Après avoir aboli le régime de Ceausescu en décembre 1989 dans une violence radicale – le couple dirigeant est exécuté suite à un procès rapide, quasi caricatural, face à un tribunal pseudo-révolutionnaire –, les Roumains redécouvrent des passés pluriels, une mémoire complexe en sa diversité. Les projets de reconstruction postcommunistes reposent ainsi sur des arguments identitaires variés au point d’en être conflictuels en même temps qu’ils s’inscrivent dans une véritable course à la consommation.
La première étape du processus de changement a consisté à effacer sur le champ, dans une précipitation euphorique, les signes visibles les plus lourds du régime Ceausescu. L’héritage est refusé. Les portraits de celui qui se faisait appeler « Conducator » sont enlevés. Éliminées ces photographies retouchées du chef de l’État fixé sans âge, visage rosé et cheveux soigneusement ondulés pour l’éternité. Dans certaines casernes limitrophes de Bucarest, l’ordre de décrocher les portraits est donné avant même que ne soit tombée l’annonce de l’exécution du couple !
La hâte libératrice des révoltés les pousse à occuper l’un des espaces centraux de la capitale : la place de l’Université voit ainsi bientôt déferler nombre de jeunes et de familles qui chantent la liberté et conspuent le communisme aux cris de « Liberté ! » et « À bas le communisme ! ». Son occupation va durer plus de six mois. La ville de Timisoara, d’où est partie l’insurrection de décembre, voit des manifestations analogues. En quelques jours, le centre de Bucarest est méconnaissable. À l’ordre raide et pompeux des défilés solennels, aux manifestations patriotiques savamment chorégraphiées succède une sorte de joyeux happening. Les discours pédagogiques ritualisés de Ceausescu et des mandarins de l’Université sont renversés par une vague de jeunes orateurs romantiques qui mobilisent la foule du haut du balcon de la vieille université. Nombre de petits journaux éphémères fleurissent, dont des feuilles pornographiques – ce fut l’un des facteurs du mécontentement d’une partie de la population attachée aux traditions de la morale petite bourgeoise communiste. Disparus d’un coup de baguette magique les uniformes scolaires, ceux des pionniers et des jeunesses communistes ; jeans, minijupes et cheveux longs s’imposent. Et, au grand bonheur des Bucarestois, s’installent çà et là des échoppes de sandwichs, brochettes, boissons, souvent tenues par des Turcs. Ce n’est pas l’interrogation identitaire qui domine alors, mais le besoin urgent d’être « normal », c’est-à-dire d’adhérer à la liberté affichée des mœurs et de la consommation. Le nouveau refrain s’est imposé : démocratie et économie de marché.
La question du patrimoine, de sa conservation et de sa restauration après les années d’un Ceausescu « bâtisseur » et destructeur se pose en revanche dès les premières réunions à Bucarest, au tout début de l’année 1990, d’un groupe d’intellectuels, écrivains, philosophes, historiens, architectes humanistes et démocrates, autour d’une revue qui se donne le titre de Revista 22 en hommage à la date des manifestations décisives du 22 décembre 1989. Leurs appartenances idéologiques sont diverses : un historien royaliste y côtoie un sociologue social-démocrate ou une architecte de gauche qui jouera un rôle intéressant par la suite dans le cadre de la réflexion sur l’architecture des pauvres.
Le groupe, baptisé le Dialogue social, s’est installé dans l’un des vieux hôtels particuliers de l’une des artères principales de Bucarest, Calea Victoriei ; les réunions informelles se succèdent dans un salon du rez-de-chaussée face au petit jardin. Dans l’urgence, il s’agit de s’interroger sur l’avenir de la mobilisation de la place de l’Université, d’organiser des élections et de poser des principes pour la rédaction de la première Constitution postcommuniste. Le groupe est très hostile à Ion Iliescu, un gorbatchévien placé au pouvoir par le coup d’État militaire de décembre 1989 ; celui-ci est pourtant élu à la présidence en mai 1990, puis en 1992 et de nouveau en 2000.
Quelques mois après le lancement de la revue, Gabriel Liiceanu, l’un des philosophes du Dialogue social, parvient, avec le soutien de fonds étrangers, français en particulier, à créer une maison d’édition. Baptisée Humanitas, elle est devenue l’une des principales du pays. Il se lance alors avec une dynamique forcenée dans la publication de traductions de textes étrangers, notamment les œuvres de Raymond Aron, et dans la réédition d’ouvrages roumains de l’entre-deux-guerres interdits durant les années communistes, dont ceux d’auteurs de droite et d’extrême droite. Le public redécouvre ou découvre Mircea Eliade et ses affinités avec l’extrême droite des années 1930, les philosophes inspirés par un mélange de théologie orthodoxe et d’extrémisme allemand.
Les débats animés, parfois violents, qui s’ouvrent alors dans les milieux intellectuels témoignent de la pluralité des patrimoines : des retours s’opèrent vers la droite du maréchal Antonescu, vers celle des théologiens mystiques orthodoxes très liée au Mouvement des légionnaires1, et vers des auteurs antisémites. Mais on redécouvre aussi les libéraux et les tenants du Mouvement national paysan, vieux partis démocrates de l’entre-deux-guerres dont les dirigeants ont pour la plupart passé plusieurs années dans les prisons ou les camps de travail communistes.
L’un de ces lieux de détention pour prisonniers politiques, situé à Sighet, dans le département du Maramures, est depuis 1993 reconverti en musée et en centre de recherches à l’initiative de la poétesse dissidente Ana Blandiana. Son objectif : lutter contre l’océan de l’oubli, faire connaître l’histoire et cultiver la mémoire, avec le soutien du Conseil de l’Europe. Des symposiums consacrés à une année clef de l’histoire de la Roumanie communiste, 1947 par exemple, y sont régulièrement organisés. Les Annales de Sighet comportent dix volumes ; plus de sept mille trois cents pages sont en ligne sur le site du Mémorial (musée et centre de recherches). Les intellectuels de l’Ouest attachés à la dénonciation des crimes du communisme fréquentent les lieux. Stéphane Courtois, par exemple, s’est beaucoup engagé dans ce projet. Le Livre noir du communisme, ouvrage collectif publié sous sa direction en France en 1997 chez Robert Laffont, a largement circulé dans sa version roumaine parue chez Humanitas en 1998.
Une large partie de l’intelligentsia roumaine a construit une culture de l’anticommunisme, dominante dans les années 1990. En ces mêmes années circule Memoria, une revue de « la pensée arrêtée » éditée par l’Union des écrivains. On y retrouve Ana Blandiana et le peintre Ernest Bernea, directeur du musée du Paysan qui s’est installé dans les murs de l’ancien musée du Parti communiste. Ce musée célèbre la Roumanie rurale, ses traditions et la spiritualité orthodoxe en exposant costumes populaires, céramiques, peintures sur bois et peintures sur verre dans un cadre élégant, aéré. On y croise des groupes d’enfants des écoles plongés en une sorte d’identité rurale spirituelle sublimée.
Sighet se trouve être la ville natale d’Elie Wiesel. La volonté de ne pas oublier les crimes du communisme rejoint ici le dévoilement de l’histoire de l’antisémitisme et de l’Holocauste en Roumanie. Le pays se confronte ainsi aux deux grands maux du xxe siècle.
La question juive, poussée dans l’« oubli » durant les années Ceausescu, revient en pleine actualité à partir des années 1990. La démarche est d’abord identitaire, culturelle ; elle mobilise les ténors de l’intelligentsia, est relayée par des engagements en Israël, en France et aux États-Unis. Les décisions et les gestes politiques concernant le travail de mémoire et la condamnation de l’Holocauste perpétré par le régime Antonescu viendront ultérieurement. Jean Ancel et Leon Volovici, éditeurs de la revue Romanian Jewish Studies lancée à Jérusalem au printemps 1987, ont largement contribué à cette réouverture des études juives et à la dénonciation de l’Holocauste.
S’interrogeant sur le paysage culturel et médiatique du début des années 1990, l’historienne américaine Irina Livezeanu n’hésite pas à parler de « guerres culturelles » et de « mode de légitimation d’une position de domination sur l’espace culturel roumain »2. On assiste en effet, d’un côté, à une multiplication d’essais et d’articles de presse portant sur le pogrom de Iassi de 1941 ou la déportation des juifs de Roumanie vers les camps de Transnistrie – articles illustrés par des photographies d’archives –, et, de l’autre, à une réhabilitation du maréchal Antonescu au nom de son anticommunisme. En 1993, les éditions de l’Académie des hautes études militaires publient ainsi une sélection des lettres inédites de celui-ci illustrant sa carrière militaire, accompagnées d’un avant-propos signé par le directeur de l’Académie militaire, le général Agapie. Les quelques pages consacrées à sa biographie insistent de manière très louangeuse sur le modèle de courage, de patriotisme et de compétence qu’il incarne.
Le dévoilement des crimes du communisme et de l’histoire des communautés juives de Roumanie façonne un nouveau paysage culturel où se rencontrent initiatives d’une partie de l’intelligentsia roumaine et échos internationaux, de Paris à Washington. L’ambassadeur des États-Unis en Roumanie de 1994 à 1997, Alfred H. Moses, joue un rôle déterminant : voyage d’Ion Iliescu à Washington au musée de l’Holocauste, contacts avec Elie Wiesel… En France, les éditions Stock et la revue Les Temps modernes prennent en charge la diffusion des mémoires et des essais consacrés à l’Holocauste en Roumanie3. En 2005, sous la présidence du plus atlantiste des présidents roumains, Traian Basescu, est fondé à Bucarest l’Institut national Elie Wiesel pour l’étude de l’Holocauste en Roumanie. Ces circuits croisés s’inscrivent dans les années d’évolution de la Roumanie vers l’intégration dans l’otan et l’Union européenne.
Pourtant, le patrimoine architectural juif semble figé. À Bucarest, la grande synagogue (le temple Coral) n’ouvre ses portes qu’à quelques touristes et personnes âgées ; les nombreuses synagogues sont entretenues mais closes ; les deux grands cimetières n’accueillent que quelques rares cérémonies de funérailles. Les débats passionnés des années 1990 ont en effet été essentiellement le fait d’élites intellectuelles. Des cycles d’études juives suivies par une majorité d’étudiants non juifs se sont ouverts à Bucarest, à Cluj, à Iasi et à Craiova. Les investissements israéliens croissent. Mais il y avait plus de huit cent mille juifs dans la Roumanie de 1940 et il en reste moins de douze mille aujourd’hui. La mémoire juive pleine de panache, de bruit et de fureur s’enveloppe de silence.
Tout autre a été le sort de l’héritage architectural de Ceausescu, lui-même héritier des bâtiments de l’ère stalinienne que personne ne songe à remettre en cause aujourd’hui comme hier : il suffit de modifier leur affectation pour se les approprier. Tel a été le destin de l’ancienne Casa Scînteia (Maison de la science) achevée en 1956 et présentée en 1953 dans un volumineux ouvrage consacré à Bucarest comme une œuvre d’audace témoignant des nouvelles tendances de la Bucarest socialiste4. Sous Ceausescu, le bâtiment abritait l’ensemble des médias, l’incontournable journal des syndicats et du parti Scînteia. Une imposante statue de Lénine en bronze, œuvre de Boris Caragea, un artiste de renom des années 1950-1960, trônait devant l’entrée. En 1990, la Casa est devenue la Maison de la presse libre et Lénine a été déboulonné.
Ceausescu est personnellement à l’origine d’un autre projet, original celui-ci : édifier à Bucarest un quartier entièrement nouveau à la gloire de l’État, du parti et de son chef, et faire ainsi passer le centre de la capitale sur l’autre rive de la Dimbovita, occupée par des quartiers anciens et pauvres, signes vétustes du sous-développement à ses yeux. C’est ainsi que fut lancée la vaste entreprise de construction du Palais du peuple et du boulevard du Socialisme. Le 26 juin 1984, Scînteia annonce le lancement des travaux de cette « œuvre architectonique monumentale, représentative de l’époque la plus éclairée de l’histoire du pays »5 – des travaux inachevés en décembre 1989. L’entreprise a suscité de nombreuses oppositions, à l’intérieur du pays comme à l’étranger. En ces années 1980, le régime s’effondre, la pénurie et le marché noir frappent les Roumains tandis que le chef de l’État s’oppose de manière frontale à toute réforme gorbatchévienne.
L’histoire de la construction de la Maison du peuple est d’abord une narration grossie par de sombres rumeurs et une réalité d’expropriations, de destructions, de suicides ; un chantier actif jour et nuit où la troupe est requise. Sur quatre cents hectares environ, neuf mille bâtiments datant du xixe siècle et environ seize églises sont détruits – quatre sont sauvées par un système de translation sur des rails. Une campagne est lancée en Occident contre le projet. En juin-juillet 1990, la revue Monuments historiques publie un numéro consacré à la Roumanie dont l’avant-propos s’intitule « Un patrimoine blessé ». Le ministre de la Culture roumain, le philosophe Andrei Plesu, y déclare : « Le patrimoine roumain n’est pas constitué par ce qui a résisté à la lente érosion du temps, mais plus encore par ce qui a échappé à un désastre, à la cruauté analphabète d’une dictature6. »
Quel sort aujourd’hui pour ce lieu à la fois patrimoine et cauchemar ? Les élites se divisent. Certains, témoins du ressentiment anti-Ceausescu, souhaitent le raser. Mais dans l’ensemble, les Roumains ont accepté le monstre qui est tout de même le produit du travail et du génie national. À la fin de l’année 2005, le Parlement, Sénat et Chambre des députés, a investi le bâtiment, qui abrite par ailleurs le musée national d’Art contemporain depuis octobre 2004, ainsi que diverses ong et fondations. Sa monumentalité porte en elle beauté et tristesse : construit à la hâte dans un esprit de performance et de compétition socialiste – Ceausescu déclarait qu’à l’homme communiste rien n’est impossible –, le bâtiment vieillit mal. Les centaines de mètres carrés de tapis sont difficiles à nettoyer, la consommation d’électricité est un gouffre. Les Ceausescu s’étaient voulus hors des atteintes du temps, réalisateurs de ce qu’ils avaient nommé l’« âge d’or »7.
Demeure ce patrimoine à moitié convaincant… Ceausescu voulait la modernité, l’urbanisation, en finir avec des campagnes arriérées dont la collectivisation de la fin des années 1940 à laquelle il avait participé n’était pas venue à bout. Il s’était engagé dans la « systématisation », un travail de destruction des maisons paysannes remplacées par de petits hlm. En léniniste fidèle, il voulait réaliser une homogénéité entre la ville et la campagne, urbaniser les campagnes. Le temps lui aura manqué.
À Bucarest, comme dans le reste du pays, l’économie de marché est loin d’avoir préservé les héritages architecturaux : marchés traditionnels détruits et remplacés par des magasins de grande distribution ; hôtels particuliers, sièges des institutions d’État, squattés puis démolis pour construire des immeubles de plusieurs étages plus rentables ; circulation catastrophique dans la capitale surchargée de voitures… En avril 2004, le ministère de la Culture a publié une liste de cinq cent quarante-quatre monuments historiques ayant « disparu » entre 1992 et 2004. À Bucarest, il restait un quartier commercial ancien, Lipscani, constitué de petites maisons à deux étages, propriétés de boutiquiers juifs disparus. Les préliminaires à la rénovation ont duré des années. Trop de problèmes de propriété, trop de doutes quant à la faisabilité de la réhabilitation d’une zone fragilisée par le tremblement de terre de 1977… Les travaux ont enfin démarré avec l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne en 2007 et Lipscani est devenue un petit espace sans âme ni style, les façades envahies par trop de restaurants fast-food.
Aujourd’hui, des étudiants en architecture, des architectes, des citoyens lucides se regroupent autour de l’association Sauvez Bucarest et tentent d’évoquer mémoire, style et écologie. L’association est souvent en procès avec la mairie. L’Union des architectes s’exprime, prend des initiatives, publie en 1999 Histoire des maisons. Bucarest, la ville perdue, un très joli recueil préfacé par Alexandru Paleologu, qui n’hésite pas à traiter les promoteurs immobiliers de « gangsters »…
En Roumanie, le passage du communisme au postcommunisme est à la fois brutal et très lent. C’est, avec l’histoire du patrimoine, la hâte de la mutation qui a prévalu. La société des nomenclatures, qui est largement demeurée en place, accompagnée par des cohortes de nouveaux riches, a privilégié l’économie de marché comprise comme l’enrichissement anarchique des individus. La précipitation a secoué paysage et mémoires, et engendré chez certains un respect nostalgique de passés qui se figent ou s’effacent.
1 Mouvement de l’extrême droite fasciste qui prend de l’ampleur dans les années 1930.
2 « Les guerres culturelles en Roumanie postcommuniste. Débats intellectuels sur le passé récent », La Nouvelle Alternative, vol. 19, n° 63, décembre 2004, pp. 9-28.
3 Voir le numéro des Temps modernes de mai-juin 1998 et F. Heymann, Le Crépuscule des lieux. Identités juives à Czernowitz, Paris, Stock, 2003.
4 Bucharest, Bucharest, Publishing House of the Rumanian Institute for cultural Relations with foreign Countries, 1953.
5 Voir « Les avatars de la monumentalité et du sens du centre civique de Bucarest », mémoire soutenu par I. Iosa sous la direction de J.-P. Frey, Institut d’urbanisme de Paris, juin 2005, p. 18.
6 A. Plesu, Monuments historiques n° 169, « Roumanie », juin-juillet 1990, p. 3.
7 Sur cet âge d’or, voir le film de C. Mungiu, Les Contes de l’âge d’or, 2009.