N°45 | L'échec

Wassim Nasr

Les défaites comme autant de victoires

Le djihad moderne puise ses premières ressources dans une défaite cinglante, celle des armées arabes face à l’armée israélienne en 1967. Des théoriciens salafistes de l’époque en font porter le poids aux « gouverneurs impies et vassaux ». En même temps, pour certains d’entre eux, cette défaite « annonce une victoire », car elle conforte la prophétie selon laquelle « la bataille pour libérer Jérusalem débutera à l’ouest du Jourdain ». Premier catalyseur de l’idéologie djihadiste, première brique dans l’édifice du djihad moderne précédant de plus d’une décennie le « djihad afghan » et l’afflux des combattants étrangers en Afghanistan.

La France fait partie des premiers pays occidentaux à expérimenter le djihad armé contre ses forces, contre ses ressortissants à l’étranger et sur son propre sol. Le 23 octobre 1983, à Beyrouth, à deux minutes d’intervalle, Marines américains et parachutistes français ont essuyé les deux premières attaques kamikazes djihadistes contre des forces armées occidentales1. Deux attentats qui font office d’acte de naissance du Hezbollah libanais sur la scène internationale. Ce mode opératoire, adopté en premier lieu par les djihadistes chiites, avait été mis en application pour la première fois deux ans plus tôt, le 15 décembre 1981, contre les locaux de l’ambassade irakienne au Liban2.

Pour ceux qui ont vécu ces événements et ceux qui suivent les évolutions de la mouvance djihadiste dans ses composantes sunnites ou chiites, l’idée même d’une « victoire » totale ou d’une « éradication » complète du phénomène s’avère très vite être une chimère. Malgré les indéniables succès tactiques et parfois stratégiques des forces occidentales sur différents théâtres, ces mouvances ne cessent de croître numériquement et géographiquement. Après deux décennies de « guerre contre le terrorisme »3 et près d’un demi-siècle de djihad armé sous différentes bannières, les décideurs politiques et militaires sont dans l’obligation de redéfinir des objectifs atteignables, d’où l’idée de containment ; « contenir l’ennemi » à défaut d’être en capacité de l’anéantir. Un ennemi en perpétuelle adaptation, forcé de rationaliser la défaite et de transformer sa perception dans un cadre dogmatique et religieux. Suivant le dogme « la promesse d’Allah est celle de la victoire ». Cette promesse divine étant incontestable, la défaite de l’individu, et même celle du groupe, n’est donc qu’une étape sur « les sentiers d’Allah ». De ce fait, la notion de défaite est gommée pour l’individu. Quoi qu’il advienne, « il sera gagnant », qu’il s’agisse d’un « gain » dans ce « bas monde » à travers la victoire dans la bataille physique ou dans celle de la patience et de la foi en prison ; ou d’un « gain céleste » à travers le statut de martyr dans l’Au-delà.

  • De l’individu au commandant

La notion même de martyr a pour objectif de substituer la perception de la perte humaine par celle de la victoire qu’est le sacrifice d’un individu au service d’une cause divine. Ceci n’est pas étranger à notre société ou aux autres sociétés humaines. La différence réside dans le fait que la portée de la perte humaine, qui est dans ce cas provoquée et inévitable pour mener à bien la mission, est compensée par l’idée d’un accès « garanti » au paradis. Nous sommes face à une sorte de contradiction où l’humain prend le pas sur le divin et croit se garantir un accès au paradis en sa qualité choisie de martyr. Sans entrer dans les détails, la « culture du martyr » sera théorisée, légalisée et promue au cours des années 1980 par la Révolution islamique iranienne : face à la machine de guerre qu’était l’armée irakienne, la République islamique avait besoin de combler son manque de moyens matériels par le nombre et par la foi inébranlable de ses combattants.

Au fil des années et des conflits, la rationalisation et l’argumentation religieuse seront développées par les mouvements djihadistes sunnites. La mise en application la plus emblématique demeure celle des attentats du 11 septembre 2001, qui ont fracturé la mouvance djihadiste autour de cette question. L’individu est face à deux « bienfaits » ou « gains » : la victoire ou le martyre. La notion même de perte qui accompagne la mort, la perte de sa propre vie, est gommée. Ce gain est poussé à son paroxysme avec l’idée qu’un martyr peut intercéder en faveur de ses parents et de ses proches. Un gain qui transcende donc l’individu en faisant appel à son altruisme envers ses proches, le plus instinctif chez l’homme, après avoir fait appel à son altruisme pour la Oumma4. C’est ainsi que différents groupes djihadistes mettent en scène un fils accompagnant son père kamikaze ou des parents soutenant leur fils lors des derniers instants qui précèdent une opération. Ce qui s’applique aux kamikazes s’applique aussi à tous les djihadistes combattants, y compris les inghimasi (« celui qui se plonge dans les rangs ennemis »), sortes de forces spéciales qui ne recherchent pas la mort mais partent au combat en ayant conscience qu’elle est fort probable et qui opèrent en unité5.

Parallèlement, le passage par la case prison, fréquent chez les djihadistes, a été rationalisé. L’incarcération, ou la privation de liberté, qui en soit résulte d’une défaite face au pouvoir régalien ou à l’ennemi quel qu’il soit, est transformée en étape d’« aguerrissement pour ce bas monde » et en épreuve de la foi « face au Tout-Puissant ». Une conjugaison parfaite entre le matériel, le pragmatique et le spirituel. Il est à noter que les djihadistes désignent la prison comme « l’école de Youssef », établissant ainsi un parallèle entre le captif et le prophète Youssef trahi par ses frères et emprisonné injustement. Il est indéniable que l’emprisonnement a joué et joue un rôle très important dans le développement de la mouvance djihadiste dans le monde, de l’Égypte de Nasser jusqu’à nos jours. Trois exemples connus et non exhaustifs de figures djihadistes sont passés par l’incarcération : en Égypte, Ayman al-Zawahiri, successeur d’Oussama Ben Laden à la tête d’Al-Qaïda ; en Jordanie, Abou Moussab al-Zarqaoui, fondateur d’Al-Qaïda en Mésopotamie et père spirituel de l’actuel État islamique (ei), délinquant de droit commun, qui rencontrera son mentor, Abou Mohammad al-Maqdissi6 en prison ; en Irak, Abou Bakr al-Baghdadi, qui a instauré le califat et exporté l’ei au-delà de l’Irak et du Levant. Les camps de prisonniers irakiens, comme Bucca ou Abou Ghraib, ont constitué de facto des lieux de rencontres, de créations de réseaux et de planifications pour le commandement de l’ei. Aux premières heures de la dernière expansion territoriale, Baghdadi a lancé une campagne nommée « Destruction des remparts ». Les cadres et les commandants qui ont alors assuré le succès de l’ei sont en bonne partie issu des prisons « ouvertes » par les djihadistes lors de cette campagne. En libérant leurs compagnons, ils répondaient au besoin individuel de liberté, mais au service d’un but opérationnel, qui à son tour s’accordait avec un but dogmatique et un devoir religieux : la « libération des siens ».

Malgré l’essence eschatologique des mouvements et mouvances djihadistes, le pragmatisme n’est jamais très loin du processus de prise de décision ou de dispositions tactiques7. La meilleure traduction de ce pragmatisme se trouve dans la considération que le chef est remplaçable. Pragmatisme, car la personnification du leadership à travers le chef, aussi important soit-il, mène à une déconvenue morale considérable si celui-ci est éliminé ou meurt au combat. Ce qui est souvent le cas, en application de la politique dite « de la tondeuse à gazon »8 théorisée et mise en application par Israël9 avant qu’elle ne soit appliquée par différents pays, dont la France. C’est pour cette raison que vous ne verrez pas chez les groupes djihadistes des portraits de leurs chefs fleurir sur les immeubles et les places publiques. Ce pragmatisme est en adéquation avec le reniement de l’idolâtrie et des idolâtres auquel appellent les mouvements djihadistes sunnites. Donc d’un côté on ne concentre pas l’imaginaire collectif des recrues et des sympathisants sur une personne, de l’autre on applique le dogme du martyr à l’émir qui, s’il est tué, est ramené à son statut d’individu et donc de martyr tombé arme à la main, ceci « en opposition avec les gouverneurs qui ont délaissé la lutte et meurent dans leurs lits ». La mort du chef ou du commandant se transforme alors en victoire pour lui en tant qu’individu et pour son groupe en tant qu’exemple à suivre. D’ailleurs, on remarque que la disparition d’un chef djihadiste a rarement entravé le développement d’un groupe : l’élimination d’Oussama Ben Laden n’a pas tué Al-Qaïda et la mort d’Abou Bakr al-Baghdadi n’a pas non plus tué l’État islamique.

La disparition d’un chef a souvent des conséquences tactiques immédiates, à condition qu’elles soient exploitables et exploitées, mais elle a aussi des conséquences imprévisibles. Elle permet de « renouveler le sang » d’un groupe en lui donnant un nouvel élan. Un exemple : en 2010, Baghdadi avait pris les rênes d’un ei annoncé vaincu après la mort de son émir Abou Omar et de son second suite à une opération des forces spéciales américaines le 18 avril 2010 dans la région de Tikrit, et au plus faible de son histoire depuis sa création quatre ans plus tôt – l’administration américaine avait tellement peu de considération pour le nouvel émir qu’elle avait réduit la prime pour la capture de ce « professeur de théologie ». Début 2012, Baghdadi envoie ses hommes dans une Syrie en proie à un soulèvement depuis plusieurs mois pour implanter le Front al-Nosra ; en avril 2013, il annonce la création de l’État islamique en Irak et au Levant ; en juin 2014, il instaure son califat à cheval entre la Syrie et l’Irak10. Il faudra cinq ans de guerre, d’implication occidentale directe et des millions de dollars pour déloger l’ei de ses bastions sunnites, et ce au prix de leur destruction totale et de l’exode des populations. Tenu pour responsable de cette défaite par certains, Baghdadi emporte dans sa tombe tous les clivages que sa personnalité et son commandement avaient fait naître au sein de l’ei11.

  • Le groupe, le territoire et la réalité
    d’une perpétuelle « bataille épique »

La perte d’une emprise territoriale par des groupes djihadistes, comme ce fut le cas de l’ei, est loin d’être unique ; celle d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (aqmi) au Nord-Mali n’est pas si lointaine, tout comme celles des Tribunaux islamiques en Somalie ou de l’Émirat islamique taliban en Afghanistan. Trois théâtres de conflit où la France a payé le prix du sang.

Dès mai 2016, le porte-parole de l’État islamique, Abou Mohammed al-Adnani12, déclare dans un long discours audio que « l’ei ne se bat pas pour les conquêtes territoriales et les villes, mais pour l’application de la Charia et en application de son devoir de combattre tous les mécréants », tout en rappelant la période dite « du désert », qu’il a personnellement connue. Une période de « vache maigre », entre 2009 et 2011, pendant laquelle les djihadistes de l’État islamique d’Irak (eii) ont été chassés des villes et obligés de se replier, principalement dans les déserts d’Anbar et de Ninive. Par ce discours, il prépare ses troupes et ses soutiens, bien avant la perte de ses bastions symboliques13, à la perte du territoire, désormais certaine.

Ceci dit, il ne faut pas oublier que cette période de califat territorial n’est qu’une courte parenthèse ou une exception dans l’histoire de l’État islamique depuis sa création en Irak en 2006. À l’été 2016, en plus de la résignation à perdre le territoire, qui ne se ferait pas sans combattre et se paierait au prix le plus fort, deux idées forces ressortaient des discussions que j’ai menées avec plusieurs djihadistes de différents niveaux de responsabilités des deux côtés de la frontière.

La première était que la perte des villes signifiait l’allégement de la charge que représentent les populations civiles, que ce soit en termes de services ou d’infrastructures, une charge considérable et d’une grande importance pour l’ei qui se voulait un État administrateur des populations14. Une fois les villes perdues, les djihadistes retournaient à leurs activités traditionnelles. Certes la perte des villes, et des zones habitées par la suite, induit une importante perte de revenus, mais une fois la poussière des combats retombée, les djihadistes sont revenus à un système de financement bien rodé depuis l’implantation d’Al-Qaïda en Irak en 2003, et qui se maintient aujourd’hui encore grâce à la microéconomie et à un système d’impôt révolutionnaire imposé aux commerçants, industriels et agriculteurs dans les zones à prédominance sunnites en Irak et dans une moindre mesure dans l’Est syrien. D’ailleurs, l’une des prouesses post-califale de l’ei réside dans sa capacité à calquer en Syrie une toile logistique similaire à celle préexistante en Irak, ce qui lui permet de maintenir un important niveau d’activités dans les zones tenues par l’ypg kurde et la coalition à l’est de l’Euphrate et jusqu’aux portes d’Alep au nord ; il en va de même pour l’ouest de l’Euphrate dans les zones tenues par l’armée syrienne et une myriade de milices étrangères chiites, et jusqu’au sud au cœur de la province de Deraa où les djihadistes multiplient les opérations « qualitatives » en ciblant des fonctionnaires et des gradés des forces loyalistes.

La seconde idée illustre la nature rationnelle de la prise des décisions au sein du groupe. Le commandement de l’ei a ordonné à nombre de djihadistes de quitter les rives de l’Euphrate pour la profondeur de la Badiya syrienne alors que les combats faisaient rage avec le ypg kurde, les forces de la coalition d’un côté, et l’armée syrienne, les milices chiites et les forces russes de l’autre. Il m’a été clairement dit : « La vie dans le désert est rude, mais on aura les coudées franches jusqu’à Homs à l’ouest et jusqu’à Deraa et la frontière jordanienne dans le Sud15. » Au même moment, les prisons du ypg commençaient à se remplir de djihadistes, tous profils confondus, et de leurs familles ; une « étape », une « épreuve » pour certains encore aujourd’hui.

On constate aujourd’hui une volonté de préservation des forces. Ses manifestations les plus visibles ont eu lieu en octobre 2017 en Syrie puis en Irak : la sortie de Raqqa des derniers djihadistes et de leurs familles suite à un accord conclu avec le ypg kurde avec le feu vert américain, puis la reddition en nombre de ceux de la poche de Houeija face aux peshmergas de Massoud Barzani. Ces manœuvres tactiques portent leurs fruits et tranchent avec le jusqu’au-boutisme des djihadistes dans les zones urbaines : la bataille de Mossoul, en Irak, a duré plus de neuf mois, plus longtemps que celle de Stalingrad ; la bataille de Syrte, en Libye, sept mois ; celle de Marawi, aux Philippines, cinq mois ; et celle de Hajine, en Syrie, huit mois d’offensives et de contre-offensives qui se termineront par les combats du camp de Baghouz, où les derniers irréductibles de l’ei se sont battus au milieu des femmes et des enfants.

Ce jusqu’au-boutisme n’est pourtant pas dénué de rationalité. Au plan individuel, il s’explique par ce que l’on a exposé en début de propos sur la notion de martyre, mais au plan collectif, il s’agit de la construction du récit de la « bataille épique ». Une bataille épique, même perdue, se transforme en victoire de « ceux qui ont tenu tête à toutes les puissances mondiales réunies ». Ce qui tranche radicalement avec l’imaginaire collectif dans cette région du monde où une importante partie de la population sunnite, par complotisme ou résignation, estime qu’elle n’a plus la main sur son destin depuis que l’Empire ottoman s’est transformé en « homme malade de l’Europe ». En même temps, ces combattants expriment leur détermination à fléchir le cours de l’histoire à travers ce combat épique de la mouvance djihadiste mondiale ; d’ailleurs ceci fait partie des choses que les islamistes reprochent aux djihadistes « qui brûlent toutes leurs forces dans chaque bataille qu’ils engagent comme si c’était la dernière ».

Ces défaites destructrices sont aussi utilisées dans la propagande djihadiste pour démontrer « la cruauté de la communauté internationale envers les musulmans ». La privation de l’ei d’un territoire s’est faite au prix très élevé de la destruction des zones urbaines sunnites et du déplacement de millions d’Irakiens et de Syriens dans des camps de réfugiés insalubres où ils sont privés de toutes perspectives économiques, sociales ou éducationnelles ; une vraie bombe à retardement, qui dépassera de loin la déstabilisation causée par les camps de réfugiés palestiniens dans la région. Il faut ajouter à cela les milliers de ressortissants occidentaux, hommes, femmes et enfants, toujours détenus dans les camps de détention kurdes. En comparaison avec la conquête rapide des villes par l’ei entre 2013 et 2015, cette destruction et cet abandon des populations locales collent parfaitement au récit djihadiste, et constituent l’essence des recrutements actuels et futurs16. Les exemples ne manquent pas pour démontrer que les défaites militaires ne portent pas forcément atteinte à la capacité de recrutement par le récit. Des attentats ont continué à être perpétrés depuis que l’ei a perdu ses sanctuaires de Mossoul et de Raqqa ; d’autres suivront certainement, et les arrestations de « cellules djihadistes » à travers l’Europe sont toujours d’actualité alors que le califat n’est plus.

  • Pour conclure

La perte du territoire a créé des frictions au sein de l’ei. Sans entrer dans les détails de la querelle idéologique et théologique qui a précédé la perte du califat, on peut définir plus ou moins deux camps : celui qui affirme que cette perte est une punition divine car le califat déviait de sa « trajectoire pure », Baghdadi ayant fait trop de concessions tantôt à la frange « la plus radicale » et tantôt à « la frange la moins radicale », et celui qui tient que le califat et son commandement sont sujets à une épreuve divine de Tamhis, ou « purification des rangs »17. Un argumentaire classique chez les djihadistes, tous bords confondus.

Dans la sphère djihadiste, la défaite territoriale conforte le récit d’Al-Qaïda qui reproche à l’ei d’avoir « brûlé les atouts de la Oumma dans une guerre perdue d’avance, après avoir leurré femmes et enfants dans un faux califat qu’ils n’avaient pas les moyens de maintenir et d’assumer. […] Les voilà aujourd’hui parqués dans des camps insalubres comme du bétail à la merci des mécréants. […] Adnani lui-même n’avait-il pas dit : “Si cet État est celui des khawarij18 ô Allah casse lui le dos et tue ses chefs” ? Voilà que son vœu est exaucé ».

Pour Al-Qaïda, l’exemple à suivre est celui de l’Émirat islamique des taliban, celui de « la patience face à l’adversité » causée par l’intervention américaine de 2001 et de « la fermeté face à l’ennemi », américain dans les actuelles négociations. Les derniers développements du dossier afghan et les concessions de Washington, malgré la poursuite des opérations des taliban contre les forces américaines et gouvernementales, confortent à leur tour le récit d’Al-Qaïda, qui y voit les preuves divines de la justesse de son choix d’allégeance aux taliban19.

Néanmoins, le récit de l’ei demeure attractif, même en Afghanistan où l’éventuelle matérialisation du succès diplomatique des taliban pourrait paradoxalement le renforcer. Une dynamique similaire est en cours au Mali entre jnim et l’ei, où les négociations avec Bamako sont perçues par les uns comme un succès et par les autres comme une concession faite aux autorités maliennes. La vision de l’état des lieux post-califal, suivant le récit de l’ei, a permis au groupe de passer l’épreuve de la mort de Baghdadi en se maintenant dans les régions bien lointaines de sa zone levantine de départ. Au-delà de l’Irak et de la Syrie, l’ei est très actif au Sinaï égyptien, dans la région du lac Tchad, dans le Sahel, au Mozambique et en République démocratique du Congo, au Yémen et aux Philippines. Sur ces théâtres, il privilégie la guérilla. Il a également mis en œuvre des dizaines d’assassinats et d’attentats, ratés ou déjoués, sur quatre continents depuis la fin de la bataille de Baghouz en avril 2019. « La victoire ne vient ni des territoires ni des armes sophistiquées, mais de la détermination et de la volonté de combattre20. » On revient à la base, au nerf de la guerre… à l’individu.

1 Deux cent quarante et un morts du côté américain et cinquante-huit du côté français.

2 Cet attentat est considéré comme « le premier du genre », même s’il est fort possible que la République islamique ait eu recours à ce mode opératoire au cours des affrontements avec l’armée irakienne de Saddam Hussein. À cette date, la guerre entre les deux pays fait rage depuis un peu plus d’un an, elle durera jusqu’en août 1988.

3 Une chimère en soit : faire la guerre à un mode opératoire est synonyme d’une guerre sans fin et sans objectifs politiques atteignables ou même palpables. D’où l’importance de la désignation nominative de l’ennemi.

4 La communauté des musulmans.

5 B. Schnoebelen, « La balistique du martyr », mémoire de l’École de guerre (26e promotion), à paraître aux éditions de l’École de guerre.

6 Abou Mohammad Al-Maqdissi est considéré comme l’un des théoriciens contemporains du djihad les plus influents. Fin 2017, j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec lui à son domicile à Amman en Jordanie.

7 B. Brunet, « Abou Bakr al-Baghdadi est-il un lecteur assidu de la pensée militaire française ? », Inflexions n° 42, 2019, pp. 187.

8 Une tactique qui consiste à éliminer les commandants d’un groupe et/ou à détruire un maximum de ses capacités militaires et logistiques pour s’assurer un temps de répit ou freiner une montée en puissance.

9 R.  Bergman, Rise and Kill First, Random House, 2018, disponible en français sous le titre Lève-toi et tue le premier, Paris, Grasset, 2020.

10 Pour plus de détails au sujet des frictions avec le Front al-Nosra et le développement de l’ei en Syrie, lire W. Nasr, État islamique. Le fait accompli, Paris, Plon, 2016.

11 Baghdadi, de son vrai nom Ibrahim Awad, active sa ceinture explosive et se tue le 26 octobre 2019 dans un village d’Idleb, pour éviter d’être capturé par les forces américaines.

12 Originaire de Benich dans la province syrienne d’Idleb et ancien gouverneur de Haditha en Irak sous la bannière de l’État islamique d’Irak (eii), Adnani, de son vrai nom Taha Falaha, est tué par un drone américain le 30 août 2016 dans la région d’Alep.

13 La ville de Falloujah, la première à tomber sous le contrôle des djihadistes dès janvier 2014, est reprise par les forces irakiennes fin juin 2016. « Falloujah, là où tout a commencé pour l’ei », France 24, 18 décembre 2014.

14 À son apogée, plus de huit millions de personnes vivaient sous la coupe de l’ei dans un territoire aussi grand que celui du Royaume-Uni.

15 Dans une des dernières productions vidéo de l’ei depuis le désert syrien, on remarque la présence d’un important nombre de combattants, dont des étrangers, bien équipés en armes individuelles, lances roquettes et missiles antichars, avec des formations de déplacements en colonne de plusieurs véhicules équipés de mitrailleuses lourdes type ZU 23, dshk

16 Pour plus de détails à ce sujet, consulter W. Nasr, op. cit..

17 Après consultation de dizaines de documents internes, d’annotations de documents officiels et de correspondances privées entre responsables djihadistes à ce sujet.

18 Une secte de déviants dans l’Islam.

19 Toutes les filiales d’Al-Qaïda ont une allégeance à l’Émirat islamique. C’est le cas de jnim au Sahel : l’allégeance à aqmi, Al-Qaïda central et aux taliban a été prononcée à la création du groupe en avril 2017 par Iyad Ghali, commandant touareg à la tête de la nouvelle formation.

20 Audio d’Abou Bakr al-Baghdadi du 22 août 2018. C’est là que la province « Afrique centrale », Mozambique/rdc est mentionnée pour la première fois.

Comprendre les terrorismes... | B. Brunet