Aborder la question de la beauté dans Inflexions revient à formuler un paradoxe : il est entendu que la guerre est une chose horrible et qu’aucune activité humaine ne saurait s’éloigner davantage de la beauté, et pourtant, celle-ci est présente dans chaque aspect de la guerre et, plus largement, du phénomène guerrier, que ce soit dans l’esthétisation de sa pratique, de ses causes, de ses protagonistes ou de la narration qui en est faite. On pourrait même affirmer que depuis l’Iliade, aucune autre activité humaine s’est autant nourrie de l’obsession d’une représentation esthétique en faisant son éloge sans en cacher aucune des horreurs. On voit donc que ce paradoxe n’est pas récent et que sa résolution a pu occuper les esprits brillants depuis l’Antiquité au moins.
Pourtant, aujourd’hui, associer la beauté à la guerre semble plus difficile. Le xxe siècle, ses deux conflits mondiaux, les crimes commis au nom d’idéologies mortifères sont passés par là, et l’œil de nos contemporains s’est fait à la fois plus attentif et moins sensible face au flux constant d’images provenant des zones de conflits. Plus personne ne peut parler de la beauté d’une guerre ou de ceux qui la font. Pourtant, il reste matière à réfléchir.
En premier lieu, avec l’article de Marion Marchal qui nous amène à reconsidérer notre rapport à la beauté et à cadrer le sujet de notre étude en acceptant que ce rapport est indissociable du relativisme. Cette première analyse nous permet d’étudier comment les gens de guerre se sont représentés eux-mêmes ou faits représenter sous le prisme de la beauté, que ce soit dans la construction esthétique de la symbolique de Saint-Cyr, comme l’évoque André Thiéblemont, dans le rôle essentiel de l’esthétique des navires de la marine de guerre royale que nous décrit Marc Vigié, ou encore dans la charge symbolique de l’armure, qui associe le guerrier à une figure héroïque, qu’analyse Olivier Renaudeau.
La beauté recherchée par les praticiens de la guerre se retrouve ensuite dans leur représentation et dans l’exaltation de leurs faits d’armes à des fins d’édification politique et d’exaltation de la puissance, comme nous l’explique Ariane James-Sarazin dans son article consacré à la galerie des Batailles du château de Versailles. Mais cette recherche de la beauté par les soldats se retrouve aussi dans l’importance de se créer des lieux de vie qui soient à la fois fonctionnels et offrant une inspiration mémorielle fondée sur l’esthétique, comme le souligne Jean Assier-Andrieu.
On peut ensuite se consacrer à la figure du soldat, qu’observe Sandra Chenu-Godefroy à travers l’objectif de son appareil photo, et y associer une forme de beauté qui est le reflet de sa vocation de service, de désintéressement et de sacrifice. On peut également aller rechercher la beauté d’une cause ou d’une action au cœur de la violence la plus abjecte et trouver dans le rôle du guerrier une raison d’espérer, comme nous le suggère Arnaud Briganti dans son article sur l’opération Sangaris.
Mais les rapports entre la guerre et la beauté ne sont pas uniquement liés à la figure des gens de guerre. Comme toute activité humaine comportant une part de science, de technique, et une part d’inspiration personnelle et de capacité à mettre cette technique en mouvement, la guerre a été définie comme une forme d’art comportant sa part de beauté. C’est le sens de l’entretien avec Stéphane Faudais sur la beauté qui transparaît de la manœuvre parfaite. Et puis les écrivains se sont également emparés du sujet : Teilhard de Chardin, dont Patrick Clervoy raconte la nostalgie du front et les souvenirs de beauté qu’il a pu trouver au milieu des horreurs de la guerre, mais aussi Proust, qui a décrit avec une grande finesse la part esthétique de l’art de la guerre au fil des pages de la Recherche du temps perdu, comme nous le redécouvrons avec Luc Fraisse. Englobant ces réflexions, Jean-Yves Jouannais nous livre l’entrée consacrée à la « beauté » de son projet encyclopédique de raconter la guerre dans sa totalité.
Dans la prolongation de ces considérations artistiques, littéraires, esthétiques, on trouve la question essentielle de la narration, et donc du style, sur laquelle s’interroge Gilles Malvaux. En écho, Pierre-François Mitton élargit cette interrogation esthétique en rappelant, à juste titre, que derrière la beauté de la narration guerrière demeure l’horreur fondatrice, irréfutable et cruelle de la guerre elle-même. Parce qu’elle est une expérience sensorielle unique, celle-ci a pu fasciner en raison même de sa puissance maléfique : ainsi, les futuristes italiens y voyaient l’expérience ultime de la beauté, nous apprend Giovanni Lista. Dans le prolongement de ces réflexions, les nazis ont également accolé à la guerre une esthétique qui servait leur idéologie, comme nous le découvrons dans l’entretien que Johann Chapoutot a accordé à la revue. Enfin, s’interroger sur la beauté de la guerre ne pouvait pas faire l’économie d’une réflexion sur son contraire : comment on transforme l’autre, l’ennemi, en monstre. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’article d’Antoine Champeaux et Éric Deroo.
Pour enrichir notre réflexion, pour apporter un autre éclairage au sujet, il semblait utile de laisser la parole à des spécialistes d’autres domaines tels Ghaleb Bencheikh, qui aborde la beauté dans la religion musulmane, et Étienne Ghys, qui se penche sur la beauté étrange et hypnotique des mathématiques.
Enfin, Jacques Tournier conclut notre voyage au cœur de la beauté vue sous le prisme de la guerre en décrivant comment l’armée française produit, discrètement, de la beauté par son ancrage dans un socle de valeurs élévatrices, faisant ainsi écho aux réflexions conduites dans de nombreux articles de notre dossier.
S’interroger sur la beauté de la guerre est donc plus complexe qu’il n’y paraît. Parce qu’il faut convoquer dans cette réflexion la façon dont on l’envisage dans sa globalité, comme expérience sensorielle, comme expression d’un certain nombre de valeurs, comme activité humaine nécessitant une forme d’exaltation, comme point de départ de la possibilité d’une narration et d’une expression artistique. Le paradoxe de l’Iliade, dans la tension entre la beauté de ses héros magnifiques et les tragédies qu’ils traversent, n’est donc pas encore près d’être résolu.