Les relations entre l’historien et le romancier sont tout sauf simples, une complexité que j’ai déjà tenté de mettre en lumière à travers l’exemple du prix Goncourt 2011, L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni1. Ces relations, complémentaires et conflictuelles, posent un certain nombre de questions sur la construction des savoirs, sur les pratiques d’écriture des deux corporations, mais aussi sur les imprégnations sociales par ces savoirs2.
- Sources et écriture
Au-delà du fait que romancier et historien produisent tous deux des mises en récit, les pratiques d’écriture des deux professions peuvent apparaître d’emblée comme antinomiques. Au nom de l’invention narrative, le premier peut s’émanciper de règles qui apparaissent comme fondatrices au second. La chronologie, divisée en temps long et temps court, l’administration de la preuve par accumulation documentaire et système de notes de bas de page reflétant le travail effectué sur sources, constituent, elles, autant de repères intangibles de la pratique de l’historien. Le culte de la précision, cher à celui-ci, n’est pas non plus toujours partagé par le romancier. Pierre Mari, évoquant en 2013 dans Les Grands jours les sept cent mille victimes de Verdun, pousse le bouchon un peu loin, même en comptabilisant les morts, les blessés, les prisonniers et les disparus. Mais, en cela, il est en phase avec les médias qui ont tendance à gonfler tous les chiffres de victimes, en vertu des principes de dramatisation et d’empathie qui font vendre. Souvenons-nous qu’au lendemain du 11 septembre 2001, ceux-ci annonçaient environ onze mille victimes, quand le nombre réel de morts a été finalement arrêté à deux mille neuf cent soixante-treize.
La fascination du témoignage, cher aux médias et au romancier, est prise avec distanciation par l’historien. Les médias ont abondamment commenté la mort de Lazare Ponticelli et des derniers témoins de la Grande Guerre, comme si la production historique devait s’arrêter avec la disparition des témoins ! Le témoin n’est pas la source exclusive de l’expérience de la guerre. Jean Norton Cru, dans son ouvrage Témoins, demeuré confidentiel lors de sa sortie, en 1929, mais aujourd’hui horizon-repère de toute réflexion sur le statut du témoignage historique, avait déjà montré les limites du genre. En outre, les périodes historiques plus anciennes, qui ne disposent plus, depuis fort longtemps, du témoignage oral, sont pourtant extrêmement dynamiques dans leurs productions d’histoire scientifique. Devrait-on cesser de travailler sur la République romaine parce que César a été assassiné aux ides de mars de 44 av. J.-C. et qu’il n’y a plus de témoin de l’assassinat ? D’ailleurs, si l’on devait construire l’histoire uniquement sur le témoignage, combien d’erreurs politiques, militaires et judiciaires n’auraient pu être évitées ? Alfred Dreyfus aurait été jugé définitivement coupable de trahison, par exemple.
Au passage, remarquons que l’utilisation du témoignage oral par l’historien nécessite la mise en place d’une méthodologie propre, les témoignages oraux doivent être pris pour ce qu’ils sont : des matériaux imparfaits, comme tous ceux utilisés par l’historien d’ailleurs, davantage capables de livrer une dimension sensible ou de l’a posteriori stéréotypé, que de la chronologie et des comportements réels de l’époque. C’est dire qu’aux yeux de l’historien, comme d’ailleurs à ceux du magistrat, le témoin n’est pas gage de véracité, et que ses propos doivent être recoupés avec d’autres sources.
L’historien dispose donc de sources variées et pas seulement du seul témoignage. Il a recours tout d’abord aux archives écrites traditionnelles. Et on ne peut pas dire que les sources manquent pour la période contemporaine. Bien au contraire, le xixe siècle, et plus encore le xxe ont été d’extraordinaires pourvoyeurs de papiers de toutes sortes : ceux des ministères et des administrations centrales, régionales ou locales, les sources civiles comme militaires, les archives privées… La ressource concernant la Grande Guerre est proprement immense. Se souvient-on que, chaque jour de guerre, quatre millions de lettres furent échangées entre le front et l’arrière ? Historiens comme romanciers ont du grain à moudre... La seule réelle manière de se tirer scientifiquement d’affaire consiste pour l’historien honnête à laisser du temps au temps et à s’immerger dans les sources de toutes sortes, de manière à comprendre la matière « de l’intérieur » et à s’en imprégner.
Les autres sciences humaines, moins soumises que l’histoire aux contraintes des sources, parce qu’elles inventent leur corpus de référence à chaque étude, ne comprennent d’ailleurs pas toujours la contrainte librement acceptée par l’historien qui est au cœur de sa démarche et de son métier. En plus, le qualificatif d’« historien » n’est pas simple à définir alors que celui de « romancier » l’est bien davantage. Au nom de la légitime appropriation que chaque citoyen est en droit de faire de son histoire nationale, on pourra se targuer d’être historien en rédigeant des notices généalogiques ou en écrivant l’histoire de son village. Certains métiers prédisposent à un rapport privilégié à l’histoire, sans l’appréhender totalement. Il est assez fréquent de voir des officiers généraux persuadés qu’ils savent l’histoire ès-qualité et grade. L’historien universitaire, pour sa part, est adoubé par la profession au travers de l’octroi de diplômes attestant de son savoir-faire, dans un cursus allant d’un master au doctorat et, au-delà, à l’habilitation à diriger les recherches (hdr). Ainsi, la définition de l’historien est-elle marquée par une grande diversité de réalités sociales et scientifiques. Par ailleurs, pour venir encore compliquer les choses, certains historiens patentés choisissent, pour des raisons financières ou par goût, de quitter les chemins peu médiatiques de la recherche universitaire pour se rapprocher du grand public via des romans. C’est cette voie qu’ont choisie, en leur temps, un Pierre Miquel ou un Max Gallo, ce dernier auteur d’une thèse de doctorat sur les services secrets mussoliniens en France dans les années de l’entre-deux-guerres, mais devenu auteur de romans à succès. Certains romanciers, au contraire, tendent à se rapprocher de la démarche historienne en utilisant, comme Marc Dugain dans La Chambre des officiers, des sources fiables à travers les archives des mutilés de la face de Moussy-le-Vieux, ou Serge Revel à partir des notes laissées par son père.
Dès lors que les frontières entre les deux activités de romancier et d’historien peuvent être poreuses, comment définir l’historien si ce n’est par son rapport privilégié aux sources ? Amateur ou professionnel, civil ou militaire, le véritable historien est celui qui tente de trouver des archives nouvelles sur une question particulière ou, au moins, d’interroger à nouveaux frais des sources déjà connues. À ce compte, on comprend facilement que les historiens soient peu entendus. Leurs ouvrages se vendent beaucoup moins qu’un prix Goncourt. Il est intéressant de constater que de nombreux romanciers écrivant aujourd’hui sur la Grande Guerre font d’ailleurs davantage référence à des auteurs de bande dessinée, dont les œuvres sont diffusées plus largement que des livres universitaires, qu’à des historiens.
Pour comprendre la difficulté d’historiser la Grande Guerre et le recours à certains raccourcis romanesques, il convient de rappeler quelques points fondamentaux. Point d’orgue de la croissance des armées nationales, cette guerre est marquée par une extraordinaire massification des effectifs. Une armée française de 1914 (environ deux cent mille hommes) représente la moitié des armées impériales de 1870. Or, il y a cinq armées françaises en août 1914 et neuf à l’automne, puis dix ensuite. La IVe armée Gouraud représente pratiquement un demi-million d’hommes en 1918. Il en va de même chez les Allemands. C’est dire que l’expérience combattante se démultiplie dans des proportions gigantesques par rapport aux conflits antérieurs. Or, le romancier veut aller à l’essentiel le plus rapidement possible en développant un discours symbolique fort. Depuis Le Feu d’Henri Barbusse, orfèvre en matière de simplifications, les combats de la Grande Guerre sont stéréotypés, niant les différences militaires et géographiques, voire pédologiques, que l’on peut trouver du front des Vosges à la mer du Nord, pour ne parler que du front occidental. L’historien, pour sa part, sait que le discours stéréotypé « assaut-à-la-baïonnette-boue-sang-poux-rats » ne saurait rendre compte de la réalité.
Le romancier veut faire vibrer son lecteur et le faire entrer en empathie avec ceux qu’il décrit, combattants ou civils de l’arrière. Cela passe souvent au nom du raccourci romanesque, par la mise en scène d’un certain nombre de représentations mentales allant jusqu’aux possibles confusions et aux fréquentes simplifications, qui peuvent exaspérer l’historien adepte de la complexité.
- Les systèmes de représentations
La Grande Guerre a été un moment de notre histoire propice à l’émergence et au développement d’un nombre considérable de représentations sociales, aujourd’hui largement partagées par le grand public, même si celles-ci sont souvent à des années-lumière de la réalité telle que l’historien peut la cerner. Les générations de romanciers sont, bien entendu, en phase avec les représentations de la société française à une époque donnée. Ainsi Alice Ferney prend en compte des approches héritées des lectures des gender studies, en provenance des États-Unis, en évoquant, par exemple, les frustrations sexuelles des femmes loin de leurs compagnons. En cela, une véritable passerelle est lancée avec certaines approches historiennes très attentives aux phénomènes de mode intellectuelle.
En effet, afin de donner plus de notoriété à leurs travaux, ou estimant que les dimensions essentielles de la Grande Guerre avaient été suffisamment fouillées, certains collègues se sont orientés vers l’étude des phénomènes minoritaires ou exceptionnels comme les fusillés pour l’exemple ou les fraternisations de Noël 1914. On a vu se développer, au nom d’une certaine anthropologie historique peu avide d’archives, des thématiques en vogue, sur les enfants, les mœurs sexuelles, les animaux, l’odeur de l’ennemi. Ainsi les systèmes de représentation des historiens ont changé également, car ils sont en phase avec les demandes sociétales d’aujourd’hui. Dans les années 1920-1930, ils s’étaient d’abord interrogés sur les raisons de la guerre et sur ses déroulements. Pour cela, il leur a fallu envisager les raisons militaires et diplomatiques de son déclenchement, et suivre aussi les grandes opérations, vues alors avec le regard des grands chefs militaires. Dans les années 1960, c’est l’histoire sociale de la guerre qui a fait son apparition, avant de laisser la place à des lectures culturelles aujourd’hui dominantes. Ce sont elles qui s’interrogent sur les phénomènes de gender, tandis qu’une histoire sociale en renouveau s’intéresse particulièrement à certains phénomènes, tels les mutineries de 1917 ou les fusillés pour l’exemple du début de la guerre. Démarche louable s’il en est, à la condition que ces phénomènes gardent leur caractère d’exception et qu’ils ne soient pas pris pour le tout.
Cette confusion/simplification, cette surreprésentation de l’exceptionnel sur le commun n’est une nouveauté ni en histoire, contrairement à ce que pensent leurs concepteurs, ni en littérature. Jean Norton Cru s’était déjà déchaîné contre des simplifications à propos des romans de l’entre-deux-guerres, notamment ceux de Barbusse et de Dorgelès. Pourquoi parler constamment de combats, d’assauts, forcément à la baïonnette, alors que l’historien sait que, hormis les « grands coups », les soldats passaient plus de temps à attendre qu’à combattre, et que les baïonnettes et autres armes blanches ont représenté la cause de seulement 1 % des blessures occasionnées ? Il est vrai que l’ennui est peu propice à la description romanesque.
On retrouve cette tendance dans les romans d’aujourd’hui traitant de la Grande Guerre, selon deux modalités assez différentes. La première d’entre elles consiste à se servir de la période comme d’une toile de fond pour y faire vivre une intrigue qui aurait pu se développer dans un autre contexte. Un courant romanesque somme toute assez classique dans ses attitudes et qui embrasse maintenant le champ du roman policier (La Cote 512 de Thierry Bourcy par exemple). La seconde modalité consiste à relire la guerre à l’aune des convictions actuelles, largement exprimées par les modèles cinématographiques, eux-mêmes venus de romans : La Chambre des officiers, porté au cinéma avec le succès que l’on sait, ou Le Pantalon d’Alain Scoff en 1982, devenu téléfilm. En une quarantaine d’années, au nom de ces représentations, dans l’air du temps, le soldat est passé du statut de héros à celui de victime. Cette vague n’est pas nouvelle non plus : Jean Giono, au nom de ses convictions pacifistes, se laissait aller à des outrances romanesques dans Le Grand Troupeau (1931), parlant, par exemple, de « flots de rats noirs, rats de cadavres, gros comme des lapins de garenne ».
Dans le deuxième courant s’inscrit aussi ce que l’on pourrait appeler la « vague repentante », dénoncée il y a quelques années par l’historien Daniel Lefeuvre, trop tôt disparu3. C’est le cas, par exemple, du roman de Raphaël Confiant Le Bataillon créole, dans lequel il est fait état, à propos de soldats venus des Antilles, d’insultes à connotation raciste, de bateaux rapportant des milliers de cercueils, du froid et de la neige de Verdun. Nous ne sommes plus là dans la seule simplification, mais dans une réécriture de l’histoire au nom de la victimisation dans l’air du temps. Les Antillais n’ont pas été utilisés comme « chair à canon » et le nombre de leurs tués est inférieur à celui des métropolitains. Le racisme est nettement moins développé dans l’armée française que dans l’armée américaine. En outre, lorsque l’auteur évoque, à propos de l’été 1914, la bataille de la Marne, la « grosse Bertha » (en fait les pièces dites Parisianer Kanonen qui bombardent Paris au… printemps 1918), les gaz de combat (première utilisation sur le front occidental en mars 1915),… l’historien se dit que la liberté romanesque ne saurait se faire au détriment de la simple chronologie. Quand Frédéric Cathala, dans Le Théorème du roitelet (2004), évoque un paysan corse qui égorge un Allemand comme il égorgeait les animaux de sa ferme, il manie une convention littéraire que l’on ne retrouve pas dans les témoignages des combattants. Le maniement du couteau de combat n’a été enseigné qu’à partir de la Seconde Guerre mondiale dans les commandos britanniques.
Dans un climat spécifiquement français d’un antimilitarisme puissant mis en place au moment de la création du parti communiste français en 1920, mais revivifié par les luttes contre les guerres de décolonisation de 1945 à 1962, on a vu se multiplier les romans se voulant « dénonciateurs ». Dénonciateurs de la tyrannie militaire des chefs, oubliant que dans les tranchées, les trois cinquièmes des officiers étaient des officiers de réserve non professionnels ; dénonciateurs des généraux avides du sang de leurs soldats pour obtenir une étoile de plus… En fait, ce que la société française, dans son ensemble, ne comprend plus aujourd’hui. Nos contemporains ne comprennent plus, en effet, le caractère extrêmement hiérarchique des sociétés européennes de 1914-1918, pas plus que les seuils d’obéissance sociale, beaucoup plus élevés à l’époque qu’en ce début du xxie siècle. Le devoir social de l’historien est d’instruire, tandis que le romancier cherche à prouver, voire à dénoncer.
Le récit de la guerre relève incontestablement du rôle social de l’historien. Historiser, c’est encore la moins mauvaise manière d’échapper aux différents lobbies mémoriels dont le paysage social français est littéralement envahi et qui s’exprime aussi par le roman. La mémoire ou, plus souvent, des mémoires concurrentielles ont tendance à recomposer le passé tandis que l’historien se plaît à le décomposer pour mieux le comprendre. Or l’une des plus importantes questions se posent à nos sociétés est la victoire du « tout-mémoriel », dans lequel les bons sentiments et les stéréotypes ont souvent remplacé les savoirs. Nous n’irons pas jusqu’à reprendre mot pour mot la sévère critique d’André Gide, « la mauvaise littérature n’est que trop souvent le fruit des bons sentiments », mais force est de constater que souvent, un « droit-de-l’hommisme » anachronique règne dans bien des romans sur la Grande Guerre, à l’exaspération de l’historien.
Il reste pourtant un point commun fondamental qui rapproche l’historien et le romancier : tous deux sont des passeurs de paroles. Dans Cris, Laurent Gaudé fait parler le soldat Jules qui avance que tous les blessés « veulent parler par ma bouche ». Ce concept de « survivance » du témoin est un lien partagé entre romanciers et historiens. Maurice genevoix l’avait déjà magnifiquement exprimé dans Ceux de 14, se faisant, dans une langue somptueuse, le porte-parole de ses hommes et camarades tués au combat. Il avait récidivé bien plus tard, dans La Mort de près, un petit opus magistral écrit en 1972. Tout comme Primo Levi pour les morts de la déportation concentrationnaire, sous la forme d’un récit, au vrai si véridique qu’il devient réellement document historique, Maurice genevoix est le passeur de voix de ses camarades tombés. Le transmetteur d’histoire et de mémoire. C’est à ce partage qu’invite aujourd’hui la demande spontanée des Français souhaitant non plus une histoire des batailles de la Grande Guerre, mais une histoire familiale, sensible, s’appuyant tout à la fois sur une histoire vraie et la sensibilité d’un roman familial. L’actuel mouvement de réappropriation de la Grande Guerre par la sphère privée devient ainsi un moment fondateur d’une autre approche de la guerre de 1914-1918, au moment où nous célébrons le centenaire de sa fin.
1 F. Cochet, « Alexis Jenni et la méthode historique », Inflexions n° 20, 2012, pp. 209-213.
2 Voir notamment G. Theeten, « La Grande Guerre en fiction. La représentation de la Première Guerre mondiale dans la littérature de l’extrême contemporain », thèse de l’université de Gand, sous la direction de P. Schoentjes, 2009.
3 D. Lefeuvre, Pour en finir avec la repentance coloniale, Paris, Flammarion, 2006.