Une maladie existe-t-elle avant d’être nommée ? La question intéresse le médecin, mais également l’historien. Comment, en effet, penser la découverte médicale sans l’appréhender dans une nécessaire confrontation avec le savoir scientifique d’une époque donnée, dans la compréhension des convictions partagées par cette époque ? La maladie est aussi une construction sociale et chaque société jette sur elle un regard dépendant de son stade de développement.
Il ne s’agit pas ici d’abolir tout espace temporel, mais bien, dans un premier temps, de déplacer le curseur chronologique. Les traumatismes de guerre existaient-ils avant qu’ils ne soient identifiés en tant que tels ? Et si oui, à quand peut-on les faire remonter ? Cette série de questionnements constitue la première étape de notre contribution. Il s’agit de tenter de dater et d’identifier un phénomène. Dans un second temps, nous voudrions nous arrêter sur la manière dont les syndromes psycho traumatiques de guerre ont été appréhendés par les médecins militaires au moment où ils deviennent massivement visibles, c’est-à-dire un peu avant et durant la Grande Guerre. En fonction de leurs convictions sociales et de leurs connaissances médicales, avec quel regard ont-ils pris en charge les soldats victimes de troubles psychiques ?
- Les traumatismes avant leur identification
L’arrivée des armes à feu a radicalement changé la donne sur le champ de bataille. Il est vrai qu’un carreau d’arbalète ou une flèche d’un long bow gallois pouvaient parfaitement transpercer la cuirasse d’un chevalier, mais les explosifs et les armes à feu occasionnent des blessures souvent bien plus difficiles à traiter que celles infligées par les armes blanches. L’arme à feu permet aussi de tuer ou de blesser de beaucoup plus loin. Plus encore, la menace se fait permanente et multiforme. Ambroise Paré, qui connaît son baptême du feu en 1537 à la bataille du Pas-de-Suse, durant les guerres d’Italie, rédige, dès 1545, une Méthode de traiter les plaies faites par les arquebuses et autres bâtons à feu, et obtient, le premier, la charge de chirurgien du roi nouvellement créée. Les traumatismes d’après combat sont désormais plus nombreux et de plus en plus visibles au fur et à mesure que l’on avance dans le temps, et se précisent lors du xixe siècle. Ce dernier est en effet le siècle de l’invention des armées nationales de masse, composées de soldats équipés d’armes de plus en plus performantes1. La révolution armurière des années 1840-18802 doit être gardée constamment en arrière-plan mental pour comprendre les réactions des hommes sur le champ de bataille et leurs éventuels traumatismes psychologiques.
Mais le champ de bataille était-il moins mortifère et moins traumatique auparavant ? Nos ancêtres des périodes médiévales ou modernes étaient-ils seulement des brutes épaisses, taillées pour la guerre, aimant la faire et imperméables à toute fragilité psychologique ? Il serait, bien entendu, grotesque de le prétendre. La guerre existe depuis le néolithique et les traumatismes qui y sont liés aussi. Ce n’est pas parce que les témoignages des périodes antérieures au xixe siècle ne nomment pas les traumatismes de guerre que ceux-ci n’existent pas. Ainsi, en lisant en creux un certain nombre de récits, il est possible de suggérer, sans tomber pour autant dans le défaut rédhibitoire pour l’historien que constitue l’anachronisme, que bien des troubles psychiques étaient déjà connus des combattants.
Après la bataille d’Eylau, par exemple, le lieutenant Octave Levavasseur constate l’horreur de la bataille et les sources de traumatismes possibles : « Les blessés qui n’avaient pu rejoindre la ville s’étaient entassés les uns sur les autres sur les bords des chemins pour éviter le froid. Nous passâmes auprès de ces montagnes de mourants, dans les interstices desquels on voyait des bras se soulever, gratter la neige et la porter à leurs bouches décolorées et prêtes à exhaler un dernier souffle de vie3. » En 1799, le hussard Georges Bangofsky décrit l’assaut de Zurich et témoigne : « La vue du champ de bataille couvert de morts et de mourants me fit impression4. »
Avec la seconde moitié du xixe siècle et les progrès considérables réalisés dans les techniques armurières, les potentialités de traumatismes psychiques augmentent considérablement. La Civil War américaine constitue de ce point de vue une guerre qu’il convient de regarder de près, car une foule de comportements, tant au plan strictement militaire que dans les comportements de l’arrière, préfigurent plus d’une dimension du vécu de la Grande Guerre.
En 1861, un observateur britannique arpentant le champ de bataille d’Antietam dix jours après le combat écrit : « Sur environ trois ou quatre hectares de bois, on ne trouve pas un seul arbre qui ne soit criblé de balles et d’éclats d’obus. Il est impossible de comprendre comment quiconque a pu survivre à un feu tel qu’a dû être celui-là5. » Lors de la bataille de Bull Run, le 21 juillet 1861, la panique des Yankees, pourtant en situation de supériorité numérique6, tourne au traumatisme. Surpris par des contre-attaques de soldats sudistes qu’ils n’avaient cessé de repousser toute la journée, découragés et épuisés, ils reculent avec une frayeur croissante à mesure que les officiers qui les encadrent n’arrivent plus eux-mêmes à dissimuler la leur. La retraite se transforme en débandade. « Plus ils s’éloignaient, plus ils avaient peur », déclare un membre du Congrès présent lors de la bataille7. Les 6 et 7 avril 1862, à la bataille de Pittsburgh Landing/Shiloh8, les combats atteignent une telle intensité que le choc est trop violent pour de nombreux hommes. L’expression « Voir l’éléphant » est alors retenue par les combattants pour indiquer leur baptême du feu et ses éventuelles conséquences traumatiques. Soldats de l’Union et Confédérés fuient vers l’arrière, la terreur dans les yeux. Le général Sherman, qui n’est pourtant pas un grand romantique, parle alors des « tas de corps mutilés des soldats morts, […] sans tête et sans jambes. […] Le spectacle que présentait ce champ de bataille aurait guéri n’importe qui de la guerre »9.
Durant le mois de janvier 1863, les Nordistes désertent leurs unités au rythme d’une centaine par jour, victimes du stress guerrier10. En 1864, après la terrible bataille de Spotsylvania, l’épuisement mental se fait sentir dans les deux camps. « Les officiers et les hommes souffraient de ce que l’on devait appeler, lors des guerres ultérieures, “psychose traumatique”. Deux des commandants de corps d’armée de Lee, qui n’avaient pourtant pas été blessés, A. P. Hill et Richard Ewell, connurent un effondrement momentané durant la campagne et il fallut remplacer Ewell par Jubal Early. Lee se sentit très mal pendant une semaine entière. Du côté de l’Union, un officier nota qu’en l’espace de trois semaines, les hommes “étaient devenus maigres et égarés. En vingt jours, ils semblaient avoir vieilli de vingt ans”. » « Plus d’un homme est devenu fou depuis le début de cette campagne, renchérit le capitaine Oliver Wendes Holmes Jr, en raison de la terrible tension à laquelle sont soumis et l’esprit et le corps »11. Ainsi, très visiblement, les conditions sont bien réunies pour que l’on puisse parler de désordres post-traumatiques durant cette Civil War. Qu’en est-il cinq ans plus tard sur les champs de bataille de la guerre franco-prussienne de 1870 ?
Lors de la bataille de Beaumont, le 30 août 1870, le stress de la bataille alimente une première forme de réponse au traumatisme : la fuite désespérée. « Toute cette masse d’hommes qui nous précède et nous suit à la fois va à la débandade, la route n’est pas assez large, on se sauve à travers champs. Tant pis pour les éclopés et les blessés qui ne vont pas assez vite. On les bouscule, ils tombent, on marche dessus. Quelle folle panique et quel égoïsme chez les hommes ! C’est bien là que s’applique le mot : “Chacun pour soi !” […] Nous reculons et nous n’avons pas encore aperçu un seul Prussien12. »
Le 18 août 1870, lors des combats de Gravelotte, les capitaines commandant les batteries de « canons à balles » – pas encore dénommées mitrailleuses – comprennent qu’il leur faut engager l’infanterie de l’adversaire et non pas l’artillerie qui était, théoriquement, leur objectif dans leur doctrine d’emploi. Les canons à balles font parler la poudre sur le versant ouest de la Mance, provoquant un grand traumatisme et une véritable panique chez les Prussiens. En fin d’après-midi, il semble qu’une cinquantaine de compagnies prussiennes y aient trouvé refuge, sans liens tactiques entre elles et incapables de discerner qui étaient l’ennemi ou l’ami13. Insomnies, cauchemars, hallucinations ou comportements suicidaires semblent être déjà de mise par l’effet du feu ennemi.
Encore sommes-nous là dans un système culturel et technique qui relève de codifications sociales relativement récentes, à l’échelle de deux siècles. Peut-on tenter de faire remonter l’identification de désordres post-traumatiques à des temps beaucoup plus anciens ?
À lire les chroniques de Jean Froissart, les raisons d’être sujet à des traumatismes psychiques dans les guerres de la fin du Moyen Âge sont loin d’être absentes, contrairement à l’image mythique du combat chevaleresque. Au moment de la révolte des Jacques, dans le Beauvaisis, le chroniqueur rapporte : « Si s’assemblèrent les gentils hommes étrangers et ceux du pays qui les menoient. Si commencèrent aussi à tuer et à découper ces méchantes gens, sans pitié ni merci ; et les pendoient par fois aux arbres où ils les trouvoient. Mêmement, le roy de Navarre en mit un jour à fin plus de trois mille, assez près de Clermont en Beauvoisin14. » Quant à l’exécution d’otages, elle se pratique avec une facilité déconcertante. Robert de Canolles en fait ainsi exécuter huit : « Si les fit monter sur celle table l’un après l’autre, et par un ribaut couper les têtes et renverser ensemble ès fossés, les corps d’un lez et les têtes de l’autre15. » Ces notations prouvent au passage que la Grande Guerre ne saurait être présentée comme la matrice de toutes les violences des xxe et xxie siècles, sauf si l’on veut ignorer les expériences plus anciennes. Ces identifications de causes de traumatismes de guerre sont aujourd’hui confortées par les travaux récents menés par deux médiévistes étrangers.
Richard W. Kaeuper, de l’université de Rochester, travaille depuis une dizaine d’années sur les formes de violence des chevaliers et sur les traumatismes qui peuvent en découler. Dans le système de valeurs de la société médiévale, la norme sociale impose à l’aristocratie, élite militaire et combattante avant tout dans sa définition d’origine, de démontrer force et courage, sans peur ni faiblesse, au risque de perdre son honneur. Il est également demandé au chevalier d’être un bon chrétien. Dans leur rapport à la violence, les chevaliers sont en effet dépendants de l’édifice intellectuel de l’Église, qui vient légitimer l’usage de cette violence au nom de Dieu et de la défense de la sainte Église.
Malgré le recours à cette armature intellectuelle, certains sont traversés de doutes quant à leurs méthodes et pratiques guerrières. Richard Kaeuper insiste notamment sur les dimensions de reconstruction mémorielle que constitue l’idéal chevaleresque. Le chevalier se bat et considère qu’il est de son devoir de le faire. Mais, dans le même temps, l’ordre aristocratique estime que lui seul a le droit d’utiliser la violence de manière légitime, y compris dans la défense de son honneur, souvent vécue de manière étroite et pleine de susceptibilité. Tout à la fois pieux et violents, les chevaliers constituent donc un public de choix pour le développement de tendances contradictoires. Dans cette relation schizophrénique à l’acte de tuer, et plus généralement à la violence, il y a bien des causes à traumatismes16. Décortiquant les trois ouvrages de Geoffroi de Charny, Thomas Heeboll-Holm, chercheur de l’université de Copenhague, identifie le manque de sommeil, la faim et le découragement. Pour lui, il s’agit là de facteurs de stress que l’on retrouve dans le cadre de conflits beaucoup plus récents, de la Grande Guerre à l’Afghanistan, et notamment lors de la guerre du Vietnam. De même, selon lui, une distinction s’opère entre les soldats touchés par ces troubles psychiques et ceux qui n’en souffrent pas alors qu’ils ont affronté les mêmes situations mortifères. Thomas Heeboll-Holme note toutefois, avec le plus grand des bons sens, qu’une différence majeure dans l’identification des traumatismes du guerrier médiéval par rapport à son homologue d’aujourd’hui tient dans l’absence d’attaques aériennes et d’explosions.
Ainsi, les causes de désordres post-traumatiques semblent exister chez les combattants bien avant leur identification par la médecine. Vous me permettrez ici une comparaison. Avant que l’autisme ne soit identifié en tant que maladie spécifique, les personnes qui développaient ces troubles ont été longtemps nommés « idiots ». Ce vocable regroupait des individus frappés d’arrêt de développement intellectuel, mais aussi les enfants singuliers, d’intelligence apparemment limitée, mais sachant mettre en œuvre des talents paradoxaux pour – par exemple – réciter de longs textes à peine entrevus, ou calculer mentalement. Ces « idiots savants » fascinaient le public et les médecins qui devaient avouer leur ignorance17. Le parallèle entre la prise en compte de l’autisme et celle des désordres post-traumatiques s’impose aussi sur un autre plan. Tenu pour un monstre aux confins de l’humanité, l’« idiot » a été exclu du champ d’approche clinique, nié en tant que malade, tout comme les traumatisés du champ de bataille ont été, dans un premier temps du moins, jugés comme des couards.
- La perception des traumatismes psychiques en 1914-1918
La Grande Guerre invente une forme de combat que l’on ne connaissait pas de façon aussi massive avant 1914 et que l’on ne retrouvera pas, sous une forme aussi généralisée du moins, dans les conflits ultérieurs. À partir d’octobre 1914 et jusqu’à mars 1918, le front occidental se fige dans ce que j’appelle le « système-tranchées »18, fait de plusieurs positions de défense successives étalées en profondeur et comprenant chacune plusieurs lignes de tranchées communiquant par des boyaux. Dès lors, soumis à des bombardements quotidiens qui « entretiennent » la guerre, parfois à des contre-attaques ou à des assauts meurtriers, les combattants de la « ligne du feu » subissent des traumatismes constants, imposant une prise en compte par les médecins militaires.
Dès 1881, le docteur Louis Jean-Étienne Mesnier publie Du suicide dans l’armée19. En 1902, Emmanuel Régis fait paraître Note sur le délire aigu20, chez l’éditeur militaire Lavauzelle, tandis qu’en 1909, André Antheaume et Roger Mignot dirigent le maître-ouvrage Les Maladies mentales dans l’armée française21. En 1913, le docteur Simonin parle de « psychose des combats » à la suite des troubles observés durant la guerre russo-japonaise de 1904-1905. Dans un ouvrage paru en 1906, Ivan de Schaeck décrit un certain nombre de ces comportements : « L’isolement de certains postes, […] l’incertitude des événements provoquent fréquemment une surexcitation nerveuse voisine de la folie. Il y a quelques jours, on pouvait voir en gare de Liao-Yang un train entièrement rempli de militaires et de civils atteints d’aliénation mentale à destination de Petersbourg22. »
Les théorisations n’arrivent que plus tard, notamment avec Thomas W. Salmon en 1917. Les médecins se divisent alors en trois grands groupes de pensée. Le premier avance que les traumatismes psychiques relèvent de micro-lésions du tissu nerveux, le deuxième considère les traumatisés comme de simples simulateurs, tandis que le troisième estime que les traumatismes relèvent de facteurs psychiques et non organiques. C’est à ce titre qu’en 1919, après le Ve congrès international de psychanalyse de Budapest, au cours duquel son collègue hongrois Sandor Ferenczi a présenté une communication sur le même thème, Sigmund Freud publie Psychanalyse des névroses de guerre.
Comment les soldats appréhendent-ils ces situations qui peuvent donner naissance à autant de désordres post-traumatiques ? En avril 1915, en Lorraine, Marc Delfaud constate que « la 17e compagnie a beaucoup souffert pendant les trois jours passés dans les tranchées : trois tués et une vingtaine de blessés. Dans les tranchées, trois hommes sont devenus fous pendant le bombardement, deux à la 18e compagnie et un à la 19e. C’est un enfer »23. Certains chefs savent prendre en compte ces dimensions d’angoisse et les mesurer, ce qui explique sans doute leur popularité au sein de la troupe. Ainsi Philippe Pétain, à propos du Minenwerfer allemand, la redoutable pièce de tranchée, affirme : « Le Minenwerfer tire rapidement, un coup par minute, sans fumée, et entraîne de très gros dégâts matériels et un anéantissement cérébral complet24. » Quant au merveilleux Maurice Genevoix, il a dit la quintessence des angoisses du fantassin des Éparges du printemps de 1915 soumis à d’intenses bombardements tout autant qu’à d’horribles combats rapprochés : « Cela ne nous quitte plus guère ; on sent le diaphragme serré, comme par une dure poigne immobile. Contre mon épaule, l’épaule de Bouaré se met à trembler, doucement, interminablement25. »
Les Allemands ne sont pas en reste, bien entendu. La première apparition des blindés britanniques à Flers en 1916 provoque des traumatismes inédits. « Un homme arriva en courant de la gauche : “Il y a un crocodile qui rampe à l’intérieur de nos lignes !” Le malheureux avait perdu la tête. Il venait de voir un char pour la première fois et avait assimilé à un monstre cet énorme engin se cabrant et basculant. L’ennemi avait amené un char dans nos lignes un nouvel engin de combat dont nous n’avions pas soupçonné l’existence et contre lequel nous n’avions pas de parade. Tirer dessus au fusil revenait à tirer à la sarbacane26. »
Le médecin-lieutenant Louis Maufrais, juste après un bombardement terrible sur la côte 304, près de Verdun, observe des Allemands et des Français qui déambulent sans armes sur le champ de bataille, tous choqués : « Aucun d’eux n’est équipé, pas plus les Allemands que les Français. Les hommes se croisent, ils ne se parlent pas. Tous sont brisés. Plus bons à rien. Dégoûtés de tout. De la guerre en particulier. Les Allemands, comme les Français, sont à chercher quelque chose, des blessés, des morts, ou rien27. »
Dans l’ensemble, c’est bien devant de telles descriptions venues des témoignages de base que prennent tout leur sens les mots qui ont été alors associés aux traumatismes de guerre, « obusite » pour les Français, shell shock ou battle shock pour les Britanniques.
Sous quelles formes les médecins militaires identifient-ils les comportements de stress et les traumatismes qui les accompagnent28 ?
Si le « cafard » est de toutes les guerres et dit la fatigue du conflit, l’émotionné du champ de bataille relève d’une autre catégorie. Il cherche d’abord et avant tout à fuir le combat ; « il a l’œil hagard, le nez pincé, le visage pâle, l’air effaré ; il se précipite dans le coin le plus reculé du poste de secours, s’affale à terre ou sur un banc, s’y blottit, s’y recroqueville et ne bouge plus. Si on l’interroge, il a l’air mentalement absent. Le lendemain, en toute bonne foi, il dira qu’il a perdu connaissance et ne se souvient de rien », déclare le docteur André Léri29. Les formes que prennent ces traumatismes sont multiples et variées, et il ne s’agit pas ici de les lister pour en dresser un diagnostic. Le médecin-général Louis Crocq et d’autres depuis ses travaux ont fort bien, et bien mieux que je ne saurais le faire, dressé un tableau exhaustif de ces traumatismes30.
Il s’agit bien plutôt ici de saisir les modes d’appréhension de ces comportements traumatiques par les médecins. C’est une question complexe qui est en jeu. Le savoir médical du praticien est en effet confronté à ses lectures sociales, à sa grille d’analyse comportementale d’un monde de combat qui ne lui est pas forcément directement connu. À titre d’exemple, durant la Grande Guerre, le docteur Chamart voit arriver un commotionné qui a été enseveli sous des décombres. Sa réaction est alors immédiate : « Ah, il n’est pas brillant ! Le ferait-il au chiqué ? Il reste comme un gros tas, affalé au fond d’un boyau, avec des yeux de merlan frit31. » À titre d’exemple toujours, et sans vouloir en faire le moins du monde une démonstration générale, le traitement des « hystériques de guerre » illustre assez bien la manière dont les patients sont traités par les médecins militaires français de l’époque. Le secrétaire d’État Justin Godart prescrit dans un premier temps de les regrouper dans des dépôts « réputés pour leur énergie ». Il s’agit de « secouer » des soldats jugés un peu trop « chochottes ». Plus explicitement encore, Pierre Marie, en décembre 1917, considère que les hystériques sont des simulateurs inconscients. Des mesures thérapeutiques brutales, comme le « torpillage » par décharges électriques, que préconise Clovis Vincent, chef du service de neurologie de Tours, sont mises en place. Et selon le professeur Alain Larcan et le médecin en chef Ferrandis, « André Léri, de l’ambulance 15/20 du centre neurologique de la IIe armée, renvoyait au front 92 % de ses patients »32. Dès lors, on comprend les représentations parfois hostiles que les poilus développent à l’égard des médecins, exprimé par Maurice Pensuet, à titre d’exemple : « Que les majors et leurs aides de l’arrière viennent faire un petit stage au front, mais au front, en première ligne, et ils constateront que ceux qui ont recours à eux sont dignes d’avoir tous les soins voulus33. »
À tout le moins, ces comportements démontrent à l’envi un certain nombre de dimensions. L’ignorance de ce que pouvait être la guerre de tranchées et ses angoisses par les médecins – en tout cas de ceux qui n’officiaient pas directement en postes de secours – constitue, à l’évidence, la première. La deuxième relève de l’ambiguïté de leur posture. Le service de santé des armées, créé par édit royal du 22 mars 170834, est militaire, par nature, mais les médecins qui le composent sont, à titre individuel, dans une position plus compliquée : leur travail consiste-t-il à soigner les soldats traumatisés le plus rapidement possible pour les renvoyer au feu tout aussi rapidement ? Ou à prendre en considération les souffrances des hommes et à les traiter à fond ? En d’autres termes, sont-ils officiers-médecins ou médecins-officiers ? Le serment d’Hippocrate s’efface-t-il devant les logiques du commandement qui cherche surtout à récupérer des hommes dès 1915 pour faire face à la crise des effectifs ? Une récente synthèse vient de mettre à plat un certain nombre de questionnements liés à la pratique de la psychiatrie de guerre en 1914-191835.
Dès lors, les troubles psychiatriques ont tendance à être appréhendés, dans un premier temps du moins, de la même manière que le sont les tentatives d’automutilation. La culture virile, patriotique, de l’arrière-front, auquel appartient l’immense majorité des personnels médicaux, ne peut voir ces comportements que comme autant de couardises pour tenter d’échapper aux combats. L’automutilé est d’ailleurs, dans le Code de justice militaire de 1873, assimilé à un déserteur. Il encourt les mêmes peines et nombreux sont ceux à avoir été passés par les armes. « Il faut que les hommes qui seraient assez misérables ou assez lâches pour tenter de se soustraire par une condamnation ou une mutilation volontaire à leurs devoirs envers la patrie, sachent bien qu’il n’y a aucune porte ouverte à leur lâcheté », écrit le général Dubois, commandant le 9e corps d’armée (ca), le 1er octobre 191436.
Dans le cas de troubles d’ordre psychiatrique, le soldat atteint ne tente pas de s’échapper de la guerre par un acte volontaire, mais de s’y soustraire, comme à tout ce qui l’entoure, de manière inconsciente. Comment, dans ces conditions, ne pas être perçu comme un simulateur ayant trouvé une forme moins violente que l’automutilation pour quitter la zone de mort ? Lorsqu’ils se massifient, les cas de véritables psychotraumatismes posent un réel problème aux médecins militaires, les obligeant à renouveler leur approche du phénomène. Lorsqu’en 1941-1945, les « pertes psychiques » de l’armée américaine atteignent dix-sept cas pour mille en moyenne annuelle et quarante-deux pour mille à la suite de certaines batailles, le simulateur se dissout dans un autre phénomène.
La question de l’appréhension par les médecins militaires des syndromes post-traumatiques confronte, in fine, la psychiatrie militaire à ses pratiques professionnelles, à son niveau de savoir clinique et à la généralisation de ce savoir au sein d’une profession qui n’est pas unanime sur les traitements à appliquer aux soldats touchés par de tels traumatismes.
Pour conclure, la notion de syndromes psycho traumatiques appartient certes au xxe siècle, dans la mesure où c’est cette période qui l’identifie précisément, pose des diagnostics et propose des thérapies, comme la psychiatrie de l’avant. Faute de sources médicales précises et du vocabulaire adéquat pour nommer les troubles, il est difficile, voire anachronique, de faire remonter stricto sensu ces syndromes à des périodes très anciennes. Pourtant, les causes alimentant de tels syndromes se retrouvent facilement dans des conflits bien plus anciens que les seules guerres du xxe et xxie siècles. L’hoplite grec souffrait-il déjà de ptsd37 ? Les référents culturels du ve siècle av. J.-C. semblent aujourd’hui trop éloignés des nôtres pour en juger en toute scientificité. Certains passages de L’Iliade pourraient le laisser penser. De récentes études sur la chevalerie semblent indiquer que les guerriers médiévaux n’échappaient pas forcément à ces blessures invisibles. Il est vrai que le progrès scientifique passe fréquemment par de nouvelles appellations, plus précises souvent, plus jargonnantes toujours. L’apparition et la massification des armes à feu, des explosifs, ont changé le visage de la guerre en créant des traumatismes nouveaux, comme « l’effet de souffle », mais surtout en permettant de tuer de plus loin avec une puissance de feu jamais connue auparavant. Désormais, chaque soldat peut se sentir personnellement visé. La Grande Guerre, par sa durée dans une « guerre installée », marque un tournant dans l’approche des troubles psychotraumatiques des combattants. Bien qu’ayant commencé à avoir été théorisée avant le conflit, l’approche thérapeutique est profondément modifiée par la massification des cas, obligeant les médecins à prendre en compte la réalité sociale du phénomène.
1 Sur ces dimensions, voir François Cochet, Armes en guerre. Mythes, symboles, réalités, Paris, cnrs-Éditions, 2012.
2 Marquée notamment par le recours aux canons rayés, aussi bien pour les pièces d’artillerie que pour les fusils d’infanterie, et par le principe de la répétition, d’abord manuelle, puis automatique.
3 Souvenirs militaires d’Octave Levavasseur, officier d’artillerie, aide de camp du maréchal Ney (1802-1815), publiés par le commandant Beslay, son arrière-petit-fils, Paris, Plon-Nourrit, 1914, p. 89.
4 Georges Bangofsky, Mes campagnes, 1797-1815, Paris, Bernard Giovanangeli, 2012, p. 23.
5 Cité par Jay Luvaas, The Military Legacy of the Civil War : the European Inheritance, Chicago, 1959, pp. 18-19.
6 Dix mille soldats de l’Union pour quatre mille cinq cents Confédérés.
7 James M. McPherson, La Guerre de Sécession, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1991, pp. 374-375.
8 Pittsburgh Landing est le nom de la bataille donnée par les Nordistes, tandis que Shiloh est celui retenu par les Confédérés.
9 Cité par James MacPherson, idem, pp. 450-451.
10 Idem, p. 638.
11 Idem, pp. 806-807.
12 L. Rocheron, cité par Jean-François Lecaillon, Été 1870. La guerre racontée par les soldats, Paris, Bernard Giovanangeli éditeur, 2002, p. 192.
13 Roland Koch, « Les canons à balles dans l’armée du Rhin en 1870 », Revue historique des armées n° 255, 2009, pp. 101-102.
14 Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge, édition établie par Albert Pauphilet et Edmond Pognon, Paris, Gallimard, nrf/La Pléiade, 1952, p. 390.
15 Idem, p. 424.
16 Richard W. Kaeuper, Holy Warriors. The Religious Ideology of Chivalry, University of Pennsylvania Press, 2009, et Chivalry and Violence in Medieval Europe, Oxford University Press, 2001.
17 Voir Jacques Hochmann, Histoire de l’autisme, Paris, Odile Jacob, 2009, notamment « Un détour par l’histoire : l’idiot précurseur de l’autiste » (pp. 31-37).
18 Voir François Cochet, Survivre au front, 1914-1918. Les poilus entre contrainte et consentement, Saint-Cloud, Soteca/14-18 Éditions, 2005.
19 Louis Jean-Étienne Mesnier, Du suicide dans l’armée. Étude statistique, étiologique et prophylactique, Paris, Doin, 1881.
20 Emmanuel Régis, Note sur le délire aigu, Paris, Lavauzelle, 1902.
21 André Antheaume et alii, Les Maladies mentales dans l’armée française, Paris, Delarue, 1909. Les trois derniers ouvrages cités ont été identifiés grâce à la base de données Bibus concernant la littérature militaire mise au point par le lieutenant-colonel Rémy Porte et Julie d’Andurain du cdef/dref.
22 Ivan de Schaeck, Six mois en Mandchourie avec le grand duc Boris, Paris, Plon-Nourrit, 1906, p. 103.
23 Marc Delfaud, Carnets de guerre d’un hussard noir de la République, préface d’Antoine Prost, publié sous la direction du général André Bach, Triel-sur-Seine, Éditions Italiques, 2009, p. 177.
24 Cité par André Bach, Fusillés pour l’exemple. 1914-1915, Paris, Tallandier, 2003, p. 537.
25 Maurice Genevoix, Ceux de 14, Paris, rééd. Flammarion, 1983, p. 589.
26 Cité par Henri Ortholan, La Guerre des chars. 1916-1918, Paris, Bernard Giovanangeli, 2007, p. 68.
27 Louis Maufrais, J’étais médecin dans les tranchées. 2 août 1914-14 juillet 1919, préface de Marc Ferro, présenté par Martine Veillet, Paris, Robert Laffont, 2008, p. 236.
28 Alain Larcan et Jean-Jacques Ferrandis, Le Service de santé aux armées pendant la Première Guerre mondiale, Paris, Éditions lbm, 2008. Voir notamment le chapitre « Psychiatrie de guerre » (pp. 482 et suivantes).
29 Cité par Alain Larcan et Jean-Jacques Ferrandis, ibid., p. 486.
30 Louis Crocq, Les Traumatismes psychiques de guerre, Paris, Odile Jacob, 1999.
31 Larcan et Ferrandis, op. cit., p. 489.
32 Ibid., p. 500.
33 Maurice Pensuet, Écrits du front. Lettres de Maurice Pensuet, 1915-1917, édition établie par Antoine Prost, Paris, Tallandier, 2010, p. 105.
34 Voir Patrick Godart, « Le service de santé des armées : histoire, enjeux et défis », Inflexions n° 20, 2012, pp. 165-175.
35 Laurent Tatu et Julien Bogousslavsky, La Folie au front. La grande bataille des névroses de guerre, 1914-1918, Paris, Imago, 2012.
36 Cité par André Bach, op. cit., p. 359.
37 Post-Traumatic Stress Disorder, selon l’expression anglo-américaine.