Les militaires sont obsédés par le temps. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer certains des poncifs que chaque soldat a entendus des dizaines de fois dans sa carrière : « vous avez la montre, nous avons le temps » quand il arrive, en opérations, que l’on soit amené à traiter avec un partenaire local peu réceptif aux contraintes calendaires de la force déployée ; « le génie, c’est l’arme des délais » pour expliquer pourquoi il ne sera pas possible de mettre en place soixante obstacles minés avec une section de trente sapeurs en deux heures, et bien d’autres. Ce rapport particulier du soldat au temps est d’ailleurs construit très tôt : l’auteur de ces lignes garde en mémoire les premiers jours de sa formation initiale, où chaque action était chronométrée (« trois minutes pour faire votre lit au carré », « quatre minutes pour la douche », « dix secondes pour se rassembler » et ainsi de suite) et où, au terme du premier jour, la section fut priée de se brosser les dents le soir pendant trois interminables minutes, en cercle dans la salle de bains et sous la surveillance de l’instructeur, lequel, goguenard, affirmait à la fin de cette activité que « le temps, c’est relatif ».
Par ailleurs, l’époque moderne est indéniablement propice à la compression des délais : le temps médiatique, celui des réseaux sociaux et des chaînes d’information en continu, a contribué à instiller l’idée que tout va désormais plus vite, les trains, les nouvelles, mais aussi la capacité d’une information ou d’une indignation à chasser celle de la veille ou de l’heure précédente. Or le temps militaire, comme d’autres, est avant tout considéré comme l’intervalle nécessaire à l’accomplissement d’actions très concrètes et physiques sur un espace donné et n’a, au fond, que peu de lien avec l’accélération de l’information. Patienter est aussi quelque chose qui s’apprend très tôt : tout soldat qui a attendu la fin de sa faction de garde nocturne comme l’arrivée d’une haute autorité sur une place d’armes battue par les vents de février en garde généralement un souvenir ému.
En élargissant la réflexion, on pourrait considérer que le temps militaire ne s’inscrit que dans un univers physique contraint, celui des frottements, de l’inertie, de l’environnement non permissif. Mais surtout, quel que soit le prisme sous lequel on l’aborde, il est construit sur le principe que chaque action nécessite un temps qu’il est impossible de contraindre en-deçà d’un certain seuil que tous les agacements de l’échelon supérieur, fût-il politique ou militaire, n’arriveront pas à réduire. C’est cette incompressibilité du temps et la façon dont elle se caractérise dans la perception de celui-ci que cet article se propose d’explorer.
- Le temps de la manœuvre
Le temps de la manœuvre est sans doute le prisme le plus évident pour aborder le rapport des militaires au temps, parce que celui-ci est avant tout une donnée de planification qui permet de concevoir le mouvement d’unités sur le terrain. Les manuels de doctrine sont ainsi remplis de ce que l’on appelle des « abaques » temporelles : quelle est la vitesse moyenne d’un bataillon blindé en reconnaissance offensive1 ? quel est le délai de réalisation d’embossements2 pour une section d’infanterie ? quelle est la cadence de tir d’une batterie d’artillerie ? Ces considérations théoriques ne servent d’ailleurs pas tant à fixer un cadre temporel aux subordonnés qu’à permettre au chef de considérer ce qu’il sera possible de faire dans le temps dont il dispose. Une section d’infanterie qui débarque, c’est quarante-cinq minutes au minimum : le chef peut-il se permettre cette dépense de temps au regard de sa mission ? La réflexion est la même lorsqu’il s’agit de concevoir un plan d’obstacles dans une manœuvre défensive, puisqu’il ne sera pas possible de tout faire avant l’arrivée du premier échelon de l’ennemi. La première conséquence de l’incompressibilité du temps est d’obliger le chef à faire des choix, et donc d’accepter leurs conséquences.
Cette problématique n’est pas neuve : dans Vie et Destin, de Vassili Grossman, le colonel Novikov, qui commande un corps blindé, choisit de retarder le déclenchement de son attaque – celle qui doit permettre l’encerclement de l’armée de Paulus dans Stalingrad – de huit minutes afin de laisser à l’artillerie le temps d’achever son tir de préparation sur les défenses ennemies. Huit minutes, alors que Staline et toute la chaîne de commandement soviétique hurlent au téléphone qu’il faut partir « tout de suite ». Huit minutes sans doute encore plus interminables que les trois minutes de brossage de dents dont nous parlions plus haut, huit minutes qui sauveront sans doute bien des vies mais vaudront à ce pauvre Novikov tous les ennuis du monde jusqu’après la victoire.
On pourrait parler du choix de perdre du temps, mais c’est en fait d’autre chose dont il s’agit. Le temps militaire n’est en effet pas seulement une donnée de planification ; il est aussi une ressource que l’on échange : une manœuvre de freinage consiste à échanger du terrain contre du temps ; adapter la vitesse de progression des unités revient à troquer du temps contre de la sûreté. Il y a quelque chose dans ce dialogue permanent qui renvoie aux lois de Lavoisier et à la citation apocryphe qui en découle : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. » Le temps ne fait pas exception.
Évidemment, la façon de considérer le temps de la manœuvre est différente selon que l’on se situe dans un poste de commandement distant de plusieurs centaines de kilomètres de la zone des opérations et où les unités ne sont que des pions que l’on déplace sur une carte, ou que l’on progresse en tête d’une colonne de blindés s’évertuant à franchir un champ de dunes dans le désert. La distance qui sépare les deux entités tend à effacer de la carte les véhicules qui s’ensablent, la suspicion d’une cache d’armes ou d’un piège, les crevaisons, les moteurs qui surchauffent ; et quand l’information arrive au chef, il est compréhensible que celui-ci s’agace de la lenteur dont s’acharnent à faire preuve ses subordonnés. Résoudre le malentendu tenace entre les deux échelons est une autre manière de considérer l’incompressibilité du temps.
Pour être tout à fait honnête, l’agacement du chef envers ses subordonnés quand ceux-ci sont en retard n’est en fait pas tant lié à une déconnexion physique des contraintes auxquelles ils doivent faire face qu’à la pression qu’il subit lui-même de son supérieur – souvent situé encore bien plus loin de notre champ de dunes et occupé par d’autres problèmes. Il importe alors de savoir à qui l’on doit consacrer ses efforts de façon prioritaire quand les demandes arrivent à la fois du bas et du haut. Dans Tactique théorique, le général Yakovleff résolvait ce paradoxe en considérant que le subordonné est généralement celui qui opère sous une contrainte de temps supérieure puisqu’il est plus proche de l’ennemi, et concluait avec éloquence : « Toujours donner la priorité au subordonné, car le chef peut attendre. »
Enfin, en corollaire du temps de la manœuvre vient celui, plus difficile à mesurer puisque plus rarement réalisé sur le terrain en exercice faute de moyens, de la logistique : sur une route secondaire, seul un certain nombre de véhicules pourra progresser en une heure ; une citerne qui ravitaille un escadron blindé ne pourra approvisionner qu’un certain nombre de chars dans un temps donné. Les logisticiens parlent d’écoulement, ce mot merveilleux qui peut s’appliquer au nombre de véhicules qui « passent » comme au temps dont ils ont besoin pour le faire. Là aussi : consacrer du temps à la logistique est un investissement auquel le chef doit consentir. C’est peu spectaculaire, mais c’est rarement une transaction perdante à long terme.
- Le temps de l’homme et de l’expérience
L’incompressibilité du temps ne se limite pas aux considérations physiques de la manœuvre. Par exemple, l’un des aspects les plus significatifs de la singularité militaire est le temps consacré à la formation et à l’expérience nécessaires pour gravir les échelons de la hiérarchie. À l’inverse des autres corps d’État et du secteur privé, il n’existe pas dans les armées de recrutement qui permette à un jeune diplômé d’atteindre directement les échelons de direction. Il est d’usage de paraphraser ce modèle de formation en affirmant qu’il faut « trois ans pour faire un lieutenant, mais vingt ans pour faire un colonel ». Il en va de même chez les sous-officiers : quand on recrute un jeune sergent, c’est le chef de groupe de demain que l’on espère former, mais surtout le chef de section qu’il deviendra, une dizaine d’années plus tard, avec le grade d’adjudant. Considérer cette particularité oblige à une gestion des ressources humaines sur le temps long : quand bien même la pyramide des grades se réduit en volume au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie, sous-recruter pendant quatre ou cinq ans se paiera peut-être vingt ans plus tard quand les officiers qui n’ont pas été enrôlés ne sont jamais devenus les colonels dont les armées ont besoin pour occuper les postes à responsabilité des états-majors centraux. Dans la même optique, on ne peut pas comprendre l’actuel taux de féminisation des officiers supérieurs, plutôt modeste, sans considérer que les générales d’aujourd’hui ont été recrutées dans les années 1990, une époque où il était encore rare de voir de jeunes femmes se présenter aux concours des écoles d’officier.
Autre conséquence de ce modèle si particulier : les militaires consacrent un temps considérable à se former. En trente années de service, un officier supérieur aura passé jusqu’à neuf ans en école ou en stage à différents stades de sa carrière. Le temps, là aussi, est un objet incompressible que l’on accepte d’investir pour obtenir une ressource humaine correctement armée pour faire face aux défis de ses emplois à tous les niveaux.
Bien entendu, lorsqu’un officier général arrive « aux affaires », une expression souvent prononcée avec un mélange de révérence et de mystère, il n’est pas rare qu’il soit confronté à une forme d’incompréhension lors de ses premières interactions avec des hauts fonctionnaires ou des conseillers de cabinet ministériel qui sont parfois de vingt ans ses cadets. Son raidissement face à l’impertinence de ce jeune paltoquet qui s’autorise à le traiter avec légèreté ou, pire, à tenter de lui expliquer son métier au nom de la primauté du politique sur le militaire est sans doute au moins pour partie lié à leur manière différente de considérer le temps.
En définitive, comme pour une manœuvre, cette acceptation du temps comme une donnée dont la malléabilité est limitée est avant tout une affaire de choix. On fait généralement celui d’accélérer la formation de jeunes recrues quand on y est contraint, parce qu’une part de risque y est associée : le plus souvent en temps de crise, ou en temps de guerre. Là aussi, la valeur transactionnelle du temps dépend de la position de celui qui le cède ou le conserve. Tout le monde souhaiterait que la formation soit plus longue : ce temps, c’est aussi celui de la cohérence, de la cohésion, et donc de la robustesse. Les armées n’ont pas toujours la possibilité de faire ce choix. Il reste au chef, toujours lui, l’impérieux devoir de vérité envers les décideurs sur les conséquences d’une accélération du temps.
- Le temps du capacitaire
Développer, acquérir, expérimenter et déployer de nouveaux matériels nécessite aussi d’intégrer ce rapport au temps. Ce sujet a pris une importance nouvelle au cours des derniers mois, en regard de la situation internationale, quand les pays occidentaux, installés dans un modèle de défense qui a été taillé au plus juste à des fins d’économies budgétaires, réalisent que leur outil industriel de défense ne sait pas forcément tripler sa capacité de production en six mois pour répondre à des besoins désormais sans commune mesure avec ceux des trente années précédentes. L’époque est donc à l’agilité, à l’accélération des processus, à la rapidité de mise en œuvre. Autant de souhaits tout à fait légitimes, mais qui renvoient là aussi au rapport transactionnel du temps : développer un canon ou un fusil en quelques mois plutôt qu’en quelques années nécessite de sacrifier autre chose, d’accepter une part de risque dans la robustesse du système ou dans l’exhaustivité des processus de qualification. La question devient alors : qui porte ce risque, c’est-à-dire qui décide qu’il est acceptable, ou au moins au-delà de quel seuil il ne l’est plus ?
Les choix de long terme, dans une époque où les sollicitations défilent à une telle vitesse qu’elles se supplantent successivement dans l’esprit de décideurs toujours soucieux de l’horizon proche (la prochaine matinale d’information, la prochaine échéance électorale…), demeurent des choix de long terme : un porte-avions dont on décide de la construction durant l’année ne partira pour sa première campagne en mer que vingt ans plus tard, même avec toute l’agilité que l’on peut mettre en œuvre dans le processus de sa fabrication. Qui peut prédire la pertinence de son emploi à cet horizon ? Et à l’inverse, comment les pays qui ont fait le choix dans les années 2000 de se séparer de leurs chars de bataille vivent-ils le retour du combat aéroterrestre à quelques centaines de kilomètres de leurs capitales, ce même combat que l’on pensait appartenir désormais aux livres d’histoire ?
Un dernier aspect du rapport au temps lorsqu’il s’agit de l’acquisition de nouveaux matériels, et pas le moins amusant, est qu’il s’inverse entre les chefs et les subordonnés. Ce sont ces derniers, désormais, qui sont les plus impatients de recevoir tel nouveau véhicule, tel nouveau fusil, qui s’agacent des lenteurs jugées bureaucratiques et donc irrecevables dont font preuve leurs chefs, lesquels sont systématiquement accusés d’une fébrilité coupable. Ces mêmes soldats qui fulminaient hier dans leur patrouille au milieu du désert contre les exigences de leurs supérieurs n’ont aujourd’hui plus de mots assez durs pour les autorités, les industriels et autres empêcheurs de tous ordres qui les privent de ce nouveau matériel paré de toutes les vertus – du moins, jusqu’à son entrée effective en service. Certaines choses ne changent jamais vraiment dans le rapport des militaires au temps.
- Se donner le temps
En définitive, la plus grande difficulté quand on considère le caractère incompressible du temps ne vient pas tant de son caractère en soi que de nos attentes de citoyens modernes, biberonnés à la vitesse quasi instantanée de l’information. On a pu l’observer en 2020 lors de la première phase de la pandémie de la covid-19, quand, chaque jour, la quasi-totalité des journaux télévisés consistait à discuter d’une situation qui avançait à la vitesse physique de la propagation du virus et du développement des vaccins. Plusieurs semaines furent nécessaires pour que le confinement produise son effet et que la pression sur les unités de réanimation des hôpitaux se relâche. Et il a fallu quelques mois – en soi, une performance rien moins qu’historique – pour que des vaccins voient le jour. Tout semblait long puisque nous en parlions en permanence. On observe la même chose avec le conflit ukrainien : que l’on y consacre quotidiennement des heures et des heures de direct ne change rien au fait que les combats prennent du temps et que l’évolution de la situation ne se compte pas en minutes mais en semaines. Pourtant, commenter en direct chaque minute d’une course au long cours à la voile nous semblerait absurde : il y a ici une réflexion qui porte sur notre perception du temps plutôt que sur le temps lui-même et qui reste à conduire au sein de nos sociétés contemporaines.
Peut-être est-il possible de conclure cette réflexion sur un simple constat : le seul maître du temps, c’est son premier usager, c’est-à-dire toujours le plus petit échelon. Chez les militaires, c’est le soldat qui progresse en tête de sa section sur une piste. Celui qui, le premier, va être le générateur de friction, va ralentir dans une côte un peu plus raide. Celui qui va peut-être prendre le temps – rien du tout, cinq secondes – d’observer une biche traverser la route. Il n’appartient qu’à lui de savoir si ces cinq secondes lui permettront de déceler un mouvement qui annonce une embuscade ou si, finalement, c’était juste une biche qui passait. Après tout, est-on jamais à cinq secondes près pour une biche, à trois minutes près pour un brossage de dents, à huit minutes près pour le déclenchement d’une attaque ?
1Mission qui consiste à rechercher du renseignement dans un secteur de progression, sur le terrain ou sur l’ennemi, en engageant éventuellement le combat : il s’agit de l’une des missions les plus courantes pour une unité qui se porte à la rencontre d’un ennemi.
2Ouvrages réalisés par les unités du génie, qui consistent schématiquement à enterrer partiellement des engins blindés pour réduire leur silhouette en ne laissant dépasser que leur tourelle ou leur moyen d’observation.