent » et le malade un usager. Or un usager juge, compare, sélectionne, s’emballe, délaisse ; la confiance est à temporalité variable, voire ne se retrouve qu’en situation d’extrême vulnérabilité, d’abandon de ses possibilités de choix. Lors d’un infarctus du myocarde ou d’un accident vasculaire cérébral, la confiance dans le praticien qui vous pose une perfusion destinée à dissoudre le caillot est généralement absolue, mais il ne s’agit pas d’autorité. En outre, l’influence des réseaux sociaux et d’Internet dans le domaine de la santé est aujourd’hui considérable. Elle bat en brèche l’autorité médicale, mais ne s’y substitue pas. Les sites médicaux sont abondamment consultés, mais n’ont pas force d’autorité.
L’autorité scientifique et médicale n’est donc pas plus protégée que les autres, peut-être même moins, car elle effraie autant qu’elle fascine. Le scientifique qui parle du nucléaire, des ogm ou des cellules souches est suspect de ne plus s’exprimer en scientifique mais en idéologue. Ce pouvoir va donc être transféré à l’expert.
Un expert est un scientifique convoqué par le juge ou le politique. Notre société en raffole. L’inquiétude pour le futur et le besoin de sécurité suscitent en effet sa prolifération. Plus que le scientifique, c’est lui qui est désormais sollicité : comme l’écrivait Heidegger, nous appartenons à une société de pensée calculante et non à une société pensante. De l’expert est attendu une conclusion certaine, fondée sur des critères chiffrés, et non une réflexion menant à des alternatives incertaines. On lui demande d’inscrire des faits ou des phénomènes dans un schéma de causalité qui rassure. Il n’y a aujourd’hui rien de pire que l’instabilité, le doute. Ainsi, certains grands scientifiques renoncent à donner un avis car ils ne souhaitent pas s’insérer dans le champ de bataille idéologique. Leur rôle est de produire de la connaissance, non d’aider à la prise de décision, c’est-à-dire rationaliser une stratégie à partir de fragments de connaissance. Cette autorité que la société voudrait leur reconnaître ne repose que rarement sur des faits scientifiques. Le sommet de l’absurde réside dans la sollicitation du principe de précaution qui est politique et non scientifique. « J’ai suivi l’avis des experts », dit le politique inquiet de ses responsabilités. La science déstabilise, l’expert rassure. C’est ce qui lui confère son autorité.
Reste la question de l’autorité morale. Quand celle-ci s’aventure sur le chemin de la décision ou du pouvoir, elle risque de tomber dans le piège de l’enfermement dans une application qui comporte toujours des contradictions par essence jugées immorales par d’autres, elle se nie elle-même. Elle peut donc exister comme concept, jamais comme autorité. Un gouvernement qui s’abrite derrière le Comité national consultatif d’éthique échoue dans sa responsabilité.
Ainsi, une autorité scientifique est-elle tout sauf un pouvoir légitime. Elle est interrogation sur elle-même, reconnaissance de sa fragilité. Elle n’a d’existence réelle que lorsqu’elle accepte de discuter des conceptions contraires.
La question fondamentale demeure dans le fait qu’ayant abattu l’autorité, notre démocratie ne supporte plus d’en déléguer à quiconque une parcelle. Elle la confie à des structures communautaires, à des groupes de pression, à des associations militantes qui abusent de leurs capacités à mobiliser pour instaurer une autorité intimidante. Et la science ne fait plus le poids, surtout quand elle s’enferme dans un présent qui méprise le passé, quand son agenda est plus sensible aux médias qu’aux questions fondamentales, quand la parcellisation croissante des connaissances écarte d’une vision élargie du monde, quand l’idéologie croissante des enjeux scientifiques suscite des situations de rejet et d’angoisse, quand l’expertise occupe son champ pour protéger le politique.
Le dernier paradoxe est celui de l’écart considérable qui existe entre la revendication de l’autorité par la science et l’humilité nécessaire à son cheminement. Blanchot disait que le médecin ne doit surtout pas manifester une autorité, car la seule position éthique serait de ne pas faire l’important, car l’important est ailleurs.
Que conclure ? Que notre société passe de la glorification à la mise en pièces de la science qui a perdu son autorité de fait ? Fascinée par le discours démagogique d’un José Bové, le discours alarmiste d’un chercheur à propos des antennes téléphoniques ou du beefsteak anglais, le désastre annoncé de telle vaccination, elle remet en cause les acquis d’une prévention indiscutable ou d’une prédiction très argumentée, sur le climat par exemple. Plutôt que de regretter l’autorité, il faut savoir rêver d’une intelligence collective qui percevrait les contradictions, accentuées par le vertige de la segmentation de la technique. À ce titre seulement, on peut espérer une nouvelle autorité scientifique qui soit fondée sur le sentiment de responsabilité, et non sur une expertise toujours parcellaire et transitoire.