L’entretien avec Alexis Jenni réalisé par Inflexions dans son dernier numéro (n° 19) pose à l’historien un certain nombre de questions méthodologiques liées à la pratique de son métier, mais également à propos des niveaux de savoirs communément acceptés par la société française au début de la deuxième décennie du xxie siècle.
L’Art français de la guerre, récompensé par l’attribution du prix Goncourt et salué unanimement par les médias, n’est pas le premier roman qui laisse l’historien décontenancé, tant celui-là est éloigné de ses méthodes et de ses pratiques. En 1917 déjà, Le Feu d’Henri Barbusse avait soulevé quelques interrogations, relayées par Jean-Norton Cru dans Témoins en 1929. Mais il serait stupide de jeter aux orties un document comme celui produit par Alexis Jenni. La question a été débattue de longue date par les historiens, qui savent qu’une fiction peut être porteuse de certaines informations impossibles à trouver dans les sources et archives traditionnelles du fait du règne d’une certaine autocensure. En d’autres termes, le roman permet parfois d’exprimer l’indicible historique.
- Les sources de l’écriture
De quoi est constitué l’horizon-repère intellectuel d’Alexis Jenni ? En homme encore jeune de son temps, sa culture historique est bien davantage médiatique et audio visuelle que livresque et scolaire. Il évoque une filmographie qui lui sert de bagage théorique (L’Ennemi intime ou L’Honneur d’un capitaine). Il revendique la bande dessinée comme source d’inspiration, rendant au passage un hommage appuyé à Jacques Tardi (« Je pense qu’il a un grand rôle social »), grâce auquel, selon lui, on se serait enfin intéressé à la Grande Guerre dont « on ne parlait quasiment jamais » : « C’est lui qui l’a exhumée. » Ce ne sont pas les milliers d’ouvrages consacrés à ce conflit, y compris des livres largement diffusés dans le public, comme Ceux de 14 de Maurice Genevoix, Le Feu ou Les Croix de bois de Roland Dorgelès qui font référence pour le prix Goncourt, mais la bande dessinée de Tardi ! Il est vrai que lorsqu’en novembre 2008 celui-ci vend en trois semaines plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, quand les nombreux ouvrages scientifiques publiés au même moment s’écoulent à quelques milliers seulement, la puissance de diffusion est incomparable. La culture audio visuelle de l’auteur s’appuie, quant à elle, sur des souvenirs d’« une émission [qui] repassait les actualités de la Seconde Guerre mondiale » sur Arte. Chacun aura reconnu Histoire parallèle de Didier Deleskiewic, présentée par Marc Ferro de 1989 à 2001.
De manière revendiquée, Alexis Jenni se situe sur le terrain du sensible et de la compassion. Nourri de paralittérature et de « fragments », il n’est pas dans le système de référencement permanent que recherche l’historien. Il lui faut, comme dans les fonctionnements médiatiques, du pathos, mais aussi une binarité simplificatrice entre des bons et des méchants clairement identifiés : « J’avais appris que la guerre d’Algérie n’était pas une guerre juste, que les militaires étaient les méchants. »
Le statut de l’anecdote, élément essentiel à la construction du discours historisé, est détourné, de manière littéraire, afin de construire un récit et non pas le « petit fait vrai » cher à Stendhal. Dans L’Art français de la guerre, l’épisode de la bétonnière dans la jungle est décontextualisé (« J’ai trouvé ce témoignage si évocateur que je l’ai utilisé, même s’il se rapportait à d’autres circonstances. »). Le désir de l’auteur de « plonger dans la sensation » appartient, bien sûr, au même registre du sensible, et non à celui du discours scientifique et distancié. Il est donc facile de montrer que la mise en récit d’Alexis Jenni ne relève pas du discours historique. Il ne l’a jamais prétendu d’ailleurs. Pas d’immersion durant de longues années dans les archives et autres sources, pas de référence aux travaux antérieurs, même pour les contester. Pas de contextualisation et, surtout, pas d’écriture précautionneuse cherchant à montrer la complexité des attitudes humaines, ce qui ne signifie pas pour autant écriture froidement chirurgicale, car ce sont toujours des hommes qui sont les acteurs de l’histoire. Les méthodes sont différentes. Le romancier prend parti quand l’historien n’est pas là pour juger, pas plus qu’il ne se fait procureur, et essaie modestement de faire comprendre une époque révolue, de la rendre intelligible à ses contemporains. Bien au-delà des simplifications moralisantes, l’historien montre constamment que les comportements humains ne se résument pas aux deux seules catégories de la victime et du bourreau, et que la victime d’un jour peut être bourreau le lendemain. Mais le lecteur d’un prix Goncourt ne souhaite pas lire un livre d’histoire et il ne s’agit pas ici de mélanger les genres.
Par-delà des méthodes d’écriture différentes, qu’est-ce qui peut rendre l’historien dubitatif quant à son rôle social face aux propos d’Alexis Jenni ?
- Au royaume des représentations
Quelques remarques du prix Goncourt attestent d’une certaine naïveté ou d’un sens aigu de la tautologie (« L’histoire, on la voit toujours avec un regard postérieur. »). Il reconnaît tout à fait ouvertement son propre système de représentations : « J’ai un passé d’adolescent antimilitariste primaire sans avoir jamais rencontré de militaire. » Dans ces registres aussi, Alexis Jenni fonctionne comme les médias en décernant des jugements, à l’emporte-pièce bien souvent. Il lui faut des bons et des méchants en tout. Au moment de son service militaire, au début des années 1980, « celui qui s’engageait, c’était un sale type, un sadique, un aventurier, pas quelqu’un de bien ». À propos de l’Indochine, « on se rendait bien compte que la tâche qui leur était confiée était impossible, que c’était immoral, que c’était violent et dénué de sens ». Qui s’en rendait compte ? Les membres du corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient (cefeo) qui combattaient sur ordre d’un pouvoir politique aux intentions pour le moins fluctuantes ? Les militants du parti communiste français, « caillassant » les ambulances chargées de blessés rapatriés ?
La confusion et les simplifications sont souvent au rendez-vous. Même s’il déplore « une longue période d’affrontement des mémoires », Alexis Jenni a sur le rôle de l’armée en Algérie un avis simpliste (« C’est comme si elle avait alors perdu cet honneur qu’elle avait gagné pendant la Seconde Guerre mondiale. ») qui indique combien se sont banalisées – aux antipodes de la vérité historique – les images sociétales d’une armée uniquement occupée à torturer. Cette victoire mémorielle du pouvoir algérien en place est d’autant plus difficile à accepter pour l’historien qu’elle se fait à sens unique, les Algériens n’ayant guère entamé de véritable travail sur la dimension de guerre civile que fut le conflit.
Alexis Jenni reconnaît d’ailleurs combien le poids de la bien-pensance est lourd lorsqu’il avance, à propos de la démarche de Pierre Schœndœrffer, que celui-ci « a toujours été un peu mis de côté parce qu’il n’était pas dans le modernisme1 ambiant. C’est quelqu’un qui a le courage de maintenir tout seul cette mémoire ». Au vrai, Pierre Schœndœrffer n’est pas vraiment seul à essayer de faire partager une mémoire quelque peu différente de la vulgate, notamment de la « sale guerre »2 d’Indochine, et l’Association nationale des anciens prisonniers, internés et déportés (anapi, créée en 1985) joue un rôle important dans ce registre.
« Mon livre n’est pas un roman à thèse, ce n’est pas un réquisitoire », affirme Alexis Jenni. Il est pourtant des thèmes où sa liberté de créateur littéraire mérite d’être contredite par l’historien. Si l’on peut aisément lui pardonner d’ignorer complètement la sociologie des partisans de l’Algérie française réduits, à ses yeux, à des êtres « fascinés par l’imaginaire militaire, qui collectionnaient les armes, qui étaient attirés par les violences »3, il est plus difficile de passer sur les contre-vérités qu’il assène avec aplomb sur la société militaire française.
Pour Alexis Jenni, la France serait « un des rares pays au monde où l’armée est à l’écart ». En portant cette accusation parfaitement fausse, il ignore certainement qu’il réemploie là un argument développé par les révolutionnaires de 1789 à l’égard de l’armée royale qui aurait été coupée du corps de la nation, puis, plus tard, par certains éléments de la gauche française toujours prompte à voir dans l’armée un instrument de coup d’État. Avancer cela, c’est méconnaître l’histoire de l’institution militaire, ignorer totalement le débat sur la notion de peuple en armes et la longue histoire de la conscription4. C’est faire fi du fait que l’armée française, composée d’officiers, sous-officiers et soldats français, n’a jamais échappé à aucun des débats qui ont traversé la société depuis la Révolution5. Ni l’installation de la République puis son œuvre de laïcisation ni l’affaire Dreyfus, pas davantage que les débats liés aux notions de résistance et de collaboration, durant la Seconde Guerre mondiale, n’ont épargné l’armée. Lorsqu’il évoque la professionnalisation de 1997, Alexis Jenni avance qu’il « est important que l’armée devienne une partie du corps social », comme si elle avait cessé à un moment de l’être. Il ignore visiblement la composition sociologique des engagés volontaires d’aujourd’hui, originaires pour une part non négligeable des « quartiers ». Cette accusation d’un corps vivant en soi et pour soi est assez vieille, mais montre combien un antimilitarisme pavlovien imprègne la société française.
- Un fossé entre la culture scientifique
et la culture médiatique
Est-il finalement si grave qu’un prix Goncourt n’applique pas la méthode historique ? Qu’il existe une divergence entre le savoir scientifique et la vulgate ? Ce n’est, en tout cas, pas la première fois. Sous Charlemagne, quel pouvait être le point commun entre les savoirs enseignés à l’école palatine et les convictions des paysans qui pensaient alors que le Soleil tournait autour de la Terre ? Beaucoup plus tard, la mythologie historique enseignée dans les écoles de Jules Ferry n’était-elle pas une simplification aussi importante des savoirs scientifiques que celle véhiculée par l’auteur du prix Goncourt ? Où se trouve alors la nouveauté ?
C’est que dorénavant, la caisse de résonance médiatique change la donne. L’« honnête homme » du xxie siècle n’est plus celui qui a passé beaucoup de temps à lire, à comparer et à réfléchir, mais celui qui a vu sur Internet. Il a des convictions avant d’avoir des savoirs, ce qui rend le dialogue de plus en plus difficile dans un monde paradoxalement ouvert à la communication planétaire. Car les convictions deviennent vite des stéréotypes, voire des dogmes, et l’on sait que tout militantisme débouche sur une restriction volontaire de l’intelligence et des refus de comprendre les arguments de l’autre.
Pourquoi L’Art français de la guerre a-t-il rencontré un tel succès ? Parce que ce roman correspond à ce que la société française de 2011 a envie d’entendre. Dans un monde virtualisé, qui ne comprend plus le phénomène guerrier6, déshistorisé par le « devoir de mémoire », la généralisation des sentiments empathiques et du « tout-victimaire » éloigne de plus en plus les comportements du grand public d’une démarche rigoureuse et historique. L’histoire serait-elle décidément trop complexe dans un monde de « communicants » ? C’est aux historiens d’essayer de montrer le contraire et de se faire mieux entendre.
1 Ne s’agirait-il pas davantage d’un « conformisme » plutôt que d’un « modernisme » ?
2 Vocabulaire emprunté au parti communiste.
3 On lira avec profit Olivier Dard, Voyage au cœur de l’oas, Paris, Perrin, 2005, rééd. « Tempus », 2011.
4 Voir, par exemple, Odile Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle (Paris, Belin, 2000), ou Annie Crépin, Histoire de la conscription (Paris, Gallimard, « Folio », 2009).
5 Voir, sur ces thématiques, François Cochet, Être soldat de la Révolution à nos jours, Paris, Armand-Colin, à paraître à l’automne 2012.
6 Comme le suggère la remarque d’Alexis Jenni à l’égard de la société militaire, « ils font leur devoir jusqu’au bout et ils restent ensemble. C’est admirable et absurde ».