Né à Cavaillon en 1930, de lignées paternelle et maternelle paysannes et provençales, André Martel est décédé le 11 août 2019 dans cette terre de Provence où il a effectué le plus beau de sa carrière et où il a su développer l’histoire militaire avec talent1. Son père, maréchal des logis-chef de gendarmerie, s’était illustré dans la campagne de Syrie en 1925. Après l’école primaire de sa ville natale, le jeune André suit des études secondaires au lycée d’Avignon, puis c’est l’agrégation d’histoire et le service militaire qu’il effectue dans l’arme blindée cavalerie et dont il sort officier de réserve. Il enseigne d’abord à Tunis, en collège de 1954 à 1959, puis à la faculté des lettres de 1962 à 1967. Sous la direction de Pierre Renouvin, il consacre sa thèse d’État aux « Confins saharo-tripolitains de la Tunisie, 1881-1911 », qu’il soutient en Sorbonne en 1966. Dès l’année suivante, il prend son poste de professeur des universités à Montpellier où il demeure jusqu’en 19892. Homme de convictions, il arrive dans une université plutôt estampillée « à gauche » alors que lui-même se définit comme un « conservateur réformiste ». Il sait pourtant s’entendre avec ses collègues, même s’il n’avance pas masqué en remontant une section de L’autonome, syndicat de l’enseignement supérieur classé « à droite ».
- Professeur-réserviste
À partir de 1970, en parallèle à ses cours à Montpellier, il crée à l’iep d’Aix-en-Provence un enseignement d’histoire militaire et d’études de défense, ce qui, huit ans seulement après la fin de la guerre d’Algérie et deux ans après Mai-68, dans un contexte social et politique marqué par l’antimilitarisme, constitue une performance. La présence à Montpellier de l’École d’application de l’infanterie aide, bien entendu, à l’installation de ces enseignements. En 1989, pour des raisons d’ordre privé, il quitte l’université de Montpellier pour l’iep d’Aix-en-Provence, où il reste en poste jusqu’à son départ à l’éméritat en 1997.
André Martel s’est toujours voulu « professeur-réserviste » et a noué de nombreux liens d’amitié avec des militaires, notamment le général Gambiez, le général Delmas et le colonel Carles, mais également avec ceux qu’il a formés et qui sont devenus eux aussi de grands professeurs. Il mène tout à la fois sa carrière universitaire et sa vie d’officier de réserve en poursuivant régulièrement sa formation dans ce registre, notamment à Saumur. Capitaine en 1962, il est chef d’escadron en 1970, lieutenant-colonel en 1976 et colonel en 1981. L’interface entre ses deux activités est représentée par son appartenance au conseil de perfectionnement de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan de 1988 à 1992. Des séminaires sont aussi organisés dans les écoles militaires et notamment à l’École de l’air de Salon-de-Provence. L’homme n’est pas du genre à se taire quand il estime que l’ordre républicain est mis en cause. Nous sommes plusieurs à nous souvenir du récit amusé qu’il faisait d’un jour du début des années 1970 où, arguant de son grade dans la réserve, il commanda la charge d’une compagnie de crs contre des étudiants qui prétendaient bloquer l’entrée de l’université de Montpellier, sabre d’honneur au clair ! Aujourd’hui, gageons que peu de vice-présidents d’université oseraient une telle action3 !
Dès son arrivée à Montpellier, André Martel organise un enseignement spécialisé de maîtrise en histoire militaire. L’année suivante, il crée le Centre d’histoire militaire de Montpellier (chmm), rattaché à la Commission française d’histoire militaire. En parallèle, il met en place une association de type loi de 1901, qui lui permet de faire l’interface entre la société civile et militaire et les instances universitaires. En 1979, il obtient le statut d’équipe cnrs, « Forces armées et institutions de défense » (era 779), et, fort de cette puissance de feu, lance en 1980 les Cahiers de Montpellier.
André Martel n’a jamais répugné à s’investir dans les tâches administratives lourdes qui font partie du métier d’enseignant-chercheur. Entre 1970 et 1975, il est vice-président de l’université de Montpellier, avant d’en devenir président entre 1975 et 1982. Aidé de Françoise Brette, ingénieur d’études, il monte colloques et journées d’études. Annick Besnard, de statut cnrs, occupe quant à elle un poste tout à fait particulier à ses côtés, qui montre que l’officier de réserve ne perd pas de vue la dimension stratégique du métier d’universitaire : elle travaille pour le chmm, mais à Paris, en contact permanent avec tout ce qui se fait d’important du point de vue militaire et universitaire dans la capitale. En parallèle, Martel sait s’ouvrir « à l’international », comme certains disent aujourd’hui. Il noue des liens avec des chercheurs universitaires et militaires en Suisse, en Allemagne, aux États-Unis, en Italie, en Espagne, en Tunisie ou en Roumanie – dès sa thèse d’État, il est allé fouiller dans les archives à Londres, à Alger ou à Rome. Et n’oublie pas de repérer précocement de jeunes agrégés prometteurs et d’en faire des chargés de cours ou bien davantage.
- Un « passeur » et un rénovateur de l’histoire militaire
André Martel sait également donner au chmm une dimension interdisciplinaire, organisant une collaboration avec des juristes dès 1967 (colloque « Défense et droit »), jetant les bases d’approches pluridisciplinaires largement adoptées aujourd’hui par les historiens chercheurs. Inflexions, en se voulant le lieu de dialogue privilégié entre civils et militaires, se situe d’ailleurs dans la lignée des pratiques de recherches et de publications telles qu’il les souhaitait à Montpellier.
En 1971, son article fondateur paru dans la Revue historique permet de voir quelles sont ses approches scientifiques. Il y dénonce ce qu’il appelle « l’ornière d’une histoire-bataille ou d’une histoire bouton de guêtre »4. Il cerne bien les spécificités du monde militaire fait de discipline, de hiérarchie, de vocation au combat, d’esprit de corps et de catégories (officiers, sous-officiers, hommes du rang), se reconnaissant pourtant dans une même condition. Il revendique d’analyser ce milieu particulier par le biais d’études des « mentalités » – on ne parle pas encore d’histoire « culturelle », même si l’approche scientifique est déjà bel et bien là. Il souhaite analyser les comportements sociaux et rappelle que l’histoire militaire participe des relations internationales sans se confondre avec elle. En bref, André Martel énonce fermement que l’histoire militaire est une histoire globale qui, comme toute bonne histoire, oblige à croiser les approches et à maîtriser les dimensions politiques, économiques, démographiques, l’histoire des mentalités ou des techniques, mais aussi celle des réseaux de solidarité. Mais l’histoire militaire telle qu’il la souhaite est également faite de l’approche de groupes humains marqués par la mort donnée ou reçue. Cette terrible spécificité fait aussi l’esprit de corps et les comportements au feu, qui doivent être étudiés en tant que tels.
Le va-et-vient constant entre son savoir scientifique et son expérience de réserviste fait des analyses d’André Martel une rare synthèse de la culture militaire et de la culture universitaire. Ce programme de 1971 devient réalité au fil des années à Montpellier. La production scientifique du chmm est considérable. Des colloques en attestent comme, en 1974, « Recrutement, mentalités, sociétés » ou, en 1981, « Forces armées et systèmes d’alliance ». Le chmm a fait soutenir plus de sept cents mémoires de maîtrise, plus de trois cent cinquante dea et cent vingt-sept thèses5. Dans un contexte favorable de massification de l’enseignement supérieur, André Martel sait attirer, à Montpellier puis à Aix, des étudiants civils et militaires, souvent parmi les meilleurs. Les « communications-débats », les « mardis de Montpellier » servent incontestablement d’instances de décloisonnement tout à la fois du monde universitaire et du monde militaire.
- Les héritages
Bien entendu, comme il sied à l’université où les postes de professeur sont fortement marqués par les personnalités qui les occupent, le départ d’André Martel pour l’iep d’Aix-en-Provence a été l’occasion d’une recomposition du Centre d’histoire militaire de Montpellier. Là n’est pas la question aujourd’hui. Que reste-t-il dans le paysage universitaire français de cet engagement de trente ans ?
André Martel a su tirer parti de l’éloignement de Paris pour développer un centre qui puisse « vivre du sien » sans pour autant rejeter totalement ce que son réseau parisien lui apprenait. De quoi est faite la « méthode Martel » ? Essentiellement d’un rapport privilégié à des sources neuves, d’un travail d’archives, dont se dispensent volontiers aujourd’hui les tenants d’une « histoire des représentations » largement dominante. Avec lui, il faut toujours revenir aux sources et aux faits. Constamment, il s’appuie sur les dimensions comparatives de notre métier ou manie la prosopographie. Bien davantage encore, il a su créer une « équipe », une exceptionnelle « fraternité d’armes » avec quelques-uns de ses proches qu’il nomme lui-même sa « garde prétorienne ». Jean-Charles Jauffret, Jules Maurin, Jacques Frémeaux ont été ses héritiers directs à Montpellier, à Aix ou à Paris. Eux-mêmes à la retraite aujourd’hui, ils ont été relayés par des collègues plus jeunes : Jean-François Muracciole, Hubert Heyriès ou Pierre Journoud à Montpellier, Walter Bruyère-Ostells à Aix.
En Lorraine, j’ai essayé de reprendre aussi le flambeau de l’histoire militaire à travers les recherches sur l’expérience combattante, développées durant quinze années, et des thèses et une hdr soutenues par des officiers supérieurs ou généraux. André Martel avait suivi ces travaux, lors de quelques événements fondateurs6. Cette spécialisation lorraine se poursuit aujourd’hui avec Julie d’Andurain à Metz et Jean-Noël Grandhomme à Nancy. Xavier Boniface fait également de l’histoire militaire à Amiens. À Paris, celle-ci a été largement dynamisée par la création du Centre d’études d’histoire de la Défense (cehd) par Maurice Vaïsse en 1994, même si ce centre a disparu en 2009.
Mais on parle désormais d’« histoire de la défense », comme si la désignation d’« histoire militaire » était trop répulsive. À l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (irsem), créé en 2010, les approches géopolitiques sont privilégiées par rapport à celles des historiens. À Paris-Panthéon-Sorbonne, on préfère parler de War Studies – pourquoi pas « études sur la guerre » ? –, avec Hervé Drévillon ou Alya Aglan. L’histoire de la défense se poursuit à Sorbonne-université avec Olivier Forcade et Tristan Lecoq. De nombreux chercheurs abordent la question des guerres (Olivier Wieviorka, Julie Le Gac, Pierre Vermeren…), mais sans se revendiquer de l’histoire militaire proprement dite. C’est chez un officier formé à l’iep d’Aix-en-Provence, Rémy Porte, qu’il faut sans doute aller chercher un héritier direct d’André Martel, dans une sorte de polarité inversée. Martel était universitaire-officier, Porte est officier-universitaire, titulaire d’une habilitation à diriger les recherches dirigées par Jean-Charles Jauffret. L’un et l’autre ont en commun de maîtriser les rouages et les fonctionnements universitaires et militaires.
Il y a donc de la place en France pour une véritable histoire militaire ouverte, globale et intelligente comme la pratiquait André Martel7. Mais le combat est sans cesse à renouveler. Certaines approches du phénomène guerrier sont aujourd’hui trop éloignées des faits pour développer les seules « représentations », voire les études « genrées » et autres phénomènes de modes intellectuelles. S’il est un point sur lequel les enseignements d’André Martel sont porteurs d’avenir, c’est bien celui qui fait passer les faits avant leurs « représentations », la connaissance des techniques, des institutions, des chaînes de commandement, des hiérarchies, des comportements au feu avant les jugements de valeur, parfois mal dissimulés sous des conceptualisations a priori.
1 Nous renvoyons le lecteur au beau mémoire de master 2 de Caroline Delage, « Le centre d’histoire militaire de Montpellier (1968-2006), lieu de savoir, objet socio-historique » (université de Montpellier, 2018), auquel cet article doit beaucoup. Nous remercions également Jean-Charles Jauffret de nous avoir communiqué le texte de l’hommage qu’il a rendu lors des obsèques d’André Martel, « Professeur André Martel, officier de la Légion d’honneur, officier des Palmes académiques, chevalier de l’Ordre national du mérite à titre militaire ».
2 Jusqu’en 1983, la thèse d’État permet de postuler directement à un poste de professeur des universités.
3 Voir le blog du lieutenant-colonel Rémy Porte, guerres-et-conflits.over-blog.com, du 17 août 2019 : « In memoriam : perte immense pour l’histoire militaire et grande tristesse ».
4 A. Martel, « Le renouveau de l’histoire militaire en France », Revue historique n° 497, janvier-mars 1971, pp. 117 et suivantes.
5 J.-F. Muracciole, F. Rousseau, Combats. Hommage à Jules Maurin, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2010.
6 En 2008, lors du colloque « Ferdinand Foch, apprenez à penser », ou en 2010 lors de la première session du programme de recherche à l’université de Metz, « L’expérience combattante, xixe-xxie siècle », dans le cadre de la msh-Lorraine.
7 Sur ces registres de réflexion, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’introduction de notre ouvrage Les Français en guerres, de 1870 à nos jours, Paris, Perrin, 2017.