L’autorité, dans l’entreprise comme ailleurs, implique une relation dissymétrique d’obéissance acceptée comme légitime. Celle-ci ne va plus de soi à l’heure de la crise des figures traditionnelles et des repères symboliques de l’autorité. Cette situation n’est pas sans rapport avec les orientations d’un nouveau type de management qui s’est développé depuis les années 1980 et accompagne la modernisation et les réformes. On peut ainsi se demander si les appels réitérés à l’autonomie, à la responsabilité et à la participation de tous ne véhiculent pas une ambiguïté fondamentale, celle d’une dénégation de la relation inégalitaire constitutive des relations d’autorité. Pourquoi faudrait-il laisser croire ou faire comme si tout le monde était ou devait être autonome et également responsable ?
Pour comprendre un tel paradoxe, il est nécessaire de revenir aux origines du modèle d’autorité dans l’entreprise et aux transformations qu’a subies ce modèle sous l’effet d’une critique et d’une remise en cause qui concernent l’ensemble des sphères d’activité.
- « Discipline de caserne », paternalisme et taylorisme
Au xixe siècle, avant même les entreprises industrielles, la discipline au sein des manufactures était obtenue par une contrainte externe sur les corps et sur les subjectivités. Les règlements d’ateliers de l’époque sont révélateurs : les coups de cloche, la sonnette ou le sifflet marquent les différents temps de la journée et l’activité est strictement encadrée par une liste d’interdictions. L’ouvrier contrevenant subit des amendes, des mises à pied ou peut être aussitôt renvoyé. Les gardiens et les contremaîtres sont chargés de faire appliquer un règlement où les interdictions sont nombreuses et détaillées. Les jeux de toute nature, les chants, les cris, les querelles, les propos insolents et grossiers, les paroles indécentes, les inscriptions et les dessins inconvenants, en un mot tout ce qui pouvait troubler l’ordre, sont réprimés1. Mais la « discipline de caserne » décrite par Marx dans Le Capital ne constitue qu’un aspect des pratiques d’encadrement. L’autorité patronale du xixe siècle emprunte ses principaux traits non seulement à la discipline militaire de l’époque, mais également au modèle de la famille ordonnée autour de la figure du père, sévère mais juste, conscient de ses devoirs envers « ses » ouvriers.
En France, dans la seconde moitié du xixe siècle, s’est développé ce que l’on a appelé le paternalisme, lié à un courant patronal chrétien, notamment dans les industries textiles et les charbonnages. Ce courant est soutenu par Napoléon III, qui veut mettre fin au paupérisme et encourage les œuvres sociales patronales. Les industriels de l’époque n’entendent pas seulement développer la production et leurs profits ; ils participent au développement du bien-être de la collectivité en créant des richesses, à l’amélioration matérielle et morale des classes pauvres de la société. L’amélioration du bien-être en termes d’hygiène, de logement, d’éducation, de loisirs… se paie d’une mainmise patronale sur tous les aspects de la vie : « Du berceau au cercueil, tout dépend des compagnies… » disaient les mineurs de l’époque. Ce modèle, s’il comporte bien des aspects spécifiques à l’industrie, est présent dans d’autres sphères d’activité et on retrouve nombre de ses traits dans l’armée.
Un autre modèle, le taylorisme2, émerge à la fin du xixe siècle et au début du xxe aux États-Unis. L’autorité se présente cette fois sous l’égide d’une « science » (la « direction scientifique des entreprises ») qui observe soigneusement l’activité de travail, la découpe et la classe en gestes élémentaires mesurés en quantum de temps, pour en dégager un modèle d’exécution extrêmement détaillé et rigide qui déshumanise le travail et les rapports à l’encadrement. En même temps, le taylorisme implique l’idée d’un contrat entre direction et ouvriers par lequel ces derniers peuvent y gagner en termes d’augmentation de salaires, pourvu qu’ils appliquent strictement la « méthode scientifique » qui permet d’augmenter la valeur ajoutée. Tel est précisément l’ambivalence du taylorisme qui permet de comprendre pourquoi, pendant une période historique, ce modèle a été prégnant dans le cadre de la production industrielle de masse. Ford, disciple de Taylor, va pousser au bout cette logique en l’appliquant à l’organisation du travail dans la grande industrie avec le développement du travail à la chaîne dans la production de grande série.
La Première Guerre mondiale constitue le moment clé de l’introduction du taylorisme en France. Pour répondre aux besoins croissants d’armement, le ministre de la Guerre incite les entreprises à accroître leur productivité ; le travail à la chaîne est appliqué en 1915 à la fabrication d’obus à l’usine Citroën et à la fabrication des chars Renault. Entre les deux guerres, le taylorisme restera limité aux grandes entreprises et c’est surtout au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’il deviendra un modèle dominant, même s’il n’est pas appliqué pareillement partout, l’automobile étant le secteur où il a été massivement mis en œuvre.
- La crise des anciens modèles
La crise de ces deux modèles, paternalisme et taylorisme, intervient dans une nouvelle situation historique marquée par la venue sur le marché du travail de jeunes générations plus instruites, élevées et éduquées dans le contexte de la société de consommation. Le rapport Sudreau sur « la réforme de l’entreprise »3 dresse un constat de cette nouvelle situation en des termes frappants : « En plus de l’enjeu classique portant sur l’augmentation des salaires, des aspirations qualitatives et plus diversifiées sont apparues. […] Elles s’étendent aux conditions de travail, au cadre de vie et aux contraintes de l’organisation hiérarchique. Ces revendications nouvelles sont exprimées souvent par des jeunes travailleurs qui entendent affirmer leur refus d’une vie sans perspective d’épanouissement personnel »4 ; « L’exercice classique du commandement est rendu plus difficile par le refus croissant des salariés de s’identifier à l’entreprise, dès lors que celle-ci est perçue comme une organisation sur laquelle ils n’ont aucune prise »5. Mai-68 est passé par là, qui a mis à mal les anciens modèles.
En tant qu’événement historique, Mai-68 n’appartient à personne, il constitue un moment de pause et de catharsis dans une société qui s’est trouvée bouleversée par la modernisation de l’après-guerre ; il fait apparaître la jeunesse comme nouvel acteur social ainsi que des aspirations à l’autonomie et à la participation. Il n’en comporte pas moins des conceptions qui mettent radicalement en cause le principe même d’autorité.
L’exigence d’autonomie affronte des interdits et des pouvoirs qui s’affirment comme tels, et le refus du lien paternaliste est des plus nets : « Offrir quelque chose à quelqu’un qui n’est pas prêt à se battre pour l’obtenir n’a aucun sens »6 ; « l’autonomie ne s’octroie pas, elle ne se revendique pas, elle se conquiert »7. Mais cette autonomie se veut en même temps « négation de toutes les structures verticales »8 et remise en cause de tout rapport dissymétrique entre les individus. Toute relation d’autorité devient synonyme de domination et d’aliénation, de dessaisissement de soi, de son libre arbitre, au profit d’une puissance étrangère. En contrepoint, l’épanouissement devient une référence première entraînant un renversement de perspective : « Le but primordial de cette révolution est de mettre la société au service de l’individu et non l’individu au service de la société. Tous les cadres de la future civilisation, qu’ils soient économiques ou sociaux, seront édifiés en vertu d’un seul et unique critère : l’épanouissement de l’individu9. »
Le rapport à la temporalité historique se trouve également modifié : l’individualité nouvelle vit dans une temporalité courte et l’héritage culturel ne fait plus autorité ; le bonheur doit se vivre dans le présent. Il tend à la limite à se confondre avec un plaisir qui se consume dans l’instant et appelle un perpétuel renouvellement. Une telle utopie induit un changement dans le rapport au pouvoir et aux institutions, tout comme dans les relations entre les individus. Que ce soit dans les rapports de travail, à l’école ou au sein de la famille et des couples, le doute et la suspicion vont s’installer durablement. Cet « héritage impossible » va se développer dans les années 1970 et finir par s’intégrer à la modernisation des années 1980 menée par la gauche au pouvoir.
- Autonomie et « boîtes à outils »
L’attention accordée à l’individu, la remise en cause de l’autoritarisme ancien, des cloisonnements bureaucratiques, la volonté de prendre en compte les idées des salariés ont produit des changements réels dans les entreprises qu’il serait vain de nier. Mais le nouveau management va développer une rhétorique de l’« autonomie », de la « responsabilité », du « projet partagé », du « management participatif » qui se nourrit des restes décomposés de l’utopie soixante-huitarde et autogestionnaire. Le « mythe de l’entreprise » qui se développe dans les années 1980 transforme cette dernière en un lieu d’épanouissement individuel et collectif, de réconciliation de l’éthique, de l’économique et du social…, grâce aux nouvelles boîtes à outils de la ressource humaine promues par des entreprises de conseil et à toute une littérature du management.
Aux modèles paternaliste et taylorien se substitue un management qui efface les repères traditionnels de l’autorité, brouille la distinction des responsabilités et des rôles. Les glissements sémantiques opérés dans la désignation des fonctions de l’encadrement sont significatifs : il n’y a plus de « chefs du personnel » mais des directeurs qui « gèrent » la « ressource humaine », il n’y a plus de contremaîtres mais des « animateurs d’ateliers », et les services de ressources humaines ont désormais à leur disposition nombre de formateurs, de psychologues et de sociologues…
Dans le même temps où le nouveau management appelle les individus à devenir responsables et autonomes, il multiplie les outils d’évaluation. Grâce à ces derniers, l’évaluation et le contrôle ne passent plus explicitement par la parole et le jugement de l’autre – lequel n’est pas seulement une autre individualité que la mienne, mais aussi une instance hiérarchique institutionnelle repérable comme telle et face à laquelle l’individu est amené à se situer. L’individu est évalué par des outils qui se veulent objectifs et neutres. Maniés par des spécialistes de l’expertise et de l’audit, ils entendent simplement mesurer l’état des capacités et des performances à un moment donné. La longue liste des items de compétences et des objectifs à atteindre n’en constitue pas moins le modèle à partir duquel le salarié est apprécié et qui lui est renvoyé comme une norme à laquelle il devra se conformer. Mais ce modèle ne se présente plus comme tel et le contrôle ne paraît plus imposé. Le spécialiste n’est là que pour guider et aider l’individu à construire son propre « projet personnalisé » en toute « autonomie ». Et ce projet peut lui-même donner lieu à un « contrat » par lequel il s’engage à atteindre les objectifs.
« Autonomie », « évaluation », « contrats d’objectifs » : ces trois éléments forment un tout. À la contrainte externe et aux anciens rapports d’autorité succède l’intériorisation des contraintes et des normes à l’aide de multiples outils d’évaluation de la performance. Et cette évaluation elle-même se veut « auto-évaluation ». C’est comme si les normes émanaient en quelque sorte de l’individu lui-même. La dilution de l’autorité sert toujours les manipulateurs et les démagogues qui soumettent les individus à un pouvoir d’autant plus despotique qu’il est masqué.
- Le management paradoxal
En l’espace d’une trentaine d’années, ce type de management s’est répandu dans l’ensemble des sphères d’activité, entraînant son lot d’angoisses, de stress, de déséquilibres personnels. L’individu esseulé est placé devant une situation contradictoire profondément déstabilisatrice : il est sommé d’être autonome en même temps qu’il doit se conformer à des normes strictes de performances ; l’évaluation se veut « auto-évaluation » alors qu’elle implique procédures et outils sophistiqués élaborés par des spécialistes. Cette situation peut paraître insensée dans la mesure où elle impose sur un mode impératif un type de comportement contradictoire avec ce qu’elle vise : en se soumettant à cette injonction, les individus cessent d’être autonomes. Cette situation est typique du phénomène de double bind (« double contrainte ») mis en lumière par l’anthropologue et psychiatre américain Gregory Bateson (1904-1980). Il consiste à émettre simultanément deux types de messages contradictoires qui enferment ceux qui les reçoivent dans une situation impossible pouvant verser dans la schizophrénie.
Ce management paradoxal survient dans une situation sociohistorique particulière où s’affirme un nouvel individualisme et où les institutions et les collectifs ne jouent plus leur rôle de références comme par le passé. D’un côté, les individus ont tendance à soupçonner tout rapport d’autorité comme le signe d’une volonté de mainmise et de domination à leur égard. Ils se placent ainsi d’emblée, plus ou moins consciemment, en position de victimes. De l’autre côté, les pouvoirs en place n’ont de cesse d’en appeler à l’autonomie, à la responsabilité, à l’implication de chacun, tout en n’assumant pas clairement leur rôle. N’ayant plus ni vis-à-vis solide et cohérent auquel ils puissent faire face ni collectif intermédiaire protecteur, les individus sont rendus responsables de la réussite ou de l’échec d’orientations confuses, souvent incohérentes et mal assumées ; ils sont renvoyés à eux-mêmes dans une logique qui les charge d’un poids de responsabilité difficilement supportable.
En mettant les individus dans des situations où tout paraît reposer sur eux-mêmes, où leur personnalité tout entière est directement mise en jeu, les conditions sont rendues favorables à l’expression débridée des affects et des pulsions. Ce qu’on dénomme le « harcèlement moral » est révélateur de la psychologisation des rapports sociaux, symptomatique d’une crise de l’autorité et des institutions qui ont de plus en plus de mal à assumer leur rôle. Le collectif se délite et les rapports sociaux dégénèrent en rapports « interindividuels » où le face-à-face ne trouve plus à se distancier et à se réguler en référence à une instance tierce qui fasse autorité. Les thérapies en tout genre accompagnent cette érosion en jouant le rôle d’infirmerie sociale.
- L’incontournable autorité
Mais si l’autorité est déniée et dévalorisée, elle n’en continue pas moins d’exister dans le libre jeu des rapports sociaux. Contrairement aux apparences de la communication, il existe un écart important entre la réalité telle qu’elle est appréhendée « sur le terrain », et les discours et les outils du nouveau management. La réalité effective, c’est que les acteurs « font au mieux avec », sans pour autant croire à ce que le management moderniste leur raconte. Lorsqu’un jeune cadre doit encadrer une équipe de gens compétents et expérimentés, il est vain pour lui de jouer sur son statut et sa place dans la hiérarchie s’il se montre incapable de résoudre les problèmes auxquels il est confronté.
L’autorité ne se confond pas avec l’image lisse et feutrée du cadre dynamique, motivé et « communiquant », formé aux outils modernes du management ; elle passe par la reconnaissance de la compétence par ses pairs et ses subordonnés, et s’acquiert dans la capacité à affronter les aléas, les contradictions et les conflits. L’autorité n’est pas une « compétence » et tout comme l’autonomie elle ne se décrète pas, elle requiert une éthique personnelle en situation, des choix cohérents, et le courage de dire clairement les choses. Et si l’on ne dirige plus les hommes comme autrefois, on n’en continue pas moins de les diriger. Il est manipulateur de laisser entendre qu’il n’en va plus ainsi. Il ne s’agit pas de revenir aux pratiques anciennes, mais d’assumer une position d’autorité, tout en reconnaissant la légitimité des différences, des contradictions et des conflits. Contre les bricoleurs du comportement et les démagogues, il est bon de rappeler qu’on ne peut se passer de l’autorité, car celle-ci est constitutive de l’existence humaine et de la vie en société.
1 Jean-Paul de Gaudemar, L’Ordre et la Production, Paris, Dunod, 1982.
2 Du nom de son fondateur, Frederick Winslow Taylor, ingénieur de profession.
3 La Réforme de l’entreprise. Rapport du comité présidé par Pierre Sudreau, Paris, Union générale d’éditions, 1975.
4 Ibid., p. 34.
5 Ibid., p. 22.
6 Nous sommes en marche. Manifeste du comité d’action Censier, Paris, Le Seuil, 1968, p. 44.
7 Ibid., p. 35.
8 Ibid.
9 Ibid., p. 235.