« Paris brûle-t-il ? » On connaît cette phrase qu’Hitler aurait prononcée pour s’enquérir de l’état des destructions de Paris qu’il avait ordonnées. Une interrogation reprise dans le titre d’un livre et d’un film célèbres relatant l’épopée de la libération de la capitale. Depuis, la cause est entendue : Paris n’a été ni brûlé ni détruit, et ce grâce au soulèvement de ses habitants qui ont empêché les Allemands de miner les ponts et les principaux monuments. La rapidité de l’arrivée de la 2e division blindée (2e db), qui a foncé sur la ville dès qu’elle a été informée du déclenchement de l’insurrection, a été décisive. Le 25 août 1944, le général de Gaulle entrait dans une capitale libérée et intacte.
Ce tableau mérite d’être complété. Dès que fut prise la décision d’évacuer les services administratifs et policiers du commandement allemand, les troupes restantes, aux ordres du général von Choltitz, ont lancé à partir du 17 août une série d’incendies volontaires pour détruire matériels et locaux. Ces destructions ont pris de l’ampleur lors des combats entre les Forces françaises de l’intérieur (ffi) et les Allemands, puis entre les soldats de la 2e db et les Allemands, du 19 au 25 août. Certains grands édifices – Chambre des députés, Sénat, Grand Palais, Quai d’Orsay, Cour des comptes – ont été gravement endommagés. Ils n’ont été sauvés que grâce aux courageuses et périlleuses interventions des pompiers de Paris.
Le régiment des sapeurs-pompiers de Paris a en effet pris une part déterminante dans la libération de la capitale1. Le rôle de ses hommes a été double : poursuivre leur mission de lutte contre les incendies et les effets des bombardements ainsi que de secours à victimes, et participer de façon active à l’insurrection et à de nombreuses actions de résistance qui avaient été préparées des semaines à l’avance par un groupe d’officiers, sous-officiers et sapeurs regroupés dans un réseau de résistance spécifique au régiment. Nombre d’entre eux sont morts pendant les combats.
- Résistance
Depuis le début de l’occupation de la capitale, en juin 1940, le régiment de sapeurs-pompiers de Paris se trouve dans une position singulière. Toujours sous l’autorité du préfet de police, il est placé sous le contrôle étroit de la Feuerschutzpolizei (police de protection incendie allemande), un service spécialisé du commandement de l’armée d’occupation, qui surveille de près ses opérations, contrôle les nominations d’officiers et observe l’état d’esprit dans les casernes. C’est la confiscation des armes détenues dans les casernes, en juillet 1940, qui suscite les premiers actes de résistance. Des officiers constituent des dépôts d’armes clandestins. Suivent des engagements individuels dans des réseaux de résistance ou de renseignement. Un groupe se forme sous l’égide du mouvement Organisation civile et militaire (ocm) à partir de 1942. Arrestations ou déportations pour détention d’armes, falsification de pièces d’identité, fourniture de renseignements à Londres, sabotages et « sabotages d’extinction », une manœuvre risquée consistant à retarder l’extinction d’incendies lorsqu’il s’agit d’établissements travaillant pour les Allemands, se multiplient.
Au printemps 1944, le capitaine Fréderic Curie, qui commande la 22e compagnie (Vitry/Choisy), lance une opération originale : la création d’un réseau propre au régiment, dont la vocation est de regrouper tous les pompiers de Paris résistants dans une organisation unique. Cette organisation est baptisée Sécurité Parisienne ; ses initiales, sp, font écho au diminutif des sapeurs-pompiers et à la devise du corps : « Sauver ou périr ». Une forme particulière de résistance qui mérite d’être soulignée. Les pompiers de Paris peuvent désormais agir collectivement et conserver la cohésion du corps auquels ils appartiennent. C’est un réseau « régimentaire ». Toutefois cette organisation comporte des risques : l’arrestation ou la défection d’un seul membre aurait pu faire tomber tout le réseau.
Les semaines qui suivent le débarquement du 6 juin 1944 présagent de l’imminence de la libération de l’ensemble du territoire. Il faut donc accélérer les préparatifs pour être prêts aux combats, mais aussi pour se substituer aux autorités nommées par l’État français. En juin et juillet, les responsables de Sécurité Parisienne organisent donc le réseau autour d’un noyau actif de six officiers et en recrutant quatre cent quatre-vingt-dix-huit sapeurs-pompiers disséminés dans les différentes compagnies d’incendie. Six compagnies de combat clandestines sont ainsi formées, prêtes à intervenir. Elles se greffent sur la structure officielle des compagnies du régiment. Les sapeurs-pompiers volontaires pour les intégrer restent assujettis aux obligations de leur service. Le réseau est ordonné, hiérarchisé et commandé de façon militaire. Le 15 août, la consigne n° 1 est diffusée au sein de chaque compagnie d’incendie. Elle indique que « certains groupements [il faut entendre ici de résistance] étrangers au régiment essayent de s’adjoindre des gradés et sapeurs pour remplir diverses missions. […] Le régiment a les siennes et elles lui suffisent » et qu’« aucune formation [autre que sp] n’a autorité pour donner un ordre quelconque aux gradés et sapeurs du régiment ». La consigne n° 2 précise même que « toute désertion au profit d’un groupe quelconque sera considérée comme un abandon de poste ». Toujours le souci de conserver la cohésion du corps.
Fin juillet, les armées alliées percent le front allemand et se dirigent à vive allure vers Paris. La Wehrmacht décide de commencer l’évacuation de ses services et de ne laisser dans la capitale que des troupes de défense, placées le 9 août sous le commandement du général von Choltitz. À partir du 10 août, les cheminots sont en grève. Le 15, le métro arrête de fonctionner et la police se met en grève. L’électricité n’est distribuée qu’une heure par jour. Le ravitaillement devient difficile.
À la veille de l’insurrection, le gouvernement du général de Gaulle décide de créer une force de maintien de l’ordre dans la capitale baptisée Forces gouvernementales. Avec les Gardes de Paris (futurs Gardes républicains) et les Groupes mobiles de réserve (gmr), le régiment de sapeurs-pompiers devient l’une des composantes de cette entité placée sous le commandement du général Hary. Le dispositif se met en place sous les auspices du délégué général du gouvernement provisoire en France occupée, Alexandre Parodi, en liaison avec le colonel Rol (Rol-Tanguy), chef régional des ffi. Tout est en place pour passer à l’action.
- Libération
Le 19 août, le nouveau préfet de police, Charles Luizet, en accord avec le général Hary, ordonne aux responsables de la résistance au sein de la Garde de Paris et du régiment des sapeurs-pompiers de prendre le commandement de leurs unités. Le même jour, des policiers s’emparent de la Préfecture de police et la transforment en fortin d’où ils font le coup de feu contre l’ennemi.
Le lendemain, 20 août, les chefs de Sécurité Parisienne, le lieutenant-colonel Aimé Camus, commandant le bataillon sud du régiment, et le capitaine Frédéric Curie, rassemblent les compagnies clandestines à la caserne Dupleix, siège du centre d’instruction du régiment devenu le poste de commandement des compagnies clandestines, et se rendent à l’état-major. Camus se présente au colonel Cornet, à la tête du régiment depuis février 1943. L’entretien est bref et sans aménité. Camus annonce au colonel qu’il est destitué et qu’il le remplace. Désormais chef de corps, il s’entoure du capitaine Curie, nommé chef de bataillon et adjoint, et d’officiers issus de sp. Dans son ordre du jour n° 1, il annonce sa prise de fonctions puis rappelle que la mission essentielle du régiment est le service incendie. Il précise que les hommes qui ont des missions de résistance ou de combat « doivent obéir à des chefs mandatés spécialement à cet effet et connus d’eux ». À partir du 21 août, les compagnies clandestines ne le sont plus, mais constituent des corps francs de combat sous les ordres du commandement du régiment et du commandement ffi. Les responsables de Sécurité Parisienne posent le principe suivant : les pompiers des compagnies clandestines d’intervention doivent combattre en civil aux côtés des ffi ; ceux qui assurent les missions traditionnelles (lutte contre l’incendie, secours aux populations…) restent en uniforme. La cohésion du corps et l’organisation mise en place depuis le printemps vont permettre aux pompiers de Paris d’assurer au mieux ces deux missions simultanées.
Du 18 au 25 août, les hommes des compagnies clandestines s’engagent dans les combats aux côtés des insurgés. Dans de nombreux arrondissements, notamment les Ve, VIe, XIIIe et XVe, ils participent à l’édification des barricades, et enseignent aux civils la fabrication et l’usage des cocktails Molotov. D’autres rejoignent les policiers à la Préfecture pour défendre celle-ci ou prennent part à l’assaut contre la caserne Clignancourt avec les ffi et à des combats dans les banlieues nord et est. La, relative, liberté de circulation des pompiers pour leurs missions de secours, obtenue grâce à la négociation menée par le consul de Suède, Raoul Nordling, avec le général von Choltitz, leur permet de renseigner les ffi sur l’emplacement des positions allemandes, d’apporter des armes aux policiers retranchés dans la caserne de la Cité et d’assurer des liaisons entre les divers éléments de la Résistance. Ce sont eux qui, le 21 août, distribuent à la population les premiers journaux issus de la Résistance.
En même temps, les pompiers vont assurer plus d’un millier d’interventions dans des conditions périlleuses, sous la menace des balles, au milieu des combats, entravées par les obstacles à la circulation des engins (barricades ou barrages allemands). La lutte contre plusieurs grands incendies montre toute la difficulté de ces missions : le 19 août au soir, ils interviennent pour feu de wagons à la gare de Javel ; ils sont repoussés à coups de rafales de mitraillettes par les Allemands, auteurs du sinistre. Même chose lors de l’incendie du central téléphonique Saint-Amand (XVe arrondissement), le 24 août ; les Allemands retiennent même prisonniers quelques pompiers durant plusieurs heures.
Le 23 août, le Grand Palais brûle suite à un accrochage entre des ffi retranchés dans l’édifice et une colonne allemande. Les Allemands entravent l’action des secours en sectionnant les tuyaux des lances à eau. Il faut négocier. Pendant l’intervention, les pompiers parviennent à évacuer les ffi en leur prêtant vestes et casques. Le lendemain, sous couvert d’une surveillance du feu, ils récupéreront le stock d’armes et de munitions entreposé dans le bâtiment et le livreront aux résistants.
Le régiment apporte également son concours aux missions de liaison avec les armées alliées. Des missions dangereuses qui consistent à quitter Paris pour aller vers le sud en traversant les lignes allemandes, à entrer en contact avec les armées alliées et à remettre les messages de renseignement ou d’appel à l’aide avant de revenir par le même chemin. Beaucoup y ont perdu la vie. Ainsi, le matin du 23 août, c’est à bord d’un véhicule du régiment, conduit par le sergent-chef Lemaire, que le docteur Pierre Favreau, chef d’un mouvement de résistance, quitte la capitale pour remettre au général Leclerc un message du préfet Luizet. Arrivé à Rambouillet, il se trouve en présence de De Gaulle à qui il remet le message. Celui-ci le charge d’annoncer sa prochaine arrivée à Luizet. Ce qui fut fait dès le lendemain. Un épisode que relatera le Général dans ses Mémoires de guerre.
- Les combats du 25 août
Le matin du 25 août, les chars de la 2e db entrent dans Paris avec pour mission de réduire les points de résistance allemands : le Sénat, la Chambre des députés, la caserne de la place de la République (actuelle caserne Vérines) ainsi que les hôtels Majestic, avenue Kléber, et Meurice, rue de Rivoli. Pendant cette journée décisive, les opérations des pompiers « collent » à la progression des hommes de Leclerc, que ce soit pour éteindre les incendies ou pour participer aux combats.
En fin de matinée, les chars attaquent l’hôtel Majestic, siège du commandement militaire allemand. Les pompiers, positionnés au sommet de l’Arc de Triomphe, poste d’observation des attaques aériennes et de signalement des points d’impact des bombes, renseignent les soldats sur les emplacements des positions ennemies. Une section de sapeurs-pompiers participe à l’assaut, puis, l’hôtel pris, emmène les prisonniers à l’état-major Champerret. En même temps, plusieurs débuts d’incendie signalés place de l’Étoile et dans les avenues avoisinantes sont maîtrisés.
Au même moment, la 2e db attaque le quadrilatère formé par le ministère des Affaires étrangères et le Palais-Bourbon. Le feu prend dans les deux édifices, mais l’intervention des secours est retardée de plusieurs heures pour permettre la poursuite des combats. C’est alors qu’un acte héroïque est accompli par un officier des sapeurs-pompiers : le sous-lieutenant Bureau, chef du char Saint-Cyr, est abattu par les Allemands alors qu’il tire sur l’aile du ministère longeant la rue de Constantine ; le sous-lieutenant Pollingue, de la 4e compagnie des sapeurs-pompiers, se précipite alors pour le remplacer, tire à la mitrailleuse sur la fenêtre d’où partaient les balles et parvient à mettre hors d’état de nuire l’ennemi. Dans la soirée, après la fin des combats, les pompiers parviendront à sauver la bibliothèque et la salle des séances de la Chambre des députés ainsi que les archives diplomatiques.
Un détachement de quarante sapeurs-pompiers, sous le commandement du capitaine Sarniguet, participe également à la prise de l’École militaire aux côtés des soldats de Leclerc. Au moment de la reddition, le lieutenant Mouchonnet (6e compagnie) fait prisonnier cent vingt-deux soldats et six officiers allemands, conduits ensuite au quartier Dupleix. D’autres détachements de sapeurs-pompiers participent à la prise du Sénat, à l’attaque contre la caserne du Prince Eugène, place de la République, et, enfin, au dernier acte : la prise de l’hôtel Meurice où von Choltitz est fait prisonnier.
Ce sont des pompiers de Paris qui vont ensuite hisser le drapeau tricolore sur deux édifices majeurs de la capitale. Le capitaine Sarniguet, commandant le centre d’instruction régimentaire, gagne le sommet de la Tour Eiffel par les escaliers avec cinq de ses hommes, portant un drapeau confectionné clandestinement par les femmes des officiers et sous-officiers de la caserne à l’aide de draps teints. Il est déployé à midi ce 25 août, indiquant aux Parisiens le succès de l’insurrection. Au même moment, un autre détachement, sous le commandement du capitaine Bernard, déplie un immense drapeau français de vingt-deux mètres sous la balustrade de l’Arc de Triomphe.
Le 25 puis le 26 août, jour de la descente des Champs-Élysées par le général de Gaulle, les pompiers participent au service d’ordre et se voient confier par le général Leclerc, gouverneur militaire par intérim, la garde des édifices publics.
Quinze pompiers de Paris sont morts pour la France durant cette semaine de combats dans la capitale. Citons, parmi eux, le sapeur Année, tué le 21 en combattant aux côtés des ffi boulevard Magenta, le lieutenant Hahn, tombé lors de l’assaut du fort de la Briche à Saint-Denis le 25, et l’adjudant Mouchet, fauché par une mitrailleuse rue de Rivoli devant l’hôtel Meurice. Ils font partie des quatre-vingt-douze pompiers de Paris morts pour la France durant la Seconde Guerre mondiale, dans les maquis, en déportation ou, après s’être engagés, dans les combats de l’hiver 1944-1945.
Le 14 novembre 1944, le général de Gaulle fait parvenir un message manuscrit au régiment : « Paris, libéré de l’ennemi, sait ce qu’il doit au régiment de sapeurs-pompiers. À tant de dévouement prodigué au cours des années par le régiment, la guerre a ajouté les épreuves dignement subies pendant l’odieuse invasion et l’honneur des combats victorieux de la Libération. » Ce message est aujourd’hui gravé sur une plaque de marbre apposée à l’entrée de l’état-major de la Brigade des sapeurs-pompiers de Paris.
1 À l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de la libération de la capitale, la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (bspp) a édité une brochure intitulée « Les Pompiers de Paris dans les combats de la libération (août 1944) », co-écrite par le capitaine (esr) Emmanuel Ranvoisy et l’auteur de cet article.