« C’est moi qui ai demandé cette affectation, monsieur.
Pourquoi ?
J’ai toujours voulu voir la frontière.
Vous voulez voir la frontière ?
Oui, monsieur. Avant qu’elle ait disparu. »
Ce dialogue, extrait de Danse avec les loups (Kevin Costner, 1990), pourrait résumer à lui seul l’importance symbolique de la frontière dans l’histoire des États-Unis d’Amérique. Costner incarne le lieutenant Dunbar, héros de la guerre de Sécession à qui on offre le luxe suprême du choix de son affectation et qui se porte volontaire pour un poste isolé aux portes des grandes plaines de l’Ouest américain. Au-delà de la ligne de forts perdus dans les collines, il n’y a plus rien, personne d’autre que les Indiens jusqu’aux côtes de Californie. Un monde entier, vide, à traverser, à occuper, à conquérir.
L’histoire que ce film raconte se déroule en 1863, quelque part entre le Kansas, qui est devenu un État américain tout juste deux ans plus tôt, et les territoires encore largement vierges du Nebraska et du Dakota. 1863, c’est l’année de Gettysburg, du discours légendaire d’Abraham Lincoln, du point culminant de la Confédération. C’est un moment fondateur dans l’histoire de l’Amérique, alors obsédée par sa propre définition d’elle-même jusqu’à s’affronter dans une guerre civile sanglante dont les traces sont perceptibles aujourd’hui encore dans la fabrique sociale et politique du pays. Pendant la guerre, l’expansion vers l’ouest s’arrêta brièvement, juste assez longtemps pour ancrer dans l’histoire et dans les imaginaires cette ligne mal définie mais qui marque pourtant d’un trait presque droit l’espace physique et mental du continent : la frontière.
Aujourd’hui encore, il suffit de regarder une photographie satellite nocturne des États-Unis pour comprendre qu’il y existe toujours un Est et un Ouest clairement démarqués. Au-delà d’une ligne suivant vaguement les cours du Mississippi et du Missouri, les lumières se font plus rares, plus dispersées et, à l’exception notable des quelques villes du Colorado, l’espace apparaît presque vide jusqu’après le passage des montagnes Rocheuses et l’arrivée en Californie – autre objet de tous les fantasmes et de tous les rêves. Géographiquement, c’est là que l’on quitte les prairies fertiles du Midwest, que le sol se fait plus rude, que le désert s’installe – une transition que l’on perçoit presque mieux par la fenêtre d’une voiture filant sur les lignes droites de l’i70 que par le hublot d’un avion. Demandez à un Américain de Kansas City ou d’Omaha : il vous dira qu’une fois le fleuve franchi, vous êtes à l’Ouest, ou plutôt dans l’Ouest. Celui de tous les fantasmes.
Aujourd’hui, les Américains des grandes villes et des côtes atlantique et pacifique usent d’un sobriquet péjoratif pour l’immensité de cet espace : flyover country, le pays que l’on survole, qui ne mérite pas que l’on s’y arrête. Le voyage aérien a comprimé les distances et on ne pense plus vraiment à l’espace que l’on traverse. Pourtant l’Ouest existe encore dans les esprits et il commence bien quelque part : à la frontière.
Cette frontière est une ligne, mais aussi un espace qui défie le temps et les perceptions européennes. C’est une zone d’échange et de transition, qui attire et fascine depuis des décennies. C’est aussi un objet intellectuel et culturel. Cet article se propose d’étudier pourquoi la frontière est à ce point consubstantielle de l’imaginaire américain, de son histoire, et de l’image qu’il se renvoie de lui-même.
- La frontière définit l’espace
Le premier aspect du sujet est probablement le plus évident. Parce qu’elle définit un ailleurs, un extérieur, la frontière donne de la consistance à l’espace qu’elle délimite. Historiquement, la frontière américaine ne fait pas exception. Les pères fondateurs des États-Unis étaient d’ailleurs bien conscients de l’importance de son existence afin d’éviter les conflits potentiels. Rarement, dans l’histoire du monde, un État fut à ce point construit en ayant conscience des enjeux de la territorialité et des leçons de l’histoire. Les Européens héritent de leur espace et des lignes de fracture ayant mené à sa constitution, une mosaïque de royaumes belliqueux ; les Américains, eux, l’ont dessiné sur une page qu’ils croyaient blanche. Les cartes des premiers États, les fameuses treize colonies émancipées de l’Empire britannique, témoignent d’ailleurs de cette conscience des politiciens de l’époque de la nécessité d’établir des frontières qui ne soient pas source de dispute. On y voit des angles abrupts, des lignes droites qui s’interrompent soudain pour donner qui un accès au lac Érié à la Pennsylvanie, qui une brève portion de la côte Atlantique au New Hampshire. On peut y voir rétrospectivement d’ailleurs la preuve d’un certain pessimisme quant aux chances de succès de l’union, pessimisme qui aura disparu après la guerre de Sécession lorsque le temps viendra de dessiner les limites des derniers États : le Nevada, le Nouveau-Mexique ou l’Arizona.
Les pères fondateurs pensaient leur continent vierge et sauvage. Cet aspect est important : la frontière, en Amérique peut-être plus qu’ailleurs, délimite un espace à l’intérieur duquel s’applique la norme – dans ce cas, la norme définie par la Constitution fédérale à laquelle s’ajoute celle de l’État membre de l’union. Or le continent américain n’était pas vide : il était peuplé de populations indigènes, régi par des routes, des zones de communication, d’échange et d’affrontement, un système social complexe, une hiérarchie, bref, il était habité. En surimposant une frontière à cet espace, les colons américains blancs ont également désigné les occupants indigènes comme un autre, un adversaire. Et contrairement à la notion de frontière vue d’Europe, il ne s’agissait pas tant de conquérir et de soumettre cet autre que de l’effacer.
En cela, la frontière américaine et son rôle dans la construction du pays renvoient davantage à un modèle antique qu’à l’équivalent européen des xviiie et xixe siècles. Au-delà de la ligne des postes militaires vers lesquels le lieutenant Dunbar de Danse avec les loups chevauche au début du film, une fois les dernières villes dépassées, on entre dans la Terra Incognita, une terre sans loi, peuplée de barbares, au sens étymologique du terme1, et au sein de laquelle la norme ne s’applique plus, pas davantage que la protection qu’elle offre. Il s’agit là cependant d’une représentation principalement mentale, en tout cas limitée : il est établi que l’avancée de cette frontière ne se résume pas seulement à une série d’affrontements avec les Indiens. Ce sont d’ailleurs leurs routes, leurs villages et leurs installations qui servirent bien souvent de base aux routes et aux villes établies par les colons2.
- La frontière comme point de départ
Il n’empêche qu’en dépit de la complexité historique de la construction de l’espace territorial américain, la frontière conserve cet attrait presque mystique d’un horizon qu’il ne s’agit pas tant de défendre que de dépasser. On notera d’ailleurs qu’à l’inverse du français, il existe une distinction fondamentale en anglais entre le terme frontier, qui renvoie à la limite des terres conquises et occupées, et tire son origine de la ligne de « front » militaire – ici une succession de postes avancés et de forts –, et le terme border, qui renvoie à la limite entre deux États. La crise politique actuelle relative à l’immigration latino-américaine est une border crisis, elle se rapporte à cette autre frontière qu’il faudrait murer, protéger, objet de fantasmes et d’enjeux bien différents.
De nombreux pays ont une frontière border, mais seuls les États-Unis ont théorisé la frontière frontier au point qu’elle occupe une telle place dans l’imagination collective3. La frontière n’était pas seulement la limite des terres conquises ; elle était surtout le point de départ d’un possible, la ligne au-delà de laquelle les aventuriers les plus hardis partaient cultiver un lopin de terre, chercher de l’or dans les montagnes de Californie. Ils partaient y faire fortune, ou y mourir d’ailleurs : à la liberté étourdissante d’un pays à conquérir s’associait déjà la notion de responsabilité individuelle. Toute la société américaine, ses communautés, son urbanisme, ses mécanismes de solidarité sont irrigués de cet esprit originel d’un gouvernement dont on se méfie parce que son réflexe protecteur est toujours suspecté d’être oppresseur.
Il est intéressant de noter par ailleurs que cette notion de frontière est restée centrale dans l’identité américaine, au point qu’une fois l’espace continental intégralement conquis, elle s’est déplacée dans le champ immatériel : c’est le programme présidentiel de John Fitzgerald Kennedy et sa velléité de conquérir une « nouvelle frontière », celle de la modernité, du progrès, celle de l’espace enfin, qui allait pousser les Américains jusque sur la Lune.
Pendant longtemps, cette frontière comme ligne de départ fut le seul véritable objet de réflexion des Américains sur la limitation de leur espace, étant entourés au Nord et au Sud de deux voisins peu menaçants. C’est aussi ce qui explique leur traumatisme profond à la découverte soudaine que leur espace est vulnérable, que ce soit lorsque Spoutnik le survole impunément pour la première fois en 1957, ou lorsque les avions pirates viennent percuter les tours du World Trade Center le 11 septembre 2001. Avant cela, l’espace américain n’avait pas été foulé par des envahisseurs depuis la guerre de 1812 contre le Canada, autant dire la préhistoire aux yeux d’un pays aussi jeune. C’est dans la continuité de ces événements qu’il faut comprendre la situation actuelle à la frontière mexicaine et la surenchère d’outrance dans les discours, qui peut sembler un peu abstraite aux yeux des Européens.
- La frontière comme objet culturel
Cette frontière, à la fois limite et invitation au départ, est omniprésente dans la narration que les Américains se font d’eux-mêmes. Il y aurait des livres entiers à écrire sur la culture cinématographique du western et sa recomposition permanente au gré des évolutions de la société – y compris sur l’afflux d’influences étrangères et leur assimilation avec Sergio Leone –, mais le cinéma n’est nullement le seul média à s’être confronté au sujet. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ces réflexions culturelles se sont multipliées alors que l’Amérique était un pays « achevé » et que la frontière redevenait une ligne de contrainte : à l’intérieur, la norme s’applique, la loi est imposée, mais il n’y a plus de terre vierge où s’enfuir.
La frontière devient donc cette ligne à passer pour échapper à la justice, elle devient le refuge des derniers bandits et se charge d’un nouveau poids culturel que les musiciens vont exploiter : on peut penser à Bruce Springsteen, par exemple, qui raconte la fuite vers la frontière canadienne du frère du protagoniste de Highway Patrolman après une bagarre de trop. On peut aussi évoquer l’exportation du mythe de la frontière dans d’autres cultures – ainsi, Rio Grande d’Eddy Mitchell, qui narre les rêves de fuite vers le Mexique de petits voleurs dans une banlieue de France, donne un indice de la puissance évocatrice de la frontière jusqu’en Europe, ce continent engoncé où l’on ne peut plus fuir nulle part.
La frontière devenue symbole d’une fuite désormais impossible est un paradoxe pour les États-Unis, ce pays de migrants prêts à s’aventurer toujours plus loin en quête d’un espace vierge à conquérir, où les lois ne sont pas encore écrites et où les opportunités restent à saisir. Là aussi, cette réflexion sur la fin d’un Ouest sauvage fantasmé continue de nourrir les objets culturels produits par la société américaine, parfois de façon surprenante : le jeu vidéo Red Dead Redemption 2, qui raconte la fin tragique d’un gang de bandits vieillissants n’ayant plus d’endroit où s’échapper pour recommencer à zéro, offre une réflexion saisissante et d’une grande subtilité sur l’existence historique de la frontière, mais aussi sur son interprétation culturelle dans le cinéma ou la littérature.
La frontière à laquelle pensait le lieutenant Dunbar de Danse avec les loups disparue, l’Amérique devint un espace quadrillé par les propriétés privées, morcelé de terres désormais recouvertes de panneaux invitant l’étranger à s’éloigner, et le territoire allait se doter de lois extrêmement sévères de défense de la propriété. On cite souvent le fil de fer barbelé comme l’invention qui a véritablement dompté l’Ouest américain : en moins de vingt-cinq ans, les terres étaient aux mains des propriétaires, les cowboys escortant des troupeaux sur les vastes étendues sauvages avaient disparu. Aujourd’hui, dans certains États tels que la Floride, un propriétaire est autorisé à user de la force sur quelqu’un qu’il surprendrait sur ses terres ou dans sa maison.
Et pourtant, dans les réflexions sur la frontière en perpétuelle recomposition, qu’elle soit celle du pays, celle de l’État, celle du comté ou celle de sa propre maison, on retrouve des traces de cet esprit pionnier consubstantiel de l’imaginaire de la frontière américaine : lorsque certaines communautés choisissent de s’affranchir de la norme imposée par un État dont on se méfie toujours et vont s’installer dans le désert californien, par exemple. Ou lorsque des activistes s’emparent d’une réserve de l’Oregon appartenant au gouvernement fédéral, au nom d’une idéologie survivaliste et libertaire confuse.
Aujourd’hui, le poids culturel de la frontière semble bien lourd à porter pour la société américaine. La double obsession de la responsabilité individuelle en échange de la liberté est devenue un objet politique et partisan, brandi parfois jusqu’en dépit de l’évidence pour défendre l’absence d’un système d’assurance maladie universel ou le droit à acquérir, sans aucune forme de contrôle, des armes à feu toujours plus puissantes. C’est probablement dans cet espace mental qu’il faut aller chercher les grandes lignes de fracture des États-Unis d’aujourd’hui, plutôt que dans les gesticulations et surréactions médiatiques ou politiques.
Lorsque Kevin Costner dirige Open Range, quinze ans après Danse avec les loups, l’histoire se déroule cette fois-ci en 1882 : l’Ouest est conquis, les derniers cowboys sont épuisés, chassés de ville en ville. Au terme du film, ses héros décident de changer de vie, de se sédentariser, d’ouvrir un saloon. Le cycle est achevé : la frontière est désormais un objet de fantasme, à la fois nostalgique et imaginé, d’une époque révolue dont on ne sait plus, au fond, si elle exista vraiment, mais qui a construit l’Amérique d’aujourd’hui, dans ses forces et dans ses fragilités.
1 Le mot « barbare » étant issu du grec ancien pour définir l’étranger, celui qui n’appartenait pas à la civilisation hellénique, n’en partageant ni la langue ni la religion.
2 F. J. Turner, The Significance of the Frontier in American History, Annual Report of the American Historical Association, 1893, pp. 197-227.
3 G. Grandin, «American Extremism has always flowed from the Border », Boston Review, 9 janvier 2019.