N°51 | La confiance

Johan Gautier

Arme de poing, arme intime

« Les armes sont un moyen de force dangereux, un moyen d’ensanglanter les querelles, une occasion continuelle de crimes. Il ne faut laisser le droit de porter des armes qu’à ceux auxquels les armes sont nécessaires, et auxquels on ôtera en même temps les moyens d’en abuser, ou du moins qu’on mettra sous une telle surveillance de la loi, qu’ils puissent être rendus responsables du mauvais usage qu’ils en feraient1. » Pour le comte de Guibert, l’arme de petit calibre est donc si dangereuse qu’il faut lui interdire d’entrer dans l’espace intime d’un individu, même du combattant légitime et légalement formé à son maniement au service de l’État ou du Prince.

Par intimité, nous avons à l’esprit le rapport, paradoxal, entretenu par l’utilisateur avec son arme, qui assure à la fois sa survie et peut infliger la mort. L’intimité renvoie donc à des émotions – la connivence, l’effet psychologique, le moral –, mais aussi à des réflexes physiques, essentiellement ergonomiques, comme le port d’arme, le dégainé, le maintien en joug et, enfin, le tir de riposte ou d’agression.

Au sein des matériels de guerre, les armes de petit calibre, de 4,6 mm à 12,7 mm, reflètent par excellence le prolongement mécanique d’un potentiel de violence. Leur effet est terrifiant du fait de leur capacité démultiplicatrice de puissance à petite échelle, permise par un ensemble pyrotechnique et mécanique. Contrairement aux autres systèmes d’armes, ces armes de petit calibre touchent par nature l’intimité humaine. Quand on les classe par catégorie, elles évoquent des parties du corps humain : armes de poing, armes d’épaule, armes de défense rapprochées. Dans le manuel de l’École nationale supérieure de techniques avancées (ensta), le professeur Jampy explique que « de toutes les disciplines enseignées à l’ensta, celle des armes de petit calibre est plus proche de l’homme : l’arme individuelle confère en effet à son détenteur le libre usage d’un pouvoir à son échelle : protection pour les uns, puissance pour les autres. D’où la fascination qu’exerce cet armement sur les hommes depuis l’invention de la poudre »2.

C’est en raison de la grande proximité entre ce type d’arme et l’être humain que la réglementation a créé un régime juridique spécial avec le souhait d’estomper cette interaction naturelle et effrayante, cette imbrication mécanique et chimique. Cet œil invisible qu’est la force publique influe sur la relation du soldat avec son arme. Plus celle-ci est compacte, plus celui-là se dit qu’elle peut lui sauver la vie en cas d’ultime recours et plus l’État échafaudera un agencement complexe de règles pour contraindre ce rapport d’exclusivité, justement en raison du caractère dissimulable du petit calibre. Ces arguments, aussi légitimes soient-ils, ne sont pas suffisants pour justifier la surveillance établie pour la gamme basse de l’armement individuel et harmonisée à l’échelle mondiale depuis l’ouverture à la signature du traité sur le commerce des armes du 3 juin 2013.

Cette intervention touche les civils mais aussi les soldats, bras armé de l’État lui-même. Les premiers parce qu’ils sont soupçonnés au plus, à tort ou à raison, de déstabiliser le « monopole de la violence légitime », principe théorisé par Max Weber, ou, à tout le moins, de remettre en question la logique contractualiste hobbesienne de l’État. Les seconds, parce qu’ils pourraient à tout moment se retourner contre la force publique ou tomber dans une dérive individuelle. Un contrôle permanent est donc nécessaire, non seulement juridique une fois l’arme remise entre les mains du combattant, mais aussi technique, dès la phase de conception de celle-ci : l’architecture de l’arme, décidée par les services de l’État, ses ingénieurs et ses financiers, conduira à façonner la conduite du soldat, contraint de s’adapter à ses avantages et à ses inconvénients.

Le cas de l’arme de poing est sans doute le plus représentatif. C’est la famille d’armes la plus compacte, la plus dissimulable, la plus proche du corps. C’est parce qu’elle constitue le segment d’espace le plus court entre l’armement et la turpitude humaine qu’elle est choisie comme sujet d’analyse dans le présent article, qui se veut également un éclairage au moment où la France renouvelle sa trame d’armement individuel, et dote ses combattants d’un système d’arme de poing complet et à la pointe de la technologie. Ses conclusions pourraient, mutatis mutandis, être étendues aux armes d’épaule.

  • Une utilisation encadrée par la force publique

Quand le comte de Guibert estime que les armes constituent une déstabilisation de la force publique, il fait référence à une absence d’encadrement du comportement humain et s’appuie pour cela sur l’hypothèse que l’Homme naît mauvais. Le présupposé dominant en France et à l’ouest de l’Europe consiste à considérer que l’arme de poing reflète l’âme humaine, à l’échelle individuelle ou à celle d’une société. Ainsi le pirate ne combat pas avec un sabre, à la loyale, mais use d’un subterfuge pyrotechnique qui lui assure d’emblée une supériorité, une disproportion dans les rapports de force. Seul compte le résultat : la prise du butin, sans risque outrancier, sans honneur non plus. L’âme est donc souvent vile, noire, irraisonnable et cupide.

À l’échelle d’une société, l’expression far west en français est négative. Elle renvoie à cette époque de la conquête de l’Ouest américain où la généralisation des armes à feu favorise la guerre de tous contre tous, sans garantie que demain l’individu puisse rester en vie. Un fléau indéniable, observé par l’Organisation des Nations unies (onu) au point qu’en 1996 Kofi Annan, son secrétaire général, expliquait que les armes de petit calibre étaient plus dangereuses que l’arme nucléaire, confinée à un rôle de dissuasion donc à un non-emploi. Paradoxalement donc, la plus intime des armes joue le même rôle qu’une épidémie. Elle tombe de facto dans le domaine de la gestion de la violence à l’échelle d’une société humaine.

Le comte de Guibert est un homme de son temps : il théorise pour la bourgeoisie les règles de pensée qui prévalaient pour la seule noblesse sous la monarchie. Dans cette continuité, les différents pouvoirs publics interdisent par principe la justice pénale contractuelle, tout en la tolérant. Le pistolet est ainsi la seule arme à feu qui servit aux duels. Il est à double titre intime pour les protagonistes : il reflète à la fois la défense d’un honneur bafoué et un rang social – en fonction de sa finesse, de la richesse de son écrin, il indique l’appartenance de son détenteur à un cercle social donné. Cette fois, ce n’est pas tant parce qu’elle tue que l’arme est réglementée, mais parce qu’elle permet à des individus de défier le pouvoir royal ou l’État qui a donné l’ordre ferme d’arrêter de telles pratiques. Moyen de régler personnellement une querelle privée, le pistolet devient pour les autorités publiques un symbole de la rébellion aux ordres légitimes de l’acteur public qui détient le monopole de la violence légitime.

Petite par sa taille et par son encombrement, petite par les effets cinétiques et pyrotechniques qu’elle génère ou implique, l’arme de poing n’en demeure pas moins l’arme qui peut déstabiliser des ordres géopolitiques si les conditions diplomatiques et économiques sont réunies. C’est avec un revolver FN Browning 1910 que les terroristes de l’organisation Jeune Bosnie ont assassiné l’archiduc François-Ferdinand et son épouse le 28 juin 1914 à Sarajevo ; deux coups de feu auront suffi pour actionner le jeu des alliances diplomatiques et déclencher un bouleversement mondial. Dans ce cas, l’arme de poing laisse des indices quant à son utilisateur : les sept terroristes n’avaient que peu d’expérience du maniement des armes à feu, or, pour mener à bien leur plan funeste, ils devaient conserver sur un temps long les munitions dans l’arme. Le choix d’un revolver répondait donc parfaitement à ce besoin : un matériel fiable, facile d’emploi, à la balistique terminale d’un effet maximal pour un utilisateur peu formé à la manipulation d’armes.

Avant même l’attentat contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, dans un contexte d’aggravation des tensions internationales en Syrie, d’accroissement de l’environnement terroriste et d’augmentation des tentations de retour au nationalisme, le ministère de l’Intérieur avait prévu un vaste plan de lutte contre l’armement individuel illégal. Ce plan a été accéléré avec les événements tragiques qui ont ensanglanté la France, la Belgique et l’Allemagne entre 2015 et 2017. Son premier axe est la lutte contre la criminalité organisée et les réseaux illégaux d’armement. Le second, beaucoup plus discuté, est le renforcement du contrôle du réseau légal d’armes, une population de facto armée, que l’État, en France, ne souhaite pas faire prospérer. Le nombre de licenciés de la Fédération française de tir devant être maintenu à un niveau raisonnable, un certain nombre de mesures ont été prises et médiatisées tandis que d’autres ont été menées de manière plus discrète. Parmi les plus connues, la réforme, en 2017, de la directive européenne de 1991 sur le contrôle des armes, qui contraint également la Confédération helvétique en 2019. Il s’agit plus d’une continuité que d’une rupture. Le rythme des réformes du cadre juridique des armes pour les civils jadis fixé par le décret-loi du 18 avril 1939, puis par le décret du 6 mai 1995, a été accéléré depuis 2001, les réformes se succèdent annuellement depuis l’adoption de la loi du 6 mars 2012 et son décret du 30 juillet 2013, et les notions d’inflation normative, d’instabilité de la norme, de transparence, d’équité s’effacent derrière celle d’ordre public. La directive européenne a fait l’objet d’un fort débat entre les partisans du maintien des droits de certains citoyens à être armés et ceux qui souhaitent réduire ces droits, y compris dans le réseau des détenteurs légaux d’armes à feu.

Parmi les mesures jugées plus insidieuses, l’accroissement des pouvoirs de contrôle des fédérations de tir (nationales et locales), des armuriers et des établissements privés (banc national d’épreuve) revient à en faire autant de relais de régulation. Cette privatisation de la surveillance permet de réaffecter les forces régaliennes dans la lutte contre le trafic illégal. Les nouvelles mesures donnent l’impression aux tireurs civils d’être stigmatisés, ce qui est d’autant plus perçu injustement que parmi cette population on compte essentiellement des personnes en lien avec le monde de la sécurité intérieure et des forces armées. Un quiproquo fâcheux, car le législateur et le pouvoir réglementaire veulent instaurer une législation certes exigeante mais équilibrée, et une réglementation qui interdise toute tentation de porosité entre le marché légal et le marché illégal. Ainsi, la dangerosité d’une arme déterminera son classement d’interdiction ou d’autorisation. Aujourd’hui, un pistolet est classé en catégorie B, au regard de son mécanisme semi-automatique et de son emport de feu généralement inférieur à vingt coups, qu’il soit affecté aux unités militaires ou aux civils.

  • L’intimité du soldat façonnée
    par l’architecture d’une arme de poing

Jadis, au temps du pa mac-50 des guerres d’Indochine et d’Algérie, c’est le soldat qui devait s’adapter à l’arme. Aujourd’hui, c’est l’arme qui s’adapte au soldat et à ses missions. Le pistolet de l’armée française doit équiper des combattants aux emplois radicalement différents, relevant d’un spectre allant des forces spéciales de différents milieux (air, terre, mer) aux services de soutien (soutien logistique, munitions, essence, équipements…), et un panel de population plus large, pour une armée de plus en plus féminisée. Il doit aussi être prévu pour une armée résolue à se confronter aux menaces terroristes. Techniquement, la traduction est simple : la poignée doit être modulaire, la détente doit permettre à tout tireur de se raviser au dernier moment, tout en permettant un départ de coup aisé pour un petit gabarit. L’ingénieur calculera alors le poids de détente optimal pour ce type d’utilisation.

Quand le temps manque, quand les budgets sont serrés, il faut bien que les organisations s’adaptent. Les armées le font tous les jours. Leur entraînement est parfois contraint, mais toujours résilient. Le futur pistolet disposera d’une composante « entraînement », qui est un kit tirant des munitions marquantes. Ceci permet de répondre au manque de moyens dans ce domaine tant déploré par le Sénat et l’Assemblée nationale au tournant des années 2000. Des initiatives heureuses ont préfiguré cette généralisation, notamment sous l’action d’anonymes au sein des forces armées, comme l’adjudant-chef Masse qui a été le premier sous-officier des troupes de marine à promouvoir dans ses instructions l’usage du « paintball ».

De toute évidence, le renouvellement des armes de poing pour les forces françaises doit être la preuve que l’armée sera « au contact » et contribuera, nous l’espérons tous, à un renforcement du moral de chacun des combattants. L’intimité entre une arme et son utilisateur devient gage de puissance, même dans un contexte de contrôle absolu de l’arme sur tout détenteur par l’État. Cette posture et ce postulat reflètent un courage politique que tout citoyen ne peut que saluer.

1 De la force publique, chapitre X, « Examen de la question du droit d’être armé. Nécessité de régler et de limiter étroitement ce droit pour augmenter la puissance de la force publique. Moyen d’y parvenir », 1790.

2 P. Jampy, Armes et Munitions de petit et moyens calibres, ensta, 1985.

M. Vigié | Le civil face au cérémonial mi...