Le militaire n’est pas un simple bretteur, manieur de techniques opérationnelles au service d’une pensée qui lui serait étrangère. Au-delà de son rapport très particulier à la mort, sa spécificité est de devoir penser la défense non seulement pour l’immédiat, mais aussi pour le temps long, des niveaux les plus concrets de l’efficacité tactique jusqu’aux plus élevés de la réflexion. C’est son rôle social dans et pour la nation. L’expression des militaires sur les problèmes organiques et stratégiques n’est pas seulement légitime, elle est nécessaire : les restrictions qui lui sont portées sont les meilleures ennemies de la défense de la France. Bien plus qu’un devoir de réserve, les militaires ont un devoir d’expression spécifique.
- Une expression nécessaire pour la nation
L’histoire démontre sans ambiguïté l’importance de l’expression des militaires. Après la remarquable victoire napoléonienne de Iéna (14 octobre 1806), c’est par la liberté donnée à ses officiers d’apporter des idées nouvelles que la Prusse transforme son armée ; le nouvel outil redoutable ainsi repensé participe à la chute de Napoléon puis, en un siècle, impose à la France trois défaites dramatiques. À l’inverse, l’esprit du « je rayerai du tableau d’avancement tout officier dont je verrai le nom sur une couverture de livre » de Mac Mahon conduit directement à la défaite de 1870. C’est la même attitude, adoptée par le général Gamelin de 1935 à 1940, qui provoque un nouveau Sedan – dont les Français se souviendront dans plusieurs siècles comme nous-mêmes des déroutes de Poitiers, Crécy ou Azincourt –, alors qu’il était évident, au moins depuis septembre 1939 et la campagne de Pologne, que notre posture militaire était celle de la défaite. Mais la doxa, en dépit des avertissements répétés du colonel de Gaulle, n’était pas discutable : les Allemands attaqueront par le Nord et la meilleure défense est celle du feu centralisé. S’opposant à toute pensée critique, l’idéologie et la pensée bâillonnée allaient emporter, d’un coup, les armées, la France et sa gloire militaire.
Cette impérieuse nécessité de l’expression relève de la nature dialectique de la guerre et de la stratégie. Il s’agit toujours d’y maîtriser ou d’y contourner la volonté de l’autre et de jouer le coup d’avance qui permet de l’emporter. Par conséquent, comme l’a écrit le général Beaufre, la stratégie ne peut être qu’un processus permanent de créativité : celui qui ne pense plus est condamné à la défaite. Dans cet exercice dialectique, toutes ses chances doivent impérativement être données à l’innovation ; prendre et conserver l’avantage suppose de mobiliser l’ensemble des ressources de l’intelligence. Selon la formule américaine, il faut impérativement think out of the box, think different, penser « en rupture », laisser libre court à la pensée critique, donc en admettre la nécessité et les débordements éventuels. Le général Beaufre avait à nouveau parfaitement raison lorsqu’il affirmait : « Dans les armées, la discipline doit être stricte, mais la pensée doit être libre. » Il n’y a pas d’armée victorieuse qui n’ait d’abord su créer les conditions de l’expression de la pensée libre des cerveaux qu’elle avait su rassembler.
Par ailleurs, la guerre est un phénomène trop complexe pour être réfléchi de manière uniquement rationnelle ou uniquement pragmatique ; sa compréhension suppose la confrontation de la théorie et de l’expérience. La démarche « du haut vers le bas » ne peut suffire, pas plus que celle « du bas vers le haut ». La vérité sur la guerre se situe au croisement des idées et des réalités : la stratégie – ni science ni art, nous le savons au moins depuis Clausewitz – n’est pas un exercice de laboratoire, mais au contraire une discipline qui suppose, comme la médecine, à la fois une solide connaissance théorique et un esprit pragmatique, expérimental, ouvert sur les changements.
La réflexion stratégique ne peut qu’être multiple, avec des champs de débat différents. Il faut donc que se croisent les théories et les appréciations politiques d’une part, la pratique des professionnels d’autre part. Cette pratique, cette perception concrète de la réalité de la guerre, à tous ses niveaux, doit s’exprimer, de manière libre, sinon la défense s’enlise dans les doctrines a priori, les visions sclérosées, la rigidité maladive du commandement opérationnel dont la France a tant souffert : l’été 1870, août 1914 et mai 1940 en sont de terribles exemples. L’éternelle tentation politique de vouloir dominer la guerre doit être contrebalancée par l’attitude conjuguée d’obéissance et de fermeté que préconisait de Gaulle : « Rien ne provoque davantage l’ingérence, disait-il, que le manque d’assurance d’en bas. »
Pour la nation, l’armée doit tenir son rang et jouer son rôle. Les institutions se situent au-delà des formes momentanées de l’administration ; les corps sociaux incarnent des réalités et des pérennités qui vont au-delà du court terme politique. Soutenir la nation, c’est soutenir l’expression de ses différents corps. Si l’un vient à manquer, tout l’édifice devient bancal. Les élites militaires ont donc l’impératif devoir citoyen – et doivent avoir le droit – de faire valoir leurs points de vue.
Enfin, la vieille règle darwinienne s’applique aux militaires : les organes qui ne servent plus s’atrophient ! Fascinant est le constat de Foch lorsqu’il analyse le style de commandement des armées de la défaite de 1870, cette panne de l’intelligence stratégique et opérationnelle : « Un commandement supérieur comprimant systématiquement la pensée de ses subordonnés ne pouvait s’étonner de voir à ses côtés, aux heures sombres, de simples pions au lieu d’énergiques auxiliaires. » Quand les militaires ne sont autorisés ni à formuler des idées ni à élaborer des stratégies, ils se cantonnent à la pure technicité de leur métier. Ils perdent le goût de la pensée et de son expression, et les meilleurs, ceux dont la France aura besoin aux heures noires, les Foch, de Gaulle, Leclerc ou Kœnig, ne sont plus attirés par une profession où ils ne pourront plus faire grandir le meilleur d’eux-mêmes.
Il ne faut pas ignorer ici le danger très actuel constitué par la conjugaison perverse de plusieurs tendances lourdes : déflations mutilantes, multiplication des opérations, « recentrage » vers l’opérationnel, civilianisation des postes de conception. Devant l’impérative obligation de satisfaire d’abord aux besoins opérationnels, les armées arbitrent toujours, et à tort, en faveur de ceux-ci, sciant ainsi la branche qui les porte. Ce sont, d’une part, les formations non techniques, les formations supérieures et d’ouverture qui en pâtissent, ce qui ne peut que diminuer la capacité de l’élite militaire à prendre part utilement aux débats généraux. Au cours du dernier quart de siècle, par exemple, les durées des formations supérieures à l’École de guerre ont tout simplement été divisées par deux, alors que le monde se complexifiait et que les conflits armés se multipliaient. Ce sont, d’autre part, les centres militaires de stratégie et de doctrine qui sont sans cesse menacés, et qui subissent une saignée continue de leurs effectifs : mécaniquement, la capacité de réflexion des armées s’affaiblit.
- Une dérive dangereuse
Depuis un demi-siècle – deux générations ! –, la haute hiérarchie militaire, de plus en plus cantonnée dans un rôle de mise en œuvre, a laissé un monde d’experts s’emparer de la réflexion sur la défense ; les institutions de la Ve République, l’émergence du nucléaire et le précédent algérien ont favorisé cette mainmise. Toute contestation de l’organique, mais aussi de l’opérationnel, fut et demeure assimilée à une contestation de l’exécutif.
Certes, l’institution militaire reprend peu à peu la mesure du rôle qu’elle doit tenir, pour la France, dans la défense de la Défense. Depuis une quinzaine d’années, les officiers ont repris la plume et s’expriment plus fréquemment. Les publications de la très grande majorité d’entre eux constituent d’excellentes vitrines de leurs actions professionnelles au cours des engagements qu’ils vivent au quotidien sur le terrain… et donc d’excellentes vitrines de l’excellence encore maintenue des armées françaises. Hélas, le propos s’arrête là, parce que l’interdiction faite au militaire de participer au débat stratégique, sauf à exprimer la pensée officielle, a fini par l’écarter de cette pensée stratégique qu’il a le devoir d’enrichir, mais qu’il n’ose plus exprimer.
Aujourd’hui, trop peu d’officiers jouent leur rôle de « stratèges pour la France », un rôle qui constitue pourtant, on l’a dit, une part importante de leur raison d’être dans la nation. Très peu s’expriment sur le fond dans des médias grand public : ils restent cantonnés au cercle restreint des professionnels de la défense. On ne les entend pas sur les problématiques stratégiques, les dérives de l’institution militaire, la dégradation des capacités. On leur dénie de facto la capacité de s’exprimer sur l’état réel des forces et l’aptitude à émettre une opinion quant aux stratégies générales. S’ils se permettent quelque commentaire à l’encontre de la ligne officielle, la sanction guette.
Les règles encore appliquées récemment ont profondément marqué les esprits. La première : tant que le militaire est sous l’uniforme, il ne peut s’exprimer en dehors de quelques avis techniques, et lorsqu’il ne l’est plus, il n’a plus de légitimité à le faire. La seconde : si, sous l’uniforme, il s’exprime, même de manière mesurée, en dehors du champ technique, il peut craindre d’être immédiatement sermonné ou sanctionné ; si, ayant compris cette impossibilité, il s’exprime sous le couvert de l’anonymat, on lui reproche sa couardise, on l’accuse de complotisme, et comme l’a montré au moins un exemple de la fin des années 2000, on ne s’interdit pas de fouiller de manière illégale son ordinateur, d’interroger ses proches, de fouiner dans sa vie privée, de le faire suivre et de le mettre sur écoute comme un criminel.
N’en doutons pas : même si la discipline demeure la force principale des armées, la pensée libérée est la seconde composante de son efficacité parce qu’elle suscite le dynamisme intellectuel et conditionne l’excellence de la pratique stratégique. L’équilibre est difficile à trouver, mais le déséquilibre en faveur du silence signe les prémices de la sclérose et de la défaite.
L’équilibre ne peut s’établir par décret, mais il est sûr que, dans l’intérêt même de la France, l’homme d’État doit tout mettre en œuvre pour favoriser l’esprit et l’expression critique dans les armées. Or, force est de constater que la tendance fut longtemps inverse. Les Français doivent en être sûrs, parce qu’ils l’ont payé très cher, en souffrances et en humiliations : la négation des dimensions politique et stratégique du soldat, son cantonnement dans ce que l’on baptise à tort son « cœur de métier » constituent une menace directe pour leur sécurité.
Aujourd’hui, les circonstances semblent enfin évoluer. La conviction de certains, parfois courageusement exprimée au mépris des conséquences personnelles, les mesures prises par les mêmes ou par d’autres pour inciter et faciliter l’expression écrite des officiers, la progressive prise de conscience par la hiérarchie du danger pour la France que représente le silence forcé des militaires, ont fini par faire bouger les lignes. Progressivement, les militaires comprennent que le soi-disant devoir de réserve existe bien davantage dans leurs propres représentations mentales que dans la loi et que leur silence même est en opposition à leur engagement vis-à-vis de la nation.
Récemment, les plus hauts responsables militaires ont encouragé l’écriture et la prise de parole de leurs subordonnés. Il faut espérer que les autorités politiques appuieront cette démarche, favoriseront à leur tour cette évolution et qu’il ne sera pas ultérieurement tenu rigueur à leurs auteurs des idées qu’ils auront eu le courage d’exprimer.