Peu de concepts sont aussi idéalisés et proclamés que le secret médical. Son ancienneté attribuée à Hippocrate lui confère une aura de légitimité, de socle, qui lui permet apparemment de traverser les siècles et d’être respecté comme un élément fondamental de la relation entre le malade et le médecin. Ce n’est pourtant qu’une illusion. Avant la Renaissance, le secret médical n’avait ni sens ni existence. Le début d’une épidémie n’était gardé secret que pour des raisons politiques ou commerciales. Mirko Grmek situe le passage de la protection du groupe à celle de la personne à la fin du xve siècle1, que Napoléon formalisera en 1810, conférant au médecin une autorité légale dont la profession médicale se saisira comme d’un privilège ; la médecine est désormais une discipline humaine à part des autres professions.
C’est le xixe siècle qui fera du secret médical une garantie de confiance entre le malade et son médecin, en particulier pour les maladies vénériennes – la syphilis se répandait alors insidieusement. Mais autant le secret était garanti aux patients qui se confiaient à leur médecin, autant les prostituées étaient dénoncées à la justice et emprisonnées. Et dans le même temps, une sérologie syphilitique négative était réclamée pour l’intégration dans la fonction publique.
Face à l’épidémie de sida, les mêmes pratiques ont refait surface : création de « sidatoriums » à Cuba, demande de déclaration obligatoire identifiante pour les personnes dites séropositives, mais aussi, de façon plus subtile, apposition de pastilles rouges sur les dossiers hospitaliers des malades. La rupture du secret médical était justifiée par un risque hypothétique de transmission. Heureusement, l’anonymat est resté dominant, en partie grâce aux associations de militants particulièrement investies sur cette question.
La pandémie de la Covid-19 a ravivé les inquiétudes liées au risque de contamination. Et cette fois-ci, le sujet dépisté positif a perdu son secret médical. Comme si c’était naturel. Certes, il n’est pas livré en pâture, même si certains politiques affichent leur positivité avec quelque gloriole, mais sa situation de transmetteur potentiel l’oblige à dévoiler l’identité des personnes avec lesquelles il a été en contact et à prévenir son employeur. Son refus sera jugé comme attentatoire à sa qualité de bon citoyen. De plus, le résultat de son test est accessible à l’ensemble des pharmaciens et des biologistes – l’application TousAntiCovid, elle, maintient a priori le secret médical.
Ainsi le secret médical dépend-il des situations concrètes, même s’il demeure un devoir du médecin selon le Code pénal (articles 378 ou 226-13) et le Code de déontologie médicale, et est devenu un droit de la personne en 2002 avec la loi dite Kouchner.
- Dérogations et ruptures
Un droit de la personne, mais un droit accompagné de multiples dérogations, obligatoires ou facultatives. Obligatoires la déclaration des maladies contagieuses, des alcooliques présumés dangereux, des certificats médicaux de maladie professionnelle, des hospitalisations d’office pour raison psychiatrique, des incapables majeurs, mais aussi la lutte contre le dopage, la requête des médecins lors d’une garde à vue, l’accès total des dossiers à l’Inspection générale de la santé2. Facultatif le signalement des sévices infligés aux mineurs de moins de quinze ans, des femmes victimes de violences conjugales, des personnes dangereuses pour elles – mêmes ou détenant une arme. Sans oublier les assurances qui essaient à chaque occasion de vérifier l’adéquation de la maladie ou de la mort de l’assuré avec ses déclarations antérieures. Certains médecins s’y laissent prendre, révélant des informations qui devraient rester confidentielles. Une rupture du secret médical qui demeure heureusement rare.
Ainsi un long cortège de ruptures, toutes apparemment justifiées, remet en cause le secret médical. Mais il faut compter également avec les ruptures banales, quotidiennes, au nom de la transparence, d’un principe de précaution dévoyé, de l’attention portée aux victimes, de la sécurité… Et plus grave encore, à cause de l’insouciance hospitalière : noms des patients laissés à la vue des familles ou des visiteurs sur les dossiers qui transitent dans les salles d’attente, appel d’un nom dans une consultation, présence de ce nom sur des radiographies présentées publiquement aux étudiants pendant les staffs… Il suffit alors qu’une personne connue soit hospitalisée pour que les raisons de son hospitalisation soient diffusées par les étudiants présents, qui expriment ainsi leur pouvoir de transgression, par d’autres personnels de santé, voire par des patients ou des familles présents dans les lieux.
Comment, par exemple, respecter le secret médical dans une consultation réservée à une seule maladie ? La concentration de malades atteints de la même affection est en elle-même un facteur de rupture : « Alors lui aussi… » Cette désinvolture trouve son contraire dans les hôpitaux militaires habitués par nature au secret-défense et à l’accueil de personnalités politiques. La fermeture de l’hôpital du Val-de-Grâce a réduit cette singularité, heureusement maintenue dans les autres hopitaux d’instruction des armées (hia).
La société est donc enfermée dans un paradoxe ou un oxymore : l’exigence de transparence et le maintien simultané de la confidentialité. Tout dépend si l’on est malade ou bien portant. Ces derniers sont par essence plus nombreux et moins vulnérables ; ils n’ont rien à craindre de la levée du secret médical, juste à perdre le plaisir de la curiosité et du bavardage, inconscients de ses conséquences. Le paradoxe est particulièrement aigu et identifiable dans le cas de la contamination par le vih : la personne qui tait son infection porte une lourde responsabilité morale, voire pénale, mais le ou la partenaire contaminé n’avait qu’à se protéger… L’exception douloureuse est celle de la situation d’un couple dont l’un des membres est infidèle sans que cette infidélité soit connue. Cette violence conjugale relève-t-elle de la loi ou de la morale commune ?
Il en est de même pour les maladies génétiques. Un médecin averti de la présence de l’une d’entre elles doit tout faire pour convaincre le sujet index, c’est-à-dire celui chez qui la découverte est faite, de prévenir les membres de sa famille afin que ceux-ci puissent prendre des mesures de prévention éventuellement nécessaires. Garder le secret est compréhensible, le révéler est responsable, mais cette responsabilité expose le sujet index à une culpabilité qui n’a pas lieu d’être mais qui est ressentie comme telle.
La mort même ne délivre pas de l’obligation du secret médical. Un malade peut demander que le nom de sa maladie ne soit pas dévoilé après son décès. Ce qui peut susciter des interrogations de la part de sa famille. Seul le juge est habilité à autoriser le médecin à lever le secret, si celui-ci lui porte préjudice (reproche d’erreur diagnostique, de soins erronés…).
- Secret médical et données de santé
Les questions liées au secret médical concernaient jusqu’ici la relation médecin/malade, mais la donne a changé avec l’émergence des « données de santé ». Les informations sur nos conditions de vie, notre santé, les consultations et les soins reçus, à l’hôpital ou en ville, sont désormais collectés quotidiennement et hébergés par l’Assurance maladie. Leur valeur informative est considérable. Ces informations permettraient d’établir des stratégies diagnostiques et thérapeutiques nouvelles, sans cesse revues en fonction des données obtenues : mise en évidence de facteurs sociaux inconnus, comparaison à long terme des thérapies, localisation des cas de Covid-19 à partir du financement des tests par l’Assurance maladie…
Mais des obstacles demeurent, en particulier la difficulté pour l’Assurance maladie de mettre à la disposition des chercheurs les données qu’elle possède, qu’elle considère comme sa propriété et comme confidentielles. L’argument sans cesse réitéré est qu’il s’agit de données sensibles et qu’il existerait un risque qu’une personne malveillante ou trop curieuse accède à une information personnelle identifiante – un argument invalide car ces données sont anonymisées et cryptées. Ce « cadenassage » place la France dans le peloton de queue des pays développés en termes de recherche alors qu’elle devrait être la première en raison de l’universalité de l’accès à l’Assurance maladie, unique au monde.
Un dernier paradoxe repose sur la crainte excessive de cette mise à l’encan du secret médical par les banques de données publiques et la légèreté avec laquelle les citoyens livrent aux réseaux sociaux et aux plateformes des gafam leurs données personnelles intimes, en particulier médicales, sans imaginer que celles-ci, emmagasinées dans des clouds, permettent aux opérateurs de les utiliser à des fins plus commerciales que scientifiques. D’un côté l’angoisse injustifiée d’un observatoire public gestionnaire des données, de l’autre l’ignorance de l’usage désinvolte de ces mêmes données confiées sans consentement à des acteurs économiques privés. Le numérique fait peur là où il serait d’un usage très utile, mais n’effraie pas là où il est dangereux. Par exemple, confier les données du Health Data Hub3 à Microsoft, qui n’a pas signé le protocole de confidentialité des données européennes, témoigne d’une grande imprudence…
Ainsi, le secret médical est de plus en plus fragilisé. Et cette fragilité lui confère une valeur à restaurer, je dirai même à construire. Le fondement du secret médical est éthique plus que déontologique. Il est celui d’une protection liée à la vulnérabilité que constitue la maladie face à l’ordre policier, sanitaire, voire moral. Le médecin doit assumer la responsabilité morale du maintien de la confidentialité. Ce n’est pas un article du Code, mais un respect de la personne soignée. Garder un secret est difficile, le diffuser à la portée de chacun. La médecine est fondée sur la parole, pas sur le bavardage. Georg Simmel ne disait-il pas que « si la socialisation humaine est conditionnée par la capacité de parler, elle est modelée par la capacité de se taire »4 ?
1 M. Grmek, « Le secret médical », Concours médical n° 85, 1963, pp. 4177-4182.
2 Je me souviens que lorsque j’étais médecin responsable de la prison de la Santé, j’ai refusé, au nom du secret médical, qu’une commission européenne puisse consulter les dossiers de prisonniers malades du sida. Un inspecteur général de la santé, alerté par la direction de la prison, a exigé leur mise à disposition.
3 Plateforme des données de santé créée en 2019 pour faciliter le partage des données de santé issues de sources variées afin de favoriser la recherche.
4 P. Baudry, « L’enjeu politique du secret », Agora, 1996.