Imaginons comment Anne Roumanoff traiterait un sujet portant sur les armées. Il est vraisemblable que, faisant fi de l’histoire juridique de l’expression, elle évoquerait la célèbre « Grande Muette », convoquerait les mânes de Courteline, de Louis Bousquet et de L’Ami bidasse, jouerait des images de La Septième Compagnie ou des délires plus ou moins amusants des Charlots au cinéma. Et commencerait, certainement fort à propos, par un tonitruant : « On ne nous dit pas tout ! »
Pourtant les communicants des armées essayent de combattre ces clichés au quotidien. La cellule de communication de l’état-major des armées, en particulier, s’attelle à la difficulté de rendre compte des opérations menées par les armées françaises. Elle s’évertue, avec l’ensemble de la « chaîne communication » déployée, à faire montre de pédagogie afin de favoriser l’adhésion des opinions publiques nationale mais aussi internationales, montrer et expliquer la réalité de la situation sur le terrain, soutenir le moral des forces engagées et affirmer le rôle de la France sur la scène mondiale1. Néanmoins, à une époque où la transparence est élevée en valeur cardinale, les responsables de la communication des armées en opération, ou communication opérationnelle (comops), ne peuvent s’adonner à une liberté d’expression totalement débridée. Tous les événements, même ceux qui peuvent sembler les plus anodins, ne sont pas communicables à tous et en temps réel. Chacun nécessite au contraire une étude, même succincte, dans une perspective multicritère. Tout d’abord, il convient d’anticiper et de travailler en gardant à l’esprit la nécessité de la continuité de l’action : ne pas focaliser sur le présent au risque d’obérer l’avenir. Ensuite, il demeure fondamental de s’inscrire dans un écosystème de plus en plus complexe où la coordination des acteurs constitue un facteur clé : la communication opérationnelle n’est pas un acteur éthéré. Parallèlement, l’esprit de nos institutions et du droit doivent encadrer notre action : la contrainte normative consolide la portée du message. Enfin, l’engagement des militaires et de leurs familles, notamment dans les épreuves, mérite pour le moins une attention tout empreinte de reconnaissance et de pudeur.
- Ménager le présent et l’avenir
On ne dit pas tout en matière d’opérations, d’abord, parce qu’il faut penser à la continuité des actions et ainsi préserver l’avenir. Dévoiler une opération avant son déclenchement la compromet, chacun s’en doute, irrémédiablement, mais cela peut aussi altérer des actions futures. De même que les armées françaises sont à l’affût de toute information sur l’ennemi, actuel ou futur, celui-ci cherche à savoir comment nos opérations se planifient, où elles vont avoir lieu, avec quelles unités… Un effort trop appuyé sur la valorisation d’une opération en cours, notamment sur le barycentre des ressources engagées, lui permettrait donc en creux de calculer où il est possible d’attaquer en revers. L’intérêt de tout belligérant se porte aussi sur l’armement des unités, leur moral et leur commandement. Pourquoi lui faciliter le travail et perdre la possibilité d’un effet de surprise ? La moindre divulgation nuit à la réussite de l’action et, de surcroît, met les soldats en danger. À moyen terme, une succession d’échecs compromet, ne l’oublions pas, l’atteinte des objectifs fixés par le politique. En conséquence, la réponse à la question de l’opportunité temporelle de toute action de communication, déjà forte dans tout type de communication d’entreprise ou strictement institutionnelle, est rendue plus délicate lorsqu’il s’agit d’action militaire.
De la même façon, vouloir valoriser ou expliquer une action en utilisant des images provenant de satellites ou de capteurs divers peut certes soulager une pression médiatique immédiate, mais favorise nos compétiteurs. Inexorablement, touche de détail technologique après touche de spécificité propre aux systèmes d’armes, le tableau impressionniste se révèle à nos ennemis et leur confère un avantage exorbitant, qu’il soit tactique ou industriel. La question du rapport coût/efficacité se pose de façon très claire. La fin (la communication) ne justifie pas nécessairement les moyens (les risques opérationnels).
Dans une même logique, expliquer comment une unité a réussi à prendre l’ascendant sur son adversaire peut révéler nos modes d’action. Leur divulgation contraindrait alors à trouver d’autres procédés, souvent dans l’urgence, au détriment de l’entraînement et donc de l’efficacité future. Cet impératif est au moins aussi valable pour les forces spéciales, dont une part du succès repose sur la confidentialité des procédés d’action. Sur l’échelle de Richter de la sécurité des opérations (secops), celles marquées par le sceau nucléaire, en particulier de la force océanique stratégique, occupent le sommet. La moindre divulgation peut faire disparaître un des atouts militaires et diplomatiques majeurs de la France. Le secret et le silence sont donc parfois essentiels, sans qu’il soit possible d’y opposer un déni de démocratie. Conscient des enjeux, le communicant doit ainsi toujours faire preuve de prudence dans ses propos, ce qui nécessite une préparation, même minime, avant toute prise de parole.
- Se coordonner
On ne dit pas tout non plus lorsqu’il s’agit d’opérations dans un cadre multinational. Les habitués de l’histoire militaire connaissent l’appréciation de Foch sur les coalitions2. Mais au-delà du trait d’esprit, la réalité des engagements modernes impose une discipline et une synchronisation de la communication particulièrement fine, tant avec les forces partenaires qu’avec nos alliés. Chaque force nationale est en effet régie par des spécificités3, politiques ou opérationnelles, qu’il convient de prendre en considération. La fraternité d’armes et la solidarité éprouvées sur le terrain ne sont pas solubles dans la communication. Bien au contraire. Ne pas tenir compte des contraintes des pays alliés pourrait mener ceux-ci à retirer leurs unités dont l’importance ne réside pas toujours et uniquement dans leur nombre, mais aussi dans leur qualité et/ou leur seule présence. L’aspect multinational oblige donc à être attentif à tout ce qui peut influencer le bon fonctionnement de la coalition. Une prise de parole faite à contretemps ou non coordonnée avec une unité alliée peut s’avérer aussi catastrophique militairement que politiquement.
Par ailleurs, si certaines situations peuvent paraître claires sur le théâtre d’opérations, il est possible que des décisions politiques ou diplomatiques soient nécessaires. Une expression maladroite ou désordonnée peut gêner une négociation en cours ou accélérer de façon inopportune une prise de décision. La remontée de l’information vers les décideurs, la concertation, sa mise en forme en décision, puis sa transmission sous forme d’ordres demandent des délais qu’il convient de ne pas sous-estimer. La coordination multinationale, de l’échelon tactique au niveau stratégique, s’effectue toujours dans une dimension politico-militaire et impose une retenue certaine dans la communication. Il est impensable pendant des pourparlers d’en expliquer tous les tenants et aboutissants au grand public, donc à nos adversaires. La coordination et la solidarité entre membres d’une même coalition sont prioritaires sur toute recherche de justification ou de valorisation autonome des actions menées au plan national.
- Assurer la cohérence des principes et des actes
On ne dit pas tout non plus à l’occasion d’affaires dans lesquelles soit la parole politique soit les institutions prévalent. Les armées font partie des organisations qui participent à la résilience de la nation. Il n’est pas nécessaire d’insister sur le cedant arma togae, si ce n’est pour rappeler qu’en matière de communication, la parole politique prime sur la parole militaire. C’est-à-dire qu’un militaire, ès-fonction ou ès-qualité, s’inscrit dans cette dynamique de subordination aux représentants du peuple. L’armée de la République est au service de la nation. Il ne peut y avoir ni divergence ni hiatus. En conséquence, dès lors qu’il s’agit d’une déclinaison politique, la communication militaire s’envisage bien comme une traduction opératoire des décisions supérieures. À cet égard, le champ des compétences est parfaitement connu et respecté. Il en va de la crédibilité de la communication globale.
Dans la même veine régalienne, les opérations peuvent parfois être contraintes dans leur volet communication par la judiciarisation. Lorsque la justice intervient dans tout ou partie d’une phase opérationnelle, la communication est figée. Il n’est plus possible de tout dévoiler, puisque la plupart des éléments sont versés au dossier judiciaire. En juillet 2019, la mort en opération de trois sapeurs lors de l’opération Harpie en constitue une douloureuse illustration. Le respect absolu du secret de l’instruction, et donc du silence médiatique, est un préalable indispensable à la manifestation de la vérité. Aucun motif de communication ne saurait déroger à ce principe.
Il en est de même pour les enquêtes de commandement, dont la conduite doit pouvoir bénéficier de la même absence de bruit médiatique. Il en va de la sérénité des procédures contradictoires comme du rendu des préconisations.
En complément de l’action judiciaire ou administrative, dans le temps long, la communication opérationnelle accompagne les jugements ou les décisions. Elle capitalise ainsi sur son expertise milieu afin de rendre auprès du public, interne ou externe, un délivrable pédagogique expurgé des considérations souvent très techniques et ardues. Encore une fois, l’efficacité de la communication ne saurait se juger à l’aune de son immédiateté.
- Préserver les militaires et leurs familles
On ne dit pas tout non plus, en tout cas pas tout de suite, ou pas le plus vite possible, quand il faut annoncer une mort, qu’il s’agisse de nos soldats ou d’ennemis. Pour ces derniers, nous nous référons au droit international humanitaire. Le principe d’humanité prévaut. Il nous interdit de publier des images contraires au droit, attentatoires à la dignité. La communication opérationnelle s’interdit également tout décompte macabre et refuse la notion délétère de « chasse aux scalps ». Cette inclinaison macabre est contraire à nos valeurs ; elle pervertirait même l’esprit de la mission. Dans un second mouvement, la temporalité des annonces dépend des contingences opérationnelles. La consolidation des résultats peut nécessiter un travail dans la durée. Il est essentiel que les annonces soient irréfutables ; la crédibilité de la parole publique en dépend.
En opération, chaque famille de militaire engagé éprouve, de manière plus ou moins consciente, l’angoisse d’une issue funeste. Pour nos camarades tombés au champ d’honneur, la pire chose pour une famille, au-delà de la terrible annonce, est d’apprendre la mort d’un être cher par les médias. Chacun garde en mémoire l’exemple horrible de la mort en direct à Sarajevo, au milieu des années 1990, d’un brigadier du 6e régiment de commandement et de soutien filmé au moment où une balle l’atteignait alors qu’il déplaçait une série de containers avec son chariot élévateur. Certains membres de sa famille regardaient la télévision quand une chaîne a diffusé la scène sans filtre. La procédure, assise sur les principes de la décence et du respect, veut donc que l’on attende que la personne à prévenir désignée par le militaire avant son départ soit effectivement avertie du décès avant de mettre en œuvre le plan Hommage. Le protocole est immuable et laisse au chef des armées le soin de procéder à l’annonce, suivi de celle de la ministre des Armées, puis des armées.
Il faut avoir été chef de corps ou délégué militaire départemental, investi de la lourde tâche d’une telle annonce, pour mesurer la dévastation des familles. Il faut avoir vécu cette suspension du temps devant la porte du pavillon, cette odeur de chicorée en ce petit matin blême, ce silence et puis ces cris pour comprendre que rien ne justifie de déroger à cette règle, au respect de la « bulle silence ».
Il ne s’agit pas là de sensiblerie, mais bien de respect pour les familles qui soutiennent leurs proches dans leur engagement malgré les contraintes que celui-ci impose, notamment les fréquentes et longues séparations. Oui, il est bon de faire preuve de pudeur, d’humanité et de solidarité quand la mort frappe. Il est nécessaire de penser aux familles et à leurs contraintes propres.
En fait, la communication opérationnelle est contenue par une série de contraintes qui doivent être bien perçues par tous les acteurs, tant ceux appartenant à la chaîne commandement que ceux qui, à leur côté, les conseillent en matière de communication. Elle ne se réduit pas à la seule réponse aux questions immédiates des journalistes. Elle vient en appui4 de la stratégie des opérations et, tout en faisant preuve de réactivité, s’assure de la cohérence d’ensemble dans le moyen et le long terme. Malgré ces contraintes, les possibilités d’initiatives sont d’autant plus nombreuses qu’une véritable confiance se sera instaurée entre les différents acteurs de la communication opérationnelle. On ne nous dit pas tout parce que tout ne peut pas être dit immédiatement. La justice peut éventuellement avoir à en connaître, mais au moment du jugement, si le secret de l’instruction a été préservé, tous les aspects à caractère opérationnel, diplomatique ou politique ont de fortes chances d’être levés. Lorsque les modes d’action changent, lorsque les technologies évoluent, il est possible de détailler les anciens. Le secret en matière de communication est forcément éphémère, il faut en être conscient, et ce même si l’éphémère dure.
Assurer la communication des armées en opération, c’est assumer une forme de frustration due à l’équilibre particulièrement instable entre le secret, la discrétion, nécessaire à la poursuite de la mission opérationnelle dans un environnement favorable, et l’obligation d’expliquer à l’opinion publique ce qui se passe, ce que font les soldats qui agissent au nom des Français dans leur ensemble.
L’état final recherché ne se mesure pas au buzz sur les réseaux sociaux, au « ferraillage » de tous les instants, à la saturation médiatique. La communication publique creuse son sillon avec le soc de la vérité : on ne ment pas, c’est un principe intangible. Tout ce qui est communiqué est vrai, robuste et consolidé à l’instant. Il s’agit de le faire sans relâche, en pensant en permanence à la continuité de la mission, à la coordination de toutes les parties, à la cohérence entre nos institutions, notre discours et nos actes, afin de créer un climat de crédibilité sur le long terme qui débouche sur une légitimité solide. Il peut y avoir des escarmouches médiatiques que l’on nous accuse de perdre, mais qu’il vaut mieux accepter de concéder pour préserver l’essentiel, c’est-à-dire la confiance des soldats et des citoyens, tout en étant crédibles aux yeux de l’opinion publique internationale et en particulier celle des pays alliés. On ne souligne pas assez l’importance des silences et des délais pour la réussite de la mission, surtout lorsqu’on a un regard rétrospectif.
Alors effectivement, on ne nous dit pas tout, pas tout de suite, pas sur tout, pas à tout bout de champ, pas n’importe comment, pas sur n’importe quoi, mais toujours avec la certitude d’avoir concouru à l’édification de nos concitoyens, dans le respect de la sécurité de nos forces déployées, dans la reconnaissance de leur excellence. On ne nous dit pas tout donc… et pour cause.
1 Doctrine interarmées de communication opérationnelle 3.10.2, du 26 juillet 2007.
2 « J’ai beaucoup moins d’admiration pour Napoléon depuis que j’ai commandé une coalition. »
3 caveats : règles d’engagement, zones de déploiement, modalités d’emploi des matériels…
4 En terminologie militaire, appuyer veut dire « apporter une aide à une autre unité, spontanément ou sur ordre, le plus souvent sous forme de feux », c’est-à-dire de tirs soit directs soit indirects (artillerie). Dans le cadre de la communication en général, et opérationnelle en particulier, les « feux » sont les mots, les arguments (dont les chronologies d’événements) et les images.