N°10 | Fait religieux et métier des armes

David Cumin

Le droit islamique de la guerre

L’islam est la religion d’Abraham, de Moïse et de Jésus, révisée par Mahomet (570-632), le dernier des envoyés divins. Ses sources sont le Coran (al Quran, le « Livre de la Révélation »), le Hadith (le récit des paroles et actions du Prophète), la charia (l’ensemble des préceptes relatifs à la conduite de l’individu, qu’ils soient de nature religieuse, morale ou juridique, ou droit islamique au sens large), et le fiqh (l’ensemble des préceptes juridiques relatifs aux rapports entre individus, dans leurs aspects sociaux, économiques et politiques, ou droit islamique au sens strict), un système élaboré coutumièrement (la sunna) par les savants et non par une autorité législative. L’ijtihad désigne l’effort intellectuel et prudentiel visant à compléter, corriger et interpréter les normes de la charia.

L’orthodoxie en islam se présente sous la forme de quatre écoles, chacune créée par un imam dont elle porte le nom : Hanifa (mort en 767), Malik (795), Chafi’i (820), Hanbal (855). Le droit islamique comprend un « droit international » (siyar), qui règle les rapports au sein du monde musulman d’une part, entre le monde musulman et le monde non musulman d’autre part. Traditionnellement, le droit islamique du temps de paix traite de la condition des étrangers, des ambassadeurs et consuls, des traités, du commerce, de l’arbitrage ; le droit islamique du temps de guerre traite de la déclaration des hostilités après ultimatum, des règles du combat et du traitement des prisonniers, du statut des terres et des populations conquises, de l’acquisition et du partage du butin, de la conclusion de la trêve ou de la paix. L’ouverture du monde à la révélation transmise par l’archange Gabriel à Mahomet est désignée par le terme fath. C’est à partir de cette notion que se développe la doctrine du jihad.

  • Droit islamique et droit international général

En tant qu’États membres de l’Organisation des Nations Unies (onu), les pays musulmans relèvent du droit international général ; en tant qu’États musulmans, membres de l’Organisation de la conférence islamique (oci), ils relèvent du droit international islamique. Ils appartiennent ainsi à deux ordres juridiques, en droit de la paix comme en droit de la guerre. L’obligation universelle de respecter les principes généraux ou les règles coutumières du droit international implique que ce dernier ait réellement un caractère universel. Or, à la fois laïc et d’origine européo-américaine, celui-ci conserve un aspect ethnocentrique malgré les revendications et les résultats obtenus par les pays du tiers-monde. Les États issus de la décolonisation sont parvenus à imposer le principe de la table rase en matière de succession d’États : les traités conclus par les puissances coloniales ne les lient pas, sauf s’ils manifestent la volonté de les reconduire. En accédant à la qualité d’État souverain et en adhérant aux Nations Unies, ils ont cependant accepté les règles de la Charte en jus ad bellum, ainsi que les règles coutumières du jus in bello1. De plus, la plupart d’entre eux ont adhéré, avec ou sans réserves, aux Conventions de Genève du 12 août 1949 et à leurs protocoles additionnels du 8 juin 1977, ainsi qu’à d’autres instruments du jus in bello et du droit des armements. L’étude du droit islamique de la guerre montre néanmoins à quels conflits de normes peuvent être confrontés les États musulmans. Auparavant, une brève comparaison entre christianisme et islam s’impose.

  • Christianisme et islam

Le christianisme et l’islam sont deux religions écrites (elles sont donc ouvertes aux conflits d’interprétation, mais le christianisme romain dispose de l’autorité pontificale pour fixer le dogme), inspirées puis révélées donc transmissives, monothéistes, dualistes (le Dieu créateur transcendant est séparé du monde créé immanent, mais l’incarnation du Christ fait la jonction entre l’humain et le divin puisqu’il est à la fois « vrai homme et vrai Dieu »), parousiques, universalistes, missionnaires, communautaires (l’Umma est à la fois Église et État ; le christianisme, lui, sépare les deux), théocratiques, ritualistes, égalitaires, métaphysiques (la vie ici-bas n’est qu’un passage vers la vie dans l’Au-delà), qui ont emprunté au paganisme indo-européen (gréco-romain d’un côté, gréco-perse de l’autre) tout en combattant le polythéisme.

Les deux différences les plus sensibles portent sur la distinction du spirituel et du temporel d’une part, sur la guerre d’autre part. Ici, le port des armes est incompatible avec l’état de clerc, là, il est le privilège du musulman. Cette double différence s’explique par l’histoire autant que par le message théologique. Le christianisme est apparu dans un Empire romain doté d’une forte armée, d’une administration efficace et d’une haute culture. Dans ce contexte, et indépendamment des paroles du Christ, l’Église ne pouvait se développer et s’imposer par la force des armes ou se substituer à l’État. Elle parvint à christianiser l’empire puis les royaumes germaniques, mais l’appareil religieux et l’appareil politique restèrent toujours distincts, y compris dans la société chrétienne médiévale. L’islam, au contraire, dès sa naissance dans une péninsule Arabique arriérée, a lutté armes à la main pour s’imposer ; il n’a pas séparé le religieux du politique, si bien que le droit coranique embrasse toute la société. La Chrétienté occidentale est née d’une catastrophe : la chute de l’Empire romain. L’islam, lui, a commencé par un triomphe : la conquête (futuhat) d’un empire après les victoires sur les Byzantins et les Perses. Il fut guerrier dès l’origine.

Chez les chrétiens comme chez les musulmans, la fonction morale du gouvernement est de commander le Bien et d’interdire le Mal, autrement dit de permettre à l’individu de vivre vertueusement, en bon chrétien ou en bon musulman, afin de préparer son Salut. Dans ce cadre, les sujets doivent obéissance. Si l’autorité ordonne le Mal, si elle gouverne en dépit de ce que Dieu a révélé ou en privilégiant ses intérêts particuliers, il faut désobéir au tyran (taghut) car la souveraineté revient à Dieu seul. Le pouvoir comme l’obéissance sont limités par les préceptes divins que ni les gouvernants ni les gouvernés ne peuvent changer. Le christianisme et l’islam reconnaissent cependant à l’autorité une présomption de légitimité et interdisent de pratiquer à la légère la désobéissance. Dans le domaine de la morale, tous deux préfèrent un contrôle « horizontal » (communautaire) à un contrôle « vertical » (étatique) : chaque croyant est « responsable » de ses coreligionnaires qu’il doit conseiller, corriger ou réprimander lorsque ceux-ci sont tentés par le péché. Mais en islam, l’État est simultanément Église, alors que dans la Chrétienté, l’État, armé mais spirituellement subordonné à l’Église, est distinct de celle-ci, désarmée mais spirituellement supérieure.

  • Représentation du monde et doctrine de la guerre

Étant donné l’importance de la guerre dans la genèse et l’essor de l’islam, le Prophète, les autorités et les oulémas (docteurs en droit musulman) ont élaboré une doctrine de la guerre et du droit de la guerre : le jihad, au sens de la « petite guerre sainte »2. Cette doctrine a été fixée très tôt, comme l’ensemble de l’islam, puisque le sunnisme, à la différence du chiisme, a dès le xe siècle déclaré close la « porte de l’interprétation » (bid’a). Le jihad ne fait pas partie des cinq prescriptions rituelles fondamentales (ibadat) de l’islam que sont la profession de foi (chahada) en l’unicité de Dieu (tawhid), la prière (rak’a), l’aumône (zakat), le jeûne durant le ramadan, le pèlerinage (hajj) à La Mecque. Ce n’est donc pas un devoir individuel, sauf si le territoire musulman est envahi par des armées infidèles ; dans ce cas-là, tous les croyants doivent lutter contre l’envahisseur en oubliant, au moins provisoirement, ce qui les divise ; il s’agit d’une obligation individuelle (fard ayn) pour les musulmans du territoire envahi, d’une simple obligation collective (fard kifaya) – c’est-à-dire incombant aux autorités – pour les autres musulmans. Pour les radicaux, il s’agit d’une obligation individuelle pour tous les jeunes musulmans aptes (chabiba). Certains voudraient même faire du jihad le sixième pilier de l’islam…

La « guerre sainte » n’est pas nécessairement un « ultime recours », mais elle dépend assurément de l’« espérance raisonnable de succès » (deux critères traditionnels de licéité de la guerre dans la doctrine chrétienne). Si les musulmans sont forts, ils doivent s’imposer aux infidèles, sinon ils peuvent composer avec eux en vertu de la doctrine de la « dissimulation » (taqiyya). L’alliance militaire avec des infidèles est-elle alors permise ? Du point de vue traditionnel, elle est exclue pour ce qui touche à la sécurité d’un territoire musulman ou pour combattre d’autres musulmans, sauf s’il s’agit d’hérétiques3. Inversement, en cas de guerre contre une puissance infidèle, les musulmans doivent rompre toute relation avec les non-musulmans relevant de cette puissance. Chez les radicaux pratiquant l’attentat, cette doctrine de la « rupture et fidélité » (al wala wa-l bara) justifie le décès de musulmans tués parce qu’ils se trouvaient à proximité des infidèles visés, prêtant au soupçon de se lier avec eux.

À la doctrine du jihad correspond une représentation spécifique du monde. Celui-ci se partage en deux : les territoires où domine l’islam (Dar al-Islam) et les autres (Dar al-Koufr). Ces derniers se subdivisent en espaces de la guerre (Dar al-Harb) ouverts au combat (qital) et en espaces de la paix (Dar al-Ahd) ouverts à la prédication (dawa). Les deux voies de l’action religieuse sont la plume (al-qalam) et l’épée (al-sayf) : avant de vaincre, il faut essayer de convaincre. Au sein des espaces de la paix, on distingue les pays tributaires ou avec lesquels des traités inégalitaires ont été conclus (Dar al-Kharadj), les pays amis ou liés par des traités égalitaires (Dar al-Sulh) et ceux avec lesquels nul traité n’a été conclu (ce qui les rapproche du Dar al-Harb). S’ajoutent les pays hérétiques (Dar al-Rafid). Salam désigne la paix entre musulmans, la « vraie » paix ; ahd, la paix « conventionnelle », donc révocable. Le Dar al-Ahd correspond à la situation dans laquelle le souverain non musulman accepte la prédication islamique sur son territoire, sans exiger de réciprocité (pas de mission non islamique en terre musulmane).

L’islam ne désigne pas un lien territorial mais un lien personnel : être musulman suffit pour être membre de l’Umma, quel que soit le territoire dans lequel on se trouve. On naît musulman (par le père), sans avoir besoin de baptême ; mais les non-musulmans peuvent se convertir. À quel droit les musulmans doivent-ils obéir en pays non musulman : au droit musulman ou au droit local ? Sur ce point, il faut distinguer les territoires dans lesquels ils restent minoritaires et où il leur faut composer de ceux dans lesquels ils deviennent majoritaires. L’obéissance à l’autorité infidèle n’est alors plus légitime, l’insurrection est justifiée et les États musulmans sont autorisés à soutenir les opprimés (mustad’afun). Un souverain non musulman peut-il exiger l’obéissance de sujets musulmans – la question se posa avec l’expansion coloniale russe et ouest-européenne ? Oui si, sous son autorité, l’observation de la loi musulmane est possible (le territoire demeure Dar al-Islam). Mais il leur est impossible de participer à des guerres contre d’autres musulmans qui seraient décidées par des gouvernements non musulmans. L’islam traditionnel, quant à lui, recommande aux musulmans résidant en pays infidèle de partir (hijra, d’où dérive le mot « hégire », la fuite de Mahomet hors de la ville natale, La Mecque, et son exil à Médine) plutôt que de subir une loi infidèle. Un autre choix serait le « communautarisme » : les musulmans devraient bénéficier d’un statut dérogatoire, propice à leur « rassemblement » (tajammu) et à leur « cohésion » (takattul). L’acceptation par un musulman d’un droit non musulman peut être appréciée de deux façons : soit comme un acte de « dissimulation », permettant de vivre en paix sous une autorité non musulmane (l’islam permet au croyant qui séjourne hors de l’Umma de ne pas montrer sa foi), soit comme un acte d’apostasie (irtidad).

  • Le droit islamique de la guerre

En islam, il n’y a de guerre juste que la « guerre sainte », c’est-à-dire celle ordonnée par l’autorité politico-religieuse et menée par des combattants habilités qui se placent sous le signe du croissant, selon les modalités permises, et dont la récompense est la rémission des péchés, donc la promesse du paradis car le combat est assimilé à la pénitence et la mort qui en découle au martyre. Dans le christianisme, au contraire, la guerre peut être « juste » ou « sainte » ; une guerre qui n’est pas « sainte » peut être « juste ». Pour l’islam, la « guerre sainte » doit être livrée avec une « intention droite », le critère de la sincérité du combat au service de Dieu permettant de déterminer la destinée eschatologique du combattant (les actes sont jugés selon les intentions).

Le jihad est décidé par l’autorité légitime : autrefois le Prophète, les califes (les « successeurs du Messager de Dieu ») et les sultans, de nos jours les chefs d’État et de gouvernement (raïs). Autant d’autorités qui peuvent être conseillées par des avis (fatwa) donnés par les oulémas. Mais hier comme aujourd’hui, les mouvements radicaux récusent le monopole gouvernemental du jus belli, et revendique les droits de la belligérance, soit contre les régimes en place accusés d’apostasie, soit contre les puissances infidèles accusées d’agression : en cas de défaillance du gouvernement légal, tout ouléma pourrait déclarer le jihad et tout musulman préparé pourrait mener celui-ci contre l’infidèle ou l’apostat.

Le but du jihad est la défense ou la propagation de l’islam. Il s’agit de combattre ses ennemis extérieurs : les infidèles (harbi ou kafir), païens, juifs et chrétiens, mais aussi zoroastriens et Sabéens – habitants du royaume de Saba –, « gens du Livre » (ahl al-Kitab). Vaincus, les païens n’ont le choix qu’entre la conversion et la mort ; les « gens du Livre », eux, peuvent opter pour la conversion ou la soumission. Mais il s’agit aussi de lutter contre les ennemis intérieurs, apostats (murtadd), hérétiques (rawafid) et rebelles, qu’il est nécessaire d’anathémiser (takfir) au préalable. L’autorité étant instituée par Dieu, toute rébellion contre l’autorité musulmane est une rébellion contre Dieu ; inversement, la rébellion est justifiée contre une autorité musulmane devenue apostate ou hérétique, c’est-à-dire rebelle envers Dieu. La finalité ultime du jihad est la paix, la « vraie » paix qui règnera lorsque l’humanité sera réunie dans l’islam. La parole de Dieu s’adressant à tous, il est du devoir des croyants de convertir ou de soumettre ceux qui ne l’ont pas encore adoptée, du moins de les y inviter ou inciter. Une obligation collective qui incombe aux autorités et durera jusqu’à ce que le monde soit converti ou soumis à la « loi divine » (hakimiyya).

Certains juristes et théologiens ont prôné le jihad défensif qui n’autorise à combattre les infidèles que si ceux-ci attaquent les premiers. Mais la plupart ont adopté le jihad offensif, qui prône la guerre dès que les circonstances sont favorables. Une position intermédiaire consiste à autoriser le jihad dans le but de récupérer des territoires musulmans perdus (Jérusalem, l’Andalousie, le Cachemire, la Palestine…), suivant le principe que tout acquis est irréversible aux frontières comme au cœur de l’islam : il n’est pas admis qu’un musulman se convertisse à une autre religion ni qu’une terre musulmane retourne à la mécréance, même si les musulmans y deviennent minoritaires. Ainsi, il existe un jihad de défense, le devoir de chaque musulman (obligation individuelle) de défendre le territoire de l’islam en cas d’invasion ; un jihad de conquête, le droit sinon le devoir de l’autorité (obligation collective) d’étendre le territoire de l’islam ; un jihad de reprise, le devoir de l’autorité de reprendre les territoires perdus par l’islam ; un jihad de préservation, le devoir de l’autorité de réprimer les hérésies ou les rébellions ; un jihad de restauration, le droit, sinon le devoir, de chaque musulman de s’insurger contre l’autorité apostate4.

Pour participer au jihad, il faut être un homme musulman majeur, sain de corps et d’esprit, éduqué et préparé (i’dad), ayant reçu l’autorisation de ses parents (s’ils sont musulmans) et de ses créanciers (idem). D’où une sextuple limitation de la qualité de combattant : pas de femme, pas d’enfant, pas d’infidèle, pas d’infirme ni de fou, pas d’improvisation. Mais les femmes doivent participer au jihad défensif en cas d’invasion, et il est possible d’enrôler des supplétifs non musulmans. Les obligations envers les parents et les créanciers cessent également dans ce cas. Sinon, la piété filiale ou le remboursement des dettes sont au-dessus du jihad, une hiérarchie que récusent les radicaux ! Le combattant (mujahid) obéit à un commandant (amir) et, si les prescriptions du jus ad bellum et du jus in bello islamiques ont été respectées, meurt en martyr (chahad)5. Le martyr est aussi celui qui décède volontairement pour la foi, afin de témoigner à défaut de vaincre ; mais celui qui n’est pas menacé d’être tué n’a pas à se suicider et n’a pas à tuer d’innocents (les attentats-suicides perpétrés en civil contre des civils constituent une triple transgression). Les radicaux, eux, estiment qu’il n’y a pas de civils innocents : tout électeur, tout contribuable en Occident est complice des forces armées déployées contre l’Umma ; la terreur se trouverait également justifiée par le verset 60 de la sourate « Le Butin » du Coran, qui prescrit aux musulmans de rassembler leurs forces pour « terroriser l’ennemi d’Allah et le vôtre ».

Le but du jihad étant d’obtenir la conversion ou la soumission des infidèles, il est indispensable, avant d’ouvrir les hostilités, de les convier à se convertir ou à se soumettre6. Une fois ouvertes, les hostilités obéissent à des règles qui doivent être enseignées et dont la violation prive le jihad et le mujahid de leur légitimité religieuse, car ne doivent être utilisés que les moyens légitimes ou permis par Dieu (shar’iyya). Le combattant a une éthique. Les livres de droit indiquent les actes permis (halal) et ceux qui sont interdits (haram). On retrouve dans le jus in bello islamique les principes généraux du jus in bello universel, notamment les principes de distinction, de nécessité, de proportionnalité, de loyauté et d’humanité7, mais pas celui de fidélité, car les personnes captives ou les populations conquises sont incitées à se convertir. Autrefois, le butin était autorisé, de même que l’enlèvement des femmes pour le plaisir du soldat ; les captifs, s’ils pouvaient être relâchés, notamment en échange de musulmans faits prisonniers, encouraient aussi la mise à mort ou la réduction en esclavage, ou libérés contre rançon.

Traditionnellement, quatre situations entraînent la fin des hostilités. Soit les musulmans parviennent à convertir leurs ennemis qui sont alors assimilés aux musulmans. Soit ils conquièrent le territoire des infidèles, qui se soumettent mais gardent leur religion (ils perdent leur souveraineté mais conservent leur identité) et sont alors dhimmi, c’est-à-dire qu’ils sont protégés à condition qu’ils paient un tribut (jizya), souscrivent à une infériorité de statut, demeurent séparés des musulmans, acceptent la prédication islamique tout en s’abstenant de prosélytisme. Soit encore, ils concluent un traité avec les vaincus, qui acceptent de verser un tribut et bénéficient alors d’une paix conventionnelle (ahd) ne pouvant être rompue par de simples considérations d’opportunité mais pour des motifs de fond. Soit enfin, un traité est conclu mais sans qu’un tribut soit imposé : les infidèles bénéficient alors d’une simple trêve (hudna), que l’autorité musulmane pourra rompre opportunément mais après avertissement. L’expansion européenne, à partir du xviiie siècle, bouleversa cette posture. Conformément à la double doctrine de l’irréversibilité des acquis et de la supériorité de l’islam, il n’est pas envisagé dans les livres de droit que les musulmans puissent se convertir, se soumettre ou verser un tribut !

Le jihad prend fin lorsque les infidèles acceptent de se soumettre. Il n’y a ni extermination ni assimilation, mais discrimination et séparation des non-musulmans (organisés en millet sous l’autorité de leur Église), jusqu’à leur conversion. L’horizon de l’islam étant universel, l’ensemble des groupes humains est susceptible de connaître le dhimma – la soumission aux musulmans – à défaut de l’aslama – la soumission à Dieu. S’il n’est pas dhimmi, l’infidèle qui veut circuler, résider, commercer ou travailler en terre d’islam (mustamin) doit bénéficier d’une autorisation pour laquelle il verse une taxe. La doctrine de l’aman, qui invoque l’intérêt de l’Umma de ne pas se couper du reste du monde, garantit au mustamin la protection de sa vie, de sa liberté et de sa propriété. Les non-musulmans ne sauraient bénéficier d’un droit d’asile ou d’un droit au regroupement familial ; l’autorité musulmane peut renouveler ou interrompre le permis de séjour, mais elle doit permettre à l’étranger de regagner son pays d’origine. Si l’autorité peut résilier l’aman, elle ne peut refuser le dhimma aux infidèles qui l’acceptent ou en remplissent les conditions, car le dhimma, corollaire du jihad, est une institution sanctionnée par Dieu. Mais en cas de rébellion ou de fuite en terre non musulmane, les dhimmi s’exposent au châtiment.

  • Le problème de la guerre entre musulmans

En apparence, le problème de la guerre ne se pose qu’entre musulmans et non-musulmans. Il ne saurait y avoir de conflit entre croyants, puisque seul est admis celui provoqué au nom de l’islam. Mais l’Umma est divisée en plusieurs États. Et le principe du règlement pacifique des différends entre musulmans connaît des exceptions : la guerre est permise contre l’apostasie, l’hérésie ou la rébellion.

L’apostasie est rigoureusement interdite. L’apostat est pire que l’infidèle : nul accommodement avec lui n’est permis. Il n’a le choix qu’entre le retour à l’islam ou la mort. Et s’il s’agit d’un dirigeant, le devoir du croyant est de le destituer. L’apostasie revendiquée est rare dans l’histoire de l’islam, or il est fréquent que les autorités ou les contestataires recourent à l’anathème contre leurs adversaires. Ceux qui imposent des lois impies sont des impies ; s’ils sont ou se disent musulmans, alors ils sont apostats et doivent être traités comme tels. C’est cette argumentation qui a été utilisée contre les gouvernements ou les mouvements n’adoptant pas l’interprétation de l’islam donnée par les radicaux. De même, l’allégeance aux infidèles est une cause d’apostasie : tel est le cas des gouvernements ayant reconnu Israël, ou qui mettent leur territoire (terrestre, maritime, aérien) à disposition des Occidentaux pour des opérations militaires, ou qui ont conclu des alliances avec des pays occidentaux. L’obéissance à un gouvernement impie est également une cause d’apostasie qui peut, elle, toucher les agents publics voire les simples citoyens ! La rébellion se distingue de l’apostasie en ce sens que les rebelles ne renient pas l’islam mais recourent aux armes en son nom à l’encontre d’un gouvernement accusé d’impiété. Par conséquent, un jihad entre musulmans est concevable s’il s’agit de renverser un gouvernement « impie » (doctrine du « soulèvement pour la cause de Dieu ») ou de mater une révolte « impie » (doctrine de la « répression pour la cause de Dieu »).

Le problème est qu’il n’existe aucune autorité islamique8 comparable à la papauté dans le catholicisme ou aux grands ayatollahs dans le chiisme, qui serait habilitée à dire la « vraie » doctrine et à déclarer légitime ou illégitime tel gouvernement ou telle insurrection. Il n’existe qu’un clergé de fait, les oulémas, formés dans les universités islamiques (notamment Al-Azhar, en Égypte). Eux seuls sont susceptibles de prononcer l’anathème, après avoir pris les précautions requises : employé mal à propos, le takfir amènerait la sédition au sein des croyants. L’exigence d’un gouvernement conforme à l’islam peut être interprétée de manière minimale – sauvegarde publique des prescriptions rituelles fondamentales –, ou de manière maximale – intégralité islamique de l’ordre social et prosélytisme armé. Selon les radicaux, les gouvernements qui se disent musulmans doivent appliquer rigoureusement la loi islamique. Ils ne manquent pas de dénoncer les « oulémas de palais », c’est-à-dire les docteurs musulmans inféodés aux autorités ou appelant à l’arrêt de la violence, et ils se prétendent des « oulémas de guerre sainte ».

Les radicaux dénoncent la « corruption » (fasad) et appellent au « renouveau » (nahda). Ils systématisent les doctrines de la « rupture et fidélité », de l’« unicité de Dieu » et de la « loi divine ». La rupture avec les impies doit être totale et permanente, et cette obligation est collective et individuelle. Autrement dit, les États musulmans doivent s’abstenir de toute alliance avec les États non musulmans (y compris à l’onu), les croyants ne peuvent se lier d’amitié avec des non musulmans, le droit d’origine occidentale doit être aboli. Si la souveraineté n’appartient qu’à Dieu, nul ne doit lui être associé (chirk) et nul ne doit contester sa loi : la Constitution est ainsi condamnée car elle représente une autre loi fondamentale que celle de Dieu, tout comme la démocratie qui octroie le droit de légiférer à d’autres qu’à Dieu (à faire du peuple l’égal de Dieu ou à adorer le peuple à l’égal de Dieu). À l’instar des chrétiens qui « associent » Jésus et Marie à Dieu, les musulmans adoptant ou acceptant les conceptions occidentales (par exemple les mouvements participant aux élections) deviennent eux aussi des « associationnistes » (muchrik). Quant à ceux qui refusent de prendre position sur la « conformité à l’islam » de leur gouvernement, ils sont accusés d’« hypocrisie » (munafiq) ou de « compromission » (irja). Face à ces munafiqun ou à ces murji’a, les radicaux se déclarent le « parti de Dieu » (hizb Allah, d’où dérive « Hezbollah ») ou l’avant-garde (tali’a), la base (qaida), les partisans (ansar) de l’islam. Ils se réclament de l’« engagement » (sahwa) et de la « révolte » (intifada), jusqu’à l’« exil en vue du combat » (hijra). Selon la doctrine du « territoire de témoignage » (Dar al-Chahad), ces « vrais » croyants, devenus muhajirun (exilés), peuvent utiliser l’asile et la liberté de prédication que leur offrent des sociétés non musulmanes, en tant que bases arrières, pour se préparer à reconquérir le pouvoir dans leur pays d’origine, lorsque ce dernier est dominé par des « faux » croyants.

C’est ainsi que l’idée de la guerre contre l’« apostasie » s’est muée en doctrine de la révolution, fût-elle « restauratrice », comme forme de jihad des « déshérités » (mostaz’af) contre les « orgueilleux » (mostakbar)9. L’objectif des radicaux est d’accaparer les références islamiques afin de se présenter comme les champions de l’islam face à l’Occident et aux juifs, mais aussi, et surtout, de désigner leurs adversaires musulmans comme des « traîtres » à l’islam. Pour eux, seule compte la finalité religieuse, à l’exclusion des trois autres critères du droit islamique de la guerre : l’autorité compétente, le combattant habilité, la modalité permise. Le suicide lui-même, sous la forme de l’attentat-suicide est autorisé en tant que modalité de la « guerre sainte » livrée par le faible au fort ! Une telle interprétation détruit l’essence, donc la justification, métaphysique du combat propre à la religion héroïque de salut qu’est l’islam10

1 Le droit de la guerre au sens large, ou jus ad bellum, régit le recours à la force armée en déterminant qui a le droit d’ordonner la guerre et quels en sont les auteurs (les belligérants) et ainsi que les causes ou les buts. Le droit de la guerre au sens strict, ou jus in bello, régit les modalités des conflits armés.

2 Les religions traditionnelles distinguent deux « guerres saintes » : la « petite » et la « grande ». La première est d’ordre extérieur et physique ; il s’agit de la guerre sanglante livrée contre l’ennemi, « l’infidèle » ou le « barbare ». La seconde est d’ordre intérieur et moral ; il s’agit de l’ascèse, c’est-à-dire du combat mené en chacun contre l’ignorance, la lâcheté et la tentation.

3 La question a été largement débattue après l’invasion du Koweït par l’Irak, le stationnement de forces non musulmanes en Arabie Saoudite et la participation de troupes musulmanes à l’offensive contre l’Irak aux côtés d’alliés non musulmans. L’Instance des grands oulémas d’Arabie Saoudite a autorisé ce stationnement et cette participation dans deux avis rendus en août 1990 et en janvier 1991 qui ont suscité de virulentes critiques.

4 Le jihad et la croisade ont de nombreux points communs : division dualiste du monde entre fidèles et infidèles ; sainteté de l’autorité, de la cause et des armées ; sacralisation et régulation de la violence « dans la voie de Dieu » ; rémission des péchés et promesse du paradis pour le combattant de la foi, assimilé à un pénitent armé et à un martyr s’il meurt au combat ; malédiction sur les sceptiques ou les traîtres. Dieu est l’allié. Il est invoqué avant, pendant et après les batailles, remercié en cas de victoire, apaisé en cas de défaite, celle-ci ne s’expliquant que par les péchés des hommes ou les décrets insondables de Dieu. Le jihad se différencie cependant de la croisade en ce qu’il est mené pour défendre, reprendre ou étendre le territoire de l’islam, alors que la croisade stricto sensu ne vise que la reconquête de la Terre sainte (Jérusalem).

5 Pour l’école hanafite, le martyr tué au combat doit être enterré après une prière, donc une intercession auprès de Dieu, prononcée par une personne idoine (c’est ainsi que les Afghans, élevés dans le seul rite hanafite, devaient le cas échéant transporter leurs morts sur de longues distances). Son salut n’est donc pas assuré. Pour les trois autres écoles, en revanche, le martyr doit être enterré sans prière funéraire, dans les vêtements qu’il portait et sans que son cadavre soit lavé (le sang du martyr dégage une « odeur de sainteté »), puisque son Salut est assuré, ses fautes ayant été pardonnées (son âme voit le paradis).

6 L’interdiction de combattre sans le dire au préalable est à l’origine de la prolifération des « déclarations de guerre » proférées par les groupes « jihadistes ».

7 Au xxe siècle, les autorités sunnites et chiites ont toujours condamné l’emploi des « armes de destruction massive ».

8 Le califat a été supprimé en 1924 (il n’avait plus d’effectivité depuis 1258 !) et l’oci, n’est pas parvenue à s’imposer comme organe directeur du monde musulman.

9 Les radicaux soulignent que l’avènement de l’islam fut lui-même révolutionnaire : Mahomet fut d’abord le chef d’une opposition au régime en vigueur à La Mecque.

10 Les autorités religieuses de l’islam ont bien sûr rappelé les limites juridiques du jihad et la condamnation du suicide.

H. Korsia | Retour sur une contribution du...