Plusieurs mouvements djihadistes ont procédé à des destructions de sites archéologiques, que ce soit en Afghanistan, au Mali, en Syrie ou en Irak. Ces actes ont ciblé toutes les communautés religieuses sans exception : chrétiens, druzes, chiites, sunnites, yézidis, bouddhistes... Des analyses récurrentes expliquent ces actions par une volonté de « faire table rase du passé, de détruire tout ce qui a précédé, motivée par une soif de destruction et de désolation sans limites ». Or l’étude factuelle nous sort du champ de l’irrationnel et nous plonge dans l’essence même de ces actes qui est religieuse, mais aussi sociétale et politique. Loin d’être en capacité d’énumérer tous les cas que j’ai pu suivre ou constater personnellement, je me contenterai ici d’expliquer quelques exemples emblématiques illustrant la complexité des motivations de tel ou tel groupe sur une période allant de 2001 à 2017.
- Des exemples emblématiques
- Les bouddhas de Bâmiyân
Le cas des bouddhas de Bâmiyân, en Afghanistan, est emblématique et résume les complications et les crispations qui résultent de la domination d’une force par son aile la plus radicale.
Plus de mille cinq cents ans après leur construction par les premiers bouddhistes et après que la ville de Bâmiyân a été conquise et détruite, les bouddhas ont succombé à leur tour. Pourtant, la prise du pouvoir par les taliban en 1996 présageait un tout autre destin. En 1999 en effet, le mollah Omar avait ordonné la préservation du site, envoyant sur les lieux des dignitaires du groupe, dont des religieux, afin d’expliquer l’importance des statues, « héritage commun à tous les Afghans ». Il s’agissait pour lui d’empêcher les destructions par certains taliban, ainsi que les pillages et les dégradations; les locaux, majoritairement hazaras, une communauté chiite considérait les bouddhas comme représentatifs de leurs ancêtres et donc respectait le site. Il a même été question d’exploiter le site comme destination touristique et source de devises étrangères pour le naissant émirat islamique d’Afghanistan.
La volonté première des taliban était donc de protéger le site des pillages et des dégradations. Les considérations religieuses ou même politiques n’entraient pas encore en jeu. C’était sans compter sur l’aile radicale du groupe, qui est parvenue à infléchir le positionnement initial. La décision de détruire les bouddhas fut finalement prise, en raison de leur « non-conformité avec l’interdiction de représentation humaine dans l’islam » – les arguments d’« idolâtrie » ou de « paganisme » ne pouvaient s’appliquer dans ce cas, car aucun rite d’adoration n’avait lieu sur le site. Ils ont été dynamités en mars 2001.
- Les mausolées de Tombouctou
La destruction des mausolées de Tombouctou est un autre cas d’école, qui témoigne de la montée en puissance des préceptes du courant djihadiste dans une région où se pratiquait jusqu’alors un islam plutôt coutumier. Au même titre que le dynamitage des bouddhas de Bâmiyân, cette destruction, fin juin-début juillet 2012, a suscité un vif débat au sein d’Al-Qaida au Maghreb islamique (aqmi) et de ses affiliés dans la zone sahélienne, au nord du Mali en particulier. Mais les considérations des djihadistes du Sahel étaient très loin de celles des taliban afghans : jamais Al-Qaida n’a envisagé d’ouvrir le site au tourisme. Ses calculs étaient tout autres. Aucun débat sur la légitimité religieuse ou la nécessité, à terme, de détruire le site chez les nouveaux maîtres de Tombouctou, mais plutôt un réglage de timing : était-il opportun de susciter une crispation, voire un rejet de la part de la population locale, alors que commençait tout juste l’instauration d’un nouveau système de gouvernance au nord Mali ? Ce nouvel « État islamique » était alors décrit par les djihadistes eux-mêmes comme « un nouveau-né […] qui ne devrait pas porter un fardeau très lourd qui pourra le mener à sa perte ».
Quand on se penche sur les témoignages des différents protagonistes, on comprend très vite qu’une partie du commandement djihadiste était réticente à l’idée de détruire les mausolées de la « ville des trois cent trente-trois saints » et qu’un vrai débat interne a eu lieu. Mais celui-ci a été remporté par la branche la plus dure du groupe – une fois qu’un groupe djihadiste prend le contrôle d’un territoire, la question de la gouvernance se pose et elle est beaucoup plus épineuse que le quotidien d’une guérilla, aussi organisé ou codifié soit-il. D’ailleurs, une fois la destruction du site commencée, Abdelmalek Droukdel, alias Abou Moussab Abdelwadoud, émir d’aqmi, a, dans une lettre adressée à la choura (« parlement ») d’Ansar Eddine, estimé que la destruction des mausolées était « un exemple de précipitation », arguant que l’emprise du groupe sur la région n’étant pas assez puissante, « les méfaits de cette action ne seront pas anodins et nous ne serons pas excusés [par la population locale] si nous continuons dans ce sens ».
- L’État islamique passe à la vitesse supérieure
Du moment où l’État islamique (ei) a assumé et revendiqué son aspect étatique et régalien, et encore plus après la déclaration du califat le 29 juin 2014, il fut dans l’obligation d’entrer dans la phase du tamkin (« consolidation »), où l’application du dogme n’est plus une option sujette aux arbitrages de priorités, même si cela peut créer des conflits locaux. À tous les échelons, il devait assumer la prétention califale.
À travers les destructions de tout objet dit « idolâtre », ayant de surcroît une valeur historique ou archéologique, il a indéniablement cherché à envoyer des messages politiques à ses adversaires, mais aussi à son public. Donc ce qui se faisait auparavant d’une manière chaotique ou sans impulsion directe du commandement, comme la destruction d’une statue de la vierge, la défiguration d’une icône ou d’une relique chrétienne dans un village syrien, revêtait désormais un aspect officiel, devait être revendiqué et justifié, argumentaire religieux à l’appui, par les canaux officiels de l’organisation.
- Le mausolée de Jonas à Mossoul
Fin juillet 2014, moins d’un mois après la déclaration du califat, l’ei a procédé à la destruction spectaculaire du tombeau-mausolée du prophète Jonas à Mossoul, qui datait du xe siècle, un lieu à ses yeux dédié à l’idolâtrie, car tout pèlerinage sur une tombe, même celle d’un homme saint, est proscrit dans l’islam. L’ei a prévenu les riverains avant de filmer l’explosion et de diffuser la vidéo via ses voies de communication officielles. Le groupe, sûr de son emprise, a pourtant pris des risques considérables en termes de communication et de rapport avec la communauté sunnite de la province de Ninive, car pour les Irakiens, le mausolée de Jonas, Nabi Younes, était un haut lieu de pèlerinage. La vidéo a d’ailleurs été largement reprise par les ennemis de l’ei, qui a été accusé de « destructions de mosquées » et soupçonné de projeter le dynamitage de la Kaaba de La Mecque, en Arabie Saoudite – un exemple de contre-propagande réussi visant à rendre l’État islamique repoussant aux yeux des musulmans à un moment où il était de plus en plus attractif et recrutait dans toutes les strates des sociétés des pays de la région et au-delà.
Ceci dit, si la jurisprudence salafiste recommande de détruire un mausolée, elle impose de préserver le lieu de culte, en l’occurrence une mosquée, s’il est antérieur. C’est la raison pour laquelle des appels ont été émis par certains prédicateurs afin de « déplacer la tombe du prophète Mohammad de la mosquée de Médine [...] pour que celle-ci ne devienne pas un mausolée où le Prophète serait vénéré à la place d’Allah ».
Avant la destruction du mausolée de Jonas, l’ei avait procédé à celle de nombreux lieux de culte chiites dans différentes localités et bourgades irakiennes tombées sous son contrôle, notamment Tal-Afar, au nord-ouest de Mossoul. Pour l’anecdote, c’est la destruction du mausolée de Jonas qui a permis la découverte des vestiges d’un palais assyrien du viie siècle sous ses décombres.
- Les œuvres du musée de Mossoul
En février 2015, l’ei s’attaquait à coups de massue aux statues et aux fresques exposées au musée de Mossoul. Dans une vidéo, l’un de ses membres expliquait face caméra et à visage découvert que ces œuvres vieilles de plus de deux mille ans étaient détruites « en raison de leur caractère païen, opposé à la conception d’un islam rigoriste, donc mettant à mal l’unicité d’Allah ». L’homme évoquait aussi la valeur marchande des objets détruits, parlant de « plusieurs millions de dollars réduits en poussière » ; une manière pour l’organisation de réfuter les accusations de trafics d’objets archéologiques. Un autre protagoniste, que j’ai pu questionner, a comparé ces œuvres à des objets « sataniques qui auraient dû rester sous terre, [auxquels] les archéologues n’auraient pas dû toucher ». Selon lui, si elles étaient restées enfouies sous terre, les djihadistes n’auraient pas eu à les détruire. Pourtant, même si certaines dataient de l’époque assyrienne, la majorité était des reproductions en plâtre ou des reconstitutions réalisées autour de fragments originaux.
- Palmyre, de son nom arabe Tadmor
Beaucoup d’encre a coulé sur les visées de l’ei lors de sa première offensive contre les positions de l’armée syrienne et ses milices supplétives à Palmyre, dans la province syrienne de Homs, en mai 2015. De son nom arabe Tadmor, la ville jouxte des vestiges archéologiques plusieurs fois millénaires ainsi qu’une citadelle construite par les mamelouks au xiiie siècle et nommée au xvie siècle Ibn Maan en hommage à l’émir druze Fakhr Eddine, originaire du Mont-Liban.
Commentateurs et observateurs ont très vite expliqué la destruction des monuments du site antique par un dessein purement dogmatique. Or la réalité est tout autre. L’offensive avait des objectifs beaucoup plus pragmatiques. Tout d’abord, des buts militaires et tactiques : la prise des garnisons de la ville permettait aux djihadistes d’isoler encore plus la poche de l’armée syrienne autour de l’aéroport militaire de Deïrzzore et dans la ville du même nom, et, parallèlement, consolidait leur implantation des deux côtés de la frontière syro-irakienne quelques jours après le contrôle de la ville de Ramadi dans la province irakienne d’Anbar et la prise de plusieurs sites gaziers et pétroliers du côté syrien. Sans oublier l’importante quantité de munitions diverses dont ils ont pu s’emparer. De toute évidence, ces objectifs allaient de pair et étaient d’une importance égale pour l’ei. Ensuite, l’aspect symbolique : la chute de la ville confirmait le contrôle des clans sunnites de l’est syrien par l’ei – il faut rappeler que même si des djihadistes de différentes nationalités étaient engagés dans cette bataille, le gros des troupes appartenait aux clans sunnites syriens, notamment de la ville voisine de Soukhna et de Palmyre elle-même. Plus important encore, la démolition de la prison de Tadmor, présente dans l’inconscient syrien et arabe depuis plusieurs décennies pour les atrocités qui y ont été perpétrées – des détenus de différentes nationalités, confessions et tendances politiques y ont disparu depuis les années 1970 et le règne d’Assad père, Hafez. Il est à noter que les premières et toujours uniques images de l’intérieur de cette prison et de ses cellules proviennent des organes de communication et de propagande de l’ei, une organisation terroriste, et non d’une organisation humanitaire ou gouvernementale, alors que la prison et ses dépendances se trouvent à quelques pas du site archéologique classé par l’unesco depuis 1980.
Fidèles à leurs préceptes, les djihadistes se sont tout d’abord attaqués aux tombes des sunnites de la ville, ceci en application de la règle qui prescrit qu’une tombe ne doit ni dépasser du sol de plus d’un chibr (environ dix centimètres) ni avoir de stèle. Puis ils ont détruit deux mausolées dans les faubourgs de la ville. Ce n’est que fin juin 2015, après un tapage médiatique de plusieurs mois, qu’ils se sont tournés vers le site archéologique en mettant à bas la statue du lion d’Athéna, puis les temples de Baalshamin et de Bêl en août, puis sept tours funéraires. En octobre, l’arc de triomphe a été détruit à son tour. Le château mamelouk, qu’ils avaient adopté comme position défensive, fut la cible des frappes des aviations syrienne et russe pendant le mois de septembre, puis d’une manière beaucoup plus virulente quand les forces syriennes tentèrent de reprendre pied dans la ville et son site antique en décembre 2016. Palmyre changera encore trois fois de mains, elle sera reconquise par les forces gouvernementales aidées par des forces spéciales russes et des milices afghanes chiites en mars 2016, avant d’être prise pour la seconde fois par les djihadistes en décembre, puis finalement par les forces loyalistes en mars 2017. Le site archéologique a subi des destructions dues aux combats, mais a aussi été vandalisé et pillé par différentes milices supplétives de Damas, qui ont voulu marquer leur passage dans ce lieu chargé d’histoire et de mysticisme. Le théâtre romain, qui date du iie siècle, a servi de décor aux djihadistes qui y ont mis en scène une exécution collective de plusieurs militaires et miliciens syriens par des enfants soldats ; quelques mois plus tard, Damas l’utilisa à son tour en y organisant un concert de l’orchestre russe du théâtre Mariinsky alors que les combats faisaient encore rage à quelques kilomètres.
- Les communautés chrétiennes, de Raqqa à Marawi
Les djihadistes de l’État islamique en Irak et au Levant (eiil), ancêtre éphémère (avril 2013-juin 2014) de l’ei, n’ont pas attendu la proclamation du califat pour imposer leur loi aux communautés chrétiennes tombées sous leur joug. Dès septembre 2013, j’ai eu l’occasion de suivre de près un conflit qui les opposait aux chrétiens de Raqqa – ce n’est qu’en janvier 2014 que la capitale de la province du même nom tomba.
Le 26 septembre 2013, l’eiil a investi et saccagé deux églises de Raqqa. Les croix des dômes ont été décrochées, les icônes et les livres saints brûlés en public. Début mars, la ville était tombée entre les mains des groupes islamistes suite à une opération conjointe du Front al-Nosra et d’Ahrar al-Cham. Un mois plus tard, une partie des combattants de ces deux groupes avait fait allégeance à une nouvelle organisation présente dans la ville, l’eiil. Pourtant, à son arrivée à Raqqa, Abou Mohammad al-Joulani, le commandant du Front al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaida, avait exigé que les chrétiens ne soient pas pris pour cible par ses combattants. Les habitants ont affirmé que l’organisation a profité de l’absence de celui-ci pour s’en prendre aux chrétiens. Abou Mohammad al-Joulani n’était pas dans une phase de tamkin mais de lutte militaire ; il ne pouvait pas justifier une gouvernance islamique et voulait se distinguer politiquement des agissements des djihadistes de l’eiil1.
L’origine du « conflit » à Raqqa trouve sa source une semaine avant la mise à sac de l’église. Un témoin syrien de la ville a raconté : « Des combattants de l’eiil étaient venus devant l’église Al-Chouhada [des martyrs du génocide arménien de 1915]. Ils avaient mis en garde les chrétiens et leur avaient ordonné d’arrêter de sonner les cloches en même temps que l’appel des muezzins dans un délai de quarante-huit heures, sinon ils brûleraient l’église. Depuis l’arrivée des islamistes dans la ville, ils avaient commencé à faire sonner les cloches trois fois par jour au moment de l’appel à la prière musulmane, en plus des cloches habituelles du dimanche. Les responsables de l’église ont répondu qu’ils faisaient sonner les cloches matin, midi et soir pour marquer ces moments de la journée et non dans l’intention de provoquer les musulmans. » Toujours suivant les dires de ce témoin, que j’ai pu corroborer, « les chrétiens se sont exécutés. Pourtant, le 25 septembre, près de quarante combattants de l’eiil ont attaqué l’édifice religieux et l’ont saccagé avant de descendre la croix qui se trouvait sur le dôme et de la brûler avec d’autres objets en public devant l’église. Il n’y a pas eu de communiqué officiel de l’eiil concernant cette affaire, mais ce sont ses combattants qui ont fait l’attaque et qui sont toujours présents dans l’église ». Celle-ci sera transformée en « bureau des plaintes », puis en « office de prédication ».
En octobre 2013, un commandant de l’eiil, ancien de l’Armée syrienne libre (asl) d’Alep ville, avait fait détruire une statue de la vierge Marie dans une localité de la province d’Idleb. Là encore, ni vidéo ni revendication officielles, mais cela donnait le ton de ce qui allait suivre dans un territoire s’étendant sur plusieurs milliers de kilomètres carrés entre la Syrie et l’Irak – les premiers saccages d’églises et de mausolées chiites ont été menés par des groupes rebelles, notamment dans la province d’Idleb, comme, par exemple, à Lattaquié dès décembre 2012. Mais ceci s’inscrivait plus dans le cadre des animosités ancestrales et/ou politiques entre communautés religieuses que dans celui d’une institutionnalisation quelconque. Toutefois, les villages en question ont été quasi désertés depuis et les croix ne trônent plus sur les édifices ou sont cachées aux yeux des passants.
Toujours en octobre 2013, plusieurs factions rebelles ainsi que des djihadistes du Front al-Nosra ont investi le village araméen de Maaloula, perché à flanc de montagne, où se trouvaient les vestiges de plusieurs églises et monastères datant des époques romaine et byzantine et des premiers siècles chrétiens, à l’exemple de l’église Saint-Leontius dans laquelle fut mise au jour une mosaïque du ive siècle. Ayant eu l’occasion de questionner un activiste syrien de la région de Qalamoun, un commandant du Front al-Nosra et un prêtre du village, j’ai pu avoir une vision assez complète et équilibrée de ce qu’il s’y est passé. D’abord, seuls les abords du monastère Mar Sarkis ont été occupés par les rebelles ; le monastère lui-même a été épargné. Durant environ huit mois, les rebelles, issus en majorité des villages avoisinants, ont fait leurs courses au village et les enfants de leur commandant fréquentaient même l’école chrétienne. La situation a changé avec l’arrivée des djihadistes du Front al-Nosra et l’enrôlement de nombreux hommes du village dans les milices de défense nationale du régime. Le monastère fut alors occupé par les djihadistes – l’aviation syrienne n’hésita pas à le bombarder pour les en déloger –, les prises d’otages et les exécutions se sont multipliées, au point où treize religieuses du couvent Mar Takla seront capturées en décembre 2013.
Quelques mois plus tard, en mars 2014, en contradiction avec les recommandations de Joulani, les djihadistes du même Front al-Nosra n’ont pas hésité à saccager l’église arménienne de Kassab, dans la région de Lattaquié. Les vestiges de l’église byzantine de Saint-Siméon dans la région d’Idleb, un site classé datant du ve siècle, ont, eux, été épargnés à des fins de propagande – l’ei publiera une photo d’Abdelhamid Abaaoud, logisticien des attentats de novembre 2013 à Paris, sur les lieux –, mais ont été endommagés par des frappes aériennes russes puis utilisés comme champ de tir et d’entraînement par Haya’t Tahrir al-Sham (hts).
Le tournant décisif dans l’action contre les communautés chrétiennes a eu lieu en Irak. Fin 2014-début 2015, l’ei a commencé à communiquer sur ses actions visant à effacer les symboles visibles de la Chrétienté dans les territoires passés sous son contrôle, ceci en application des préceptes d’un islam rigoriste qui interdisent les croix, les statues de saints, le son des cloches, les prêches en public, les conversions, les cimetières communs avec les musulmans... mais qui exigent en même temps que « les lieux de cultes existants des gens du Livre soient préservés […] sans signes apparents et sans possibilité de rénovation ». Leur application ne sera pas uniforme d’un territoire à l’autre, d’une localité à l’autre, et sera souvent sujette à interprétation par les commandants locaux. C’est ainsi qu’en mai 2015, l’ei a ordonné la destruction des croix ornant les églises de la province de Ninive sans pour autant détruire les églises elles-mêmes, et qu’en août, il a rasé le monastère de Mar-Elian (Saint-Julien-l’Ancien), près de la localité chrétienne d’al-Qaryatayn de la province syrienne de Homs, car, bâti au ve siècle et abandonné depuis le xviie, il servait de mausolée aux chrétiens comme aux musulmans de la région, ce qui n’a rien d’exceptionnel quand on connaît les pratiques religieuses coutumières dans cette région du monde. Au-delà de la volonté de détruire tous les mausolées, qu’ils soient chiites, sunnites ou chrétiens, ce monastère incarnait « une déviance de la pratique correcte de l’islam et un danger pour le commun des musulmans ». En ce même mois d’août, des djihadistes de l’ei détruiront plusieurs églises de la région de Khabour, dans le nord-est syrien, en dehors des « règles », mais « en réaction à la constitution d’une milice chrétienne des hommes de la région au sein des ypg kurdes »2.
Deux ans plus tard, en juin 2017, à des milliers de kilomètres du Levant, à Marawi, sur l’île philippine de Mindanao, les djihadistes de l’ei ont saccagé la cathédrale Sainte-Marie. La vidéo a été diffusée par les organes officiels de l’organisation. J’ai pu en discuter avec quelques contacts au sein du groupe. Certains ont légitimé cette action par « la position de l’église philippine vis-à-vis du pouvoir », dans ce qui m’a semblé être de l’ordre de considérations personnelles calquées sur le positionnement officiel de l’ei sur la communauté copte égyptienne, perçue comme « combattante » en raison de son soutien explicite au maréchal Sissi, ce qui lui a valu d’être attaquée plusieurs fois par l’ei. D’autres ont justifié les agissements de leur willaya d’Asie de l’Est en faisant un parallèle avec « les bombardements de la coalition croisée qui détruisent des mosquées ». Les djihadistes n’ont pas hésité non plus à faire voler en éclats le minaret de l’historique grande mosquée al-Nouri de Mossoul depuis laquelle Saladin avait entamé sa campagne de reconquête de Jérusalem, la mosquée dans laquelle Abou Bakr al-Baghdadi avait fait sa première apparition publique un mois après la proclamation du califat par son porte-parole Abou Mohammad al-Aadnani à la frontière syro-irakienne. L’ei niera officiellement sa responsabilité et accusera les forces de la coalition. Sauf que pour certains djihadistes irakiens qui se sont exprimés d’une façon plus ou moins privée à ce sujet, il était « préférable de voir la mosquée et son minaret détruits que profanés par les chiites ».
- Pour conclure
Les djihadistes ont procédé à des destructions qui peuvent paraître absurdes à un esprit occidental. Ainsi, en novembre 2013, dans l’une des premières manifestations publiques du genre, des combattants de l’eiil ont coupé un chêne centenaire dans la région d’Atmeh, frontalière avec la Turquie, car « les locaux idolâtraient l’arbre ». Le dernier exemple du genre date d’août 2017: des membres de l’ei ont abattu un arbre dans le bassin de Yarmouk, au sud-ouest de la Syrie, pour les mêmes raisons. Quand on sait le niveau de superstition et l’importance de ces arbres dans la pratique d’un islam local, on pourrait croire que les djihadistes, en guerre sur plusieurs fronts, auraient pu faire l’économie de telles pratiques qui touchent leur vivier de recrutement populaire. Ce genre d’entreprise trouve son explication dans certains des exemples de cet exposé, mais aussi dans la volonté des djihadistes de démontrer au public extérieur leur parfaite application du dogme, faisant fi d’une situation désastreuse au plan militaire et des conséquences qui en découlent.
En parallèle, l’ei a procédé à la promotion des différents sites archéologiques situés dans les territoires qu’il contrôle, comme, par exemple, la muraille de Raqqa, à laquelle il a consacré un reportage photo. D’autres vestiges historiques ont été exploités militairement, comme les ruines d’une citadelle dans la badiya de Homs, ou médiatiquement, comme les ruines de l’église Saint-Siméon d’Idleb, le théâtre romain de Palmyre ou les vestiges d’un fort dans le désert de Deïrzzore utilisé comme terrain d’un jeu de rôle macabre où des enfants ont procédé à la recherche et la liquidation d’« espions » disséminés sur les lieux3.
Il semble évident que procéder ou non à des destructions de sites ou de reliques archéologiques et/ou religieuses répond à des dynamiques qui sont propres à chaque groupe, et s’inscrit dans une équation géographique, sociétale, politique et militaire souvent évolutive. Même si le dogme salafiste par rapport à cette question est bien clair sur le papier, son interprétation comme son application s’inscrivent différemment d’un territoire à un autre, d’un groupe à un autre et d’une période à une autre. Ces actions ne sauraient donc être interprétées comme une simple volonté de destruction ou d’effacement du passé, mais plutôt comme des entreprises au service de l’affirmation visible et ostentatoire d’une domination nouvelle qui se veut affranchie du poids de l’histoire comme des règles contemporaines.
1 Pour aller plus loin, se reporter au chapitre « L’État islamique, un “électron libre” autosuffisant. Quelle est la nature de la relation entre Al-Qaida et l’État islamique », in W. Nasr, État islamique, le fait accompli, Paris, Plon, 2016.
2 Sur la relation entre l’ei et les chrétiens au Levant, lire le chapitre « Syrie, Irak : la soumission ou l’exode pour les chrétiens d’Orient », in W. Nasr, État islamique, le fait accompli, Paris, Plon, 2016.
3 W. Nasr, « À l’école de l’États islamique : les lionceaux du califat », Inflexions n° 37 « Les enfants et la guerre », pp. 25-33.