Que la résistance à l’occupant nazi ait pu impliquer des maquisards allemands reste aussi étrange que peu connu. Pourtant, cette épopée, car cela en est une, a contribué à fixer et à inquiéter d’importants détachements ss pendant plusieurs mois de 1944, au prix de lourdes pertes de part et d’autre, dans les régions cévenole et lozérienne.
Tout a commencé par l’énergie militante de François Rouan, dit « Montaigne » (père du signataire de cet article), à l’automne 1943. Né à Foix le 26 juin 1914, ingénieur des travaux publics, il avait combattu au sein des Brigades internationales : convaincu que si l’on ne défendait pas la République à Madrid, la guerre avec l’Allemagne serait inévitable, il avait déserté du 28e régiment stationné en Corse et avait rejoint l’Espagne dès le début de la guerre. Il y rencontra des Allemands antinazis et exclus du parti communiste. Ensemble, ils avaient rejoint le Parti ouvrier d’unification marxiste (poum), un rassemblement d’antistaliniens et d’antimarxistes organisé avec les anarchistes de Durruti, assassiné par les communistes. Car pour l’Union soviétique, l’objectif prioritaire était de profiter de la guerre civile pour établir un pouvoir communiste fort en attendant l’épuisement des démocraties.
À son retour de Catalogne au printemps 1939, où il a combattu jusqu’à la fin, Rouan est arrêté, jugé et condamné à deux ans de prison pour désertion. Après quelques mois, grâce au talent de son avocat, il bénéficie d’une mesure d’amnistie. Il est alors rapidement envoyé en Côte d’Ivoire, d’où il revient avec un bataillon de tirailleurs au printemps 1940. Capitaine, il reçoit la croix de guerre pour sa conduite héroïque durant l’attaque allemande de mai-juin 1940. Après la défaite, il cherche à rejoindre la France libre. Arrêté, il est incarcéré au fort Saint-Jean de Marseille, dont il s’évade rapidement grâce à la complicité de légionnaires. Contraint à la clandestinité, il prend le maquis en mai 1943.
Sur sa réputation, acquise au petit maquis de Baucillon, qu’il a fondé près du village abandonné de La Fare, le chef régional des maquis de la région r3 (Montpellier), André Pavelet, dit « Villars », lui donne l’ordre, en novembre 1943, d’organiser un maquis en Cévennes pour l’armée secrète gaulliste (as). Le recrutement de ses maquisards ne se cantonne pas à des Français fuyant le sto, institué par la loi du 16 février 1943, mais s’ouvre d’emblée aux étrangers, essentiellement des Allemands ayant fui le nazisme et le stalinisme dès 1933 et qui, après avoir été enfermés quelques mois en 1940 dans le camp de concentration de Verlet, travaillent désormais dans les chantiers forestiers et le bassin minier d’Alès. Anciens combattants des Brigades internationales ou anciens membres du parti communiste allemand, le kpo, ils sont d’autant plus déterminés à combattre le nazisme que l’occupation de la zone libre les incite à passer à la clandestinité et à entrer en résistance pour ne pas tomber entre les mains des ss qui les exécuteraient immédiatement.
Mais il faut les rassembler. Ce sera le rôle d’Otto Kühne, ancien député communiste au Reichstag, qui les recrute d’autant plus facilement que, ne parlant pas français, ils sont difficilement intégrables dans des unités de maquisards habituelles. Il leur est en effet particulièrement difficile de passer inaperçus dans la population. En août 1943, le groupe fonde le comité « Allemagne libre » et propose la création d’un corps franc. Au début de 1944, la brigade Montaigne, commandée par François Rouan, secondé par deux adjoints, Ernst Bützov et Otto Kühne comme officier politique, est constituée. Les maquisards allemands sont des soldats entraînés, ayant déjà acquis une bonne expérience militaire sur le front espagnol, ce qui suscitera parfois des dissensions avec les Français sur les meilleures stratégies à adopter, ceux-là reprochant à ceux-ci une forme d’amateurisme. La brigade va rapidement s’enrichir d’éléments espagnols, tel Miguel Arcas, dit « Victor », mais aussi russes, autrichiens, tchèques, yougoslaves et français comme Veylet.
Le 30 janvier 1944, la brigade investit Lasalle, dans le Gard, menacée par la milice créée le 3 janvier. Elle y défile et dépose une gerbe au monument aux morts devant une population stupéfaite. Montaigne manque d’être arrêté à Jalcreste en février 1944. Sa femme sera emprisonnée à Montpellier en mai avec leur fils, qui porte le même nom que son père, né onze mois plus tôt – il apprendra à marcher dans cette caserne des Lauwes, lieu de torture tenu par les miliciens. Les 11 et 12 avril 1944, le maquis, alors composé d’une cinquantaine d’hommes, est encerclé et attaqué par deux mille soldats de la Waffen ss à Saint-Germain-de-Calberte. En lançant des appels dans leur langue maternelle, les maquisards allemands parviennent à désorganiser les combattants ss qui ne savent plus à qui ils ont affaire. Veylet est tué. François Rouan échappe à la mort de façon incroyable. Il est encerclé avec trois maquisards allemands dans un trou d’eau ; l’un d’entre eux, Hermann Mayer, entend compter un lanceur de grenades ss ; il attend le nombre vingt-et-un/vingt-deux pour l’abattre, permettant à la grenade d’exploser au sein du groupe ss, les sauvant ainsi d’une mort certaine.
L’itinérance des hommes du maquis Montaigne est facilitée par la tradition maquisarde protestante et par un certain nombre de pasteurs héroïques qui leur permettent d’être protégés par la population.
En février 1944, un maquis école est créé à la Picharlerie, où les deux maquis Bir Hakeim et Montaigne se rejoignent. Le premier, plus riche en armes, est commandé par un officier audacieux, Jean Barot, qui souhaitait rassembler sous son contrôle l’ensemble des maquis cévenols et lozériens. Adepte de l’action immédiate, son audace effraie les chefs des maquis locaux alors que son panache séduit la troupe. Il a quelques différends avec François Rouan. Ce dernier, en effet, contrairement à Barot, essaye à tout prix de ne pas faire courir de risques à la population : il attaque et disparaît. Ainsi, en avril 1944, la brigade participe activement au combat de Sainte-Croix-Vallée-Française avant de se replier sur le Plan du Fontmort.
Un accord est pourtant finalement conclu. François Rouan intègre le maquis Bir Hakeim et devient l’adjoint de Barot ; Otto Kühne et la majorité des hommes de la brigade rejoignent les francs-tireurs et partisans, main-d’œuvre immigrée (fto-moi) cévenols. Il y alors scission, car le parti communiste essaie de contrôler totalement la Résistance. Montaigne disait toujours : « Nous étions la véritable moi, main-d’œuvre internationaliste, alors que le parti communiste envoyait au combat la “main-d’œuvre immigrée”. » Un grand nombre d’entre eux seront tués, dont Barot, au combat de la Parade, ou bien fusillés à la Toureille. Le 5 juin, après avoir tendu une embuscade meurtrière à une unité de la Waffen ss, Laporte, s’adressant à Otto Kühne, déclare : « Avec vous, camarades allemands, nous avons battu les Boches. » En août, le maquis Bir Hakeim gonfle soudain, passant de deux cent cinquante hommes à près de deux mille grâce au ralliement des survivants du maquis Montaigne et d’autres maquisards. Un Allemand est même devenu responsable militaire du ftp-moi avec le grade de lieutenant-colonel. Ce corps allemand devient la 104e compagnie du 5e bataillon et sera à l’honneur lors de la libération de Nîmes. Ses hommes y pénètrent en effet cachés dans des wagons de marchandises déclarés comme transports de la Wehrmacht… Ils défilent en tête (Martin Kalb, Otto Kühne) avant de recevoir pour certains d’entre eux la croix de guerre. Cela ne les empêchera pourtant pas d’être arrêtés après leur démobilisation lors d’un voyage en train comme agents de la Gestapo, avant d’être relâchés… En août 1944, François Rouan entre à Montpellier à la tête de ses maquisards allemands de Bir Hakeim.
Une plaque apposée en 2003 à Saint-Roman-de-Tousque rappelle les exploits et les sacrifices de ces hommes dans un combat commun, français et allemand, pour la liberté contre le nazisme. Certes ce maquis d’antifascistes et antistaliniens allemands n’est pas la première action de combattants qui se dressent contre l’ordre inique imposé par leur pays en aidant et en donnant leur vie pour le pays agressé, mais leur aventure héroïque mérite d’être rappelée pour l’histoire. Car leur combat a démontré qu’existent des valeurs supérieures à une simple appartenance nationale, des valeurs de résistance qui laisseraient présager de ce que pourrait être une Europe animée d’une vraie vision internationale de l’histoire.