L’être humain éprouve depuis toujours le sentiment que le progrès technologique lui assure une maîtrise croissante sur le monde qui l’entoure. Son orgueil le conduit même à remettre en question sa propre vulnérabilité désormais protégée des vicissitudes, des aléas, des catastrophes, grâce au « principe de précaution ».
L’humain avance ainsi, brandissant de la main droite son intelligence conceptuelle et de la main gauche son projecteur de précaution. Il s’aventure dans l’inconnu avec plus de certitude que de prudence, la précaution confinant plus à la maîtrise de l’incertitude qu’à celle de la prudence proprement dite. Cette tentation n’est pas récente. Ce qui est récent, c’est la mise en forme presque administrative du progrès technologique. S’il est parfois remis en question, c’est plus le fait de quelques esprits attachés à la tradition, de quelques « amish », bref de nostalgiques attardés en décalage ou en rupture avec leur temps.
Ainsi, le progrès technologique fascine, et il n’y a pas de semaine où quelques nouvelles avancées ne remettent en question l’équilibre ancestral, si tant est qu’il y ait un moment où l’humanité se soit située sur ce point utopique de l’adéquation parfaite entre son existence et son environnement.
La mémoire est de plus en plus courte. Les erreurs, les impasses sont rapidement oubliées. Seul compte le présent arrimé à un futur nécessairement plus performant. Avec l’illusion que l’homme continuera d’être à la source de son futur et non à sa traîne. Cette impression de certitude à continuer la distribution de cartes méconnaît le fait que les joueurs utilisent désormais un jeu battu d’avance par d’autres. Cette impression de liberté acquise grâce au progrès n’est bien souvent qu’un leurre. Celui-ci est invisible, car il fonctionne nécessairement comme toute illusion, c’est-à-dire offrant l’apparence d’un choix plus ou moins responsable, plus ou moins ouvert, alors que les enjeux échappent de plus en plus aux citoyens.
Je propose ici, à partir d’une expérience de la médecine techno-scientifique contemporaine, une tentative d’extrapolation à un rapport haute technologie et guerre.
Le progrès médical repose sur une évidence. Il y a même peu de domaines où l’espérance d’un recul indéfini de la souffrance et de la finitude ne soit aussi ancrée dans l’imaginaire collectif. L’imagerie a rendu le corps de plus en plus transparent. Son fonctionnement caché offre de moins en moins de mystère, à tel point que chaque avancée technologique ouvre un nouvel espace à la compréhension diagnostique. Il ne serait pas question de rendre un non lieu de maladie en l’absence d’un « écho » radar, l’écho remplace la main, l’œil, et l’oreille. L’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique finit par rendre visible le fonctionnement même du cerveau, certains disent de la pensée ; à une question posée, la réponse n’est plus orale mais une image d’activation (traduisant une consommation d’oxygène locale augmentée en fonction du lieu d’élaboration de l’activité cérébrale). La pensée devient ainsi une sorte de carte topographique d’usagers du métropolitain qui, cherchant une station de métro et le meilleur trajet pour s’en rapprocher, observe l’allumage du chemin… Peu à peu, l’élaboration mentale devient un circuit visible sur lequel on peut intervenir à chaque minute.
Les chiffres biologiques s’accumulent, et il est de plus en plus difficile d’affirmer la normalité d’un état sans recourir à d’innombrables données, toutes reliées à une normalité décrétée. Tout écart traduit nécessairement une déviance suspecte, même si sa signification demeure bien souvent imprécise, avec une valeur diagnostique et pronostique parfois aléatoire. Mais l’existence des paramètres l’emporte sur leur réelle signification.
La thérapeutique médicale et chirurgicale s’enrichit chaque jour de nouvelles molécules et de nouvelles techniques. Le sentiment général est qu’aucune maladie n’est désormais à l’abri d’une ressource thérapeutique, même si l’écart entre une donnée scientifique et le réel impact thérapeutique est généralement plus grand que l’opinion générale ne le pense.
La chirurgie elle même devient obsolète dans ses voies d’abord classiques. Ouvrir un ventre, un crâne, un thorax appartiendra bientôt au passé néandertalien, au moment des premiers trous de trépan de l’homme des cavernes. La cœlioscopie, c’est-à-dire la chirurgie à travers l’introduction d’un instrument de chirurgie sous la visée binoculaire de l’observateur a rendu désormais obsolète l’observation de l’abdomen à ventre ouvert. La vésicule biliaire, le côlon, la prostate, la rate sont enlevés par cette technique qui laisse à la seule blessure par arme blanche le monopole de la cicatrice.
La chirurgie robotisée : Il paraissait difficile d’imaginer qu’un malade puisse être opéré à distance par des instruments robotisés pilotés par un chirurgien situé dans une autre pièce, voire dans un espace distant de plusieurs kilomètres. Cette robotisation de l’acte chirurgical a eu pour finalité initiale l’opération à distance lors des vols habités dans l’espace. Les robots effectuent des actes minutieux, parfois inaccessibles à une main humaine, d’où les promesses sans fin de leur développement. Ainsi, les techniques médicales ont changé et vont encore plus changer. Quelles conséquences peut-on dès maintenant envisager ?
J’en vois plusieurs.
L’imagerie créant une virtualité du corps est parfois une source d’angoisse injustifiée, car toute image anormale n’est pas nécessairement pathologique.
La réduction du fonctionnement mental à quelques signaux d’activation témoigne d’une incapacité croissante à accepter une complexité fonctionnelle en fait inatteignable en particulier au niveau du cerveau. L’exemple des machines à détecter le mensonge en vogue aux usa dans les années 1950, en constitue une démonstration simple. Peu à peu, cette technique a été abandonnée pour resurgir de façon plus moderne avec l’imagerie fonctionnelle par résonance magnétique. La technique l’emporte sur le sens réel. Peu importe au fond si l’on peut être certain d’identifier celui qui ment, la technique dit qu’il ment.
L’abondance des chiffres biologiques risque de transformer tout être humain en une mosaïque d’éléments hétérogènes non reliés les uns aux autres. Leur autonomie excessive finit par être une source d’erreur diagnostique ou d’attribution excessive à telle ou telle pathologie.
Le corps disparaît de plus en plus, comme la parole, d’ailleurs. À quoi bon examiner le corps d’un malade et l’écouter quand des instruments très performants disent sa vérité à distance ? Cette informatisation des données du corps humain contribue fortement à la déshumanisation de la médecine en assimilant ce corps à un corpus de données informatiques et non à un corps souffrant avec toute la subjectivité. La technique médicale finit par confisquer à elle seule la médecine. Elle convoque le malade au lieu d’être convoquée.
La chirurgie médiée par un tube ou un robot n’est pas sans poser des problèmes inattendus en cas de panne ou de mauvaise programmation.
Alors, après ce long détour par la médecine, que peut-on envisager dans le rapport entre haute technologie et guerre ?
Dans un premier temps, le progrès technique modifie radicalement l’armement. La puissance de feu poursuit une courbe ascensionnelle logarithmique. L’émetteur est volontiers miniaturisé, invisible. Le site récepteur est identifié avec précision. L’intensité des dommages peut être faite avec une modélisation efficace. La « guerre des boutons » au sens propre du terme advient. Les protections se renforcent d’autant et les nanotechnologies offrent des ressources toujours plus efficaces aux boucliers protecteurs des personnes. Les performances techniques de l’imagerie médicale peuvent se mettre au service de l’armement en repérant par exemple les modifications induites dans le cerveau par des gaz contenant des nanoparticules dont l’effet paralysant, euphorisant, ou momentanément hallucinatoire pourrait perturber l’ennemi. La jonction d’un bombardement de nanoparticules avec un rayonnement laser pourrait créer des blessures apparemment inapparentes, silencieuses, extrêmement efficaces.
L’invisibilité des défenses ennemies pourrait disparaître grâce aux procédés d’échographie radar associés à des récepteurs de changements thermiques de plus en plus sophistiqués, permettant de repérer le moindre déplacement ou la moindre présence de matériel militaire. Chaque soldat devient une unité informatique à lui tout seul, émettant sans cesse, et recevant des informations lui permettant de se situer dans un environnement hostile dangereux, et qui donnent au commandement la possibilité d’organiser le déplacement de chacun en fonction permanente des données informatiques. Les drones remplacent de plus en plus les avions d’attaque habités, évitant ainsi d’exposer des hommes à un tir de missiles de plus en plus précis. Peu à peu, l’homme est remplacé par l’armement. Au lieu d’en être le vecteur responsable, il devient l’objet même de la technique. Son armement le pilote et en fait un instrument. L’arme décide pour lui. L’homme devient le fusil. Le fusil devient le tireur. Cette délégation de pouvoirs s’introduit de façon subreptice de la même façon que la technique médicale finit par remplacer le jugement et le discernement en s’appliquant mécaniquement à l’être humain.
Deux risques me semblent vraisemblables : l’un concerne la transformation de la guerre en « play station », c’est-à-dire en une sorte de console informatique de commandement, délivrée de sentiment de réalité humaine. La disparition du lien physique, de la parole, peut susciter une étrange déshumanisation des rapports humains dans la guerre. Un pilote de chasse à 12 000 mètres, une altitude qui évite les tirs de missiles, et qui repère ses sites de bombardement sur sa console, finit par perdre peut-être totalement le sens des réalités humaines.
Le second concerne les conséquences pour les civils. À partir du moment où les professionnels sont équipés d’armes d’une grande précision technique, et sont protégés par des équipements à la hauteur des menaces, les populations civiles deviennent alors infiniment vulnérables. Elles n’ont pas accès aux outils informatiques et redeviennent alors simplement des êtres humains fragilisés. De la même façon que la médecine, par ses performances technologiques exclut, de fait, le plus grand nombre de personnes qui sont inadaptées à ces outils, on peut craindre que la guerre ne devienne, pour les seuls militaires, une situation d’extrême sécurité et pour les civils une situation d’extrême insécurité.
Toutefois, la concentration technique sur quelques outils informatiques les rend paradoxalement très vulnérables. Il suffira d’une attaque sur un centre nerveux pour paralyser une armée qui aura perdu le sens du contact. Justement, ce combat au contact deviendra étrangement angoissant, et une armée peu rompue à cette situation pourtant primaire et archaïque risque d’être prise de panique.
Peut-on imaginer d’autres modes de guerre chimique, bactériologique, virologique ? Je n’en sais rien, sinon que l’utilisation de telles techniques risque de se retourner rapidement contre ceux qui les ont utilisées. Leur maîtrise est difficile. Ici la médecine est en première ligne. Peut-elle contribuer au progrès technologique de tels armements ? Ou au contraire, s’y refuser ? C’est un problème éthique majeur. Ne pas faire de recherches expose à une grande fragilité, en faire, expose à la barbarie.
Le terrorisme utilise étrangement peu ce recours terrifiant aux armes chimiques ou biologiques. Les quelques emplois de libération de gaz mortels (sarin) par les terroristes japonais ont fait peu d’adeptes. L’humanité finit par s’habituer à l’explosion meurtrière d’un kamikaze qui s’intègre au monde combattant. La référence japonaise ici encore lui donne même ses lettres de noblesse. Il sacrifie sa vie pour une cause qu’il croit juste. Celui qui introduit en revanche une toxine bactérienne dans un réservoir d’eau douce d’une ville, tuant plusieurs dizaines, voir centaines de milliers de personnes est mis au ban de l’humanité.
Cette répugnance qui limite la recherche devrait se limiter à inventer ou découvrir des contre mesures efficaces et non de nouvelles armes offensives. L’éthique d’une armée s’y refuse absolument. Le gazage des kurdes par Saddam Hussein le condamne plus sûrement que tous les massacres par balles. L’usage du zyklon B marque à jamais d’infamie une partie de l’armée allemande.
Le paradoxe existe d’un discours sécuritaire parallèle à l’usage des hautes technologies. Plus la médecine progresse, plus l’obsession sécuritaire se développe. Plus les hautes technologies se déploient, plus l’opinion publique demande à l’armée une protection tous azimuts. Elle est même sollicitée de remplacer la police pour faire régner l’ordre. Chaque progrès thérapeutique est immédiatement lesté d’une demande de réassurance, quel qu’en soit le prix. L’affrontement d’un risque même mineur est jugé de plus en plus insupportable. En sera-t-il de même pour les rapports entre haute technologie et armée ? L’obsession sécuritaire ne finira-t-elle pas par l’emporter sur la capacité stratégique offensive par notre extrême vulnérabilité à ce sentiment ?
Les exemples récents d’agression spécifiquement dirigés contre la police plus que sur les populations civiles peuvent inquiéter la police elle-même. Malgré son dispositif d’intervention de plus en plus sophistiqué, devenir la cible principale est d’autant plus angoissant pour la police que sa fonction essentielle est de venir en aide aux populations et non d’être l’objet même de l’hostilité. Un rapport peut-être ambigu peut être fait avec le sida. En effet le virus vih est peu agressif, voire inoffensif pour l’ensemble de l’économie de l’organisme. En revanche, sa cible principale, voire unique, est le système immunitaire qui est justement destiné à protéger le corps des agressions. Devenir l’enjeu unique de l’infection conduit le système immunitaire à l’apoptose c’est-à-dire à un suicide qui finit par l’emporter sur la mort par la destruction virale elle-même. Cette comparaison, pour le moins hasardeuse, est ici pour signifier que la sophistication d’un système de protection peut paradoxalement conduire à en faire une cible privilégiée sans défense possible, puisque c’est le système de défense lui-même qui devient l’enjeu réel et non ce qu’il défend… On peut concevoir que le développement technologique accroît sa vulnérabilité. Sur ce point une attaque ciblée sur quelques « cerveaux » centralisant l’informatique décisionnelle pourrait avoir des effets désastreux. Une panne d’électricité dans un hôpital a des conséquences démesurées. Enfin la haute technologie modifie la psychologie de ceux qui l’utilisent. La médecine en est un bon exemple. Le reproche est souvent adressé au médecin d’une déshumanisation croissante. La vérité est que son accueil devient moins disponible à mesure que l’emploi des hautes technologies s’accroît. L’usager d’alcool, de drogues, la personne âgée en savent quelque chose, eux qui ne sont plus accueillis comme des malades à part entière. La haute technologie choisit ses usagers ! L’armée, équipée d’armement de haute technologie deviendra-t-elle réticente voire hostile au combat de proximité par sa dépendance croissante aux prothèses nécessaires ? Partir à la bataille sans une protection quasi absolue, confortable et légère, capable de fermer des blessures éventuelles ou d’administrer un antalgique automatiquement, de reconnaître la trace d’une menace biologique ou chimique, deviendra bien difficile. La délégation du combat à des robots tueurs peut devenir une tentation légitime mais ce développement de haute technologie peut aussi tomber dans les mains de groupes terroristes contre lesquels aucune défense ne sera possible. Les étudiants en médecine sont friands de technologie qui leur donne le sentiment d’une puissance de plus en plus grande. Ils sont de moins en moins prêts à accueillir les plus démunis, pour lesquels ils se sentent justement démunis d’armement. Ils n’éprouvent guère de nostalgie du passé. Ils n’ont pas de respect d’une mémoire de Camerone ou Bazeilles. Ils seront donc peu enclins à imaginer une médecine qui ne soit pas seulement arrimée à une haute technologie et l’émergence de l’éthique médicale est loin de faire recette pour des esprits scientifiques et épris de rationalité froide.
En conclusion notre monde qui change a peine à imaginer un devenir qui devienne totalement dépendant de la technique. La médecine n’aime pas être confrontée à cette exigence de lucidité. L’armée peut-elle être plus lucide ? Il y faudra autant d’imagination que de courage.