« Nous risquons, si nous ne faisons pas un sérieux effort d’analyse, qu’un jour proche ou lointain la guerre nous trouve impuissants, non seulement à agir, mais même à juger »
Simone Weil (« Réflexions sur la guerre », La Critique sociale n°10, novembre 1933)
À quoi sert le soldat ? À faire la guerre assurément. Mais qu’est-ce que la guerre ? « Je vais vous dire ce qu’est la guerre », confie le général américain Curtis LeMay dans un entretien après la Seconde Guerre mondiale : « Vous devez tuer des gens, et quand vous en avez assez tué, ils s’arrêtent de se battre1. » Une formule simple et directe qui rejoint la pensée de Hobbes, pour qui la guerre c’est d’abord « des hommes qui s’entretuent ». Pour un autre général américain, Ulysses Grant, « l’art de la guerre est assez simple : savoir où est votre ennemi, engager le combat avec lui dès que possible, le frapper aussi durement que vous le pouvez et continuer à aller de l’avant »2.
Dans la conception de l’art de la guerre de ces deux généraux, rien ne donne le sentiment que la logique de celle-ci dérive de quoi que ce soit d’autre que de la logique de la force elle-même. Mais c’est un peu court pour qui voudrait échapper au seul horizon de la violence et du combat d’annihilation. À quoi sert la guerre si, comme le suggère Aristote, on ne désire pas « être un buveur de sang accompli [...] choisissant de faire la guerre pour la guerre »3 ?
La formule de Clausewitz, devenue presque un lieu commun, ouvre cependant la perspective d’un autre horizon, mais qui est paradoxal. Car bien que la guerre prolonge la politique par d’autres moyens, elle s’en distingue. Le recours à la force, afin d’atteindre une finalité politique qui ne serait pas la guerre, doit réaliser en quelque sorte son contraire, c’est-à-dire la paix. Là aussi Aristote ramassa dans une formule ce paradoxe – « [nous] ne faisons la guerre qu’afin de vivre en paix » – ou dans la locution latine Si vis pacem, para bellum (« si tu veux la paix, prépare la guerre »).
- Guerre et politique, deux mots pour décrire
deux choses différentes, opposées même ?
La politique cesse-t-elle quand la guerre commence et le canon tonne ? Les citations des généraux Grant et LeMay sont caractéristiques de ce que l’on pourrait appeler The American Way of War, avec son penchant pour une stratégie axée sur la destruction des forces combattantes de l’ennemi et, au final, l’anéantissement de la puissance de l’adversaire afin d’assurer une victoire entendue comme une capitulation sans condition. Comme le formula le général MacArthur : « In war there is no substitute for victory » (« À la guerre, il n’y a pas de substitut à la victoire »)4.
Il s’agit donc de la destruction de l’ennemi comme communauté politique souveraine – et physique dans le cas d’une guerre génocidaire, ce qui sort du cadre de notre article –, qui oblitère l’idée même que l’adversaire soit reconnu comme interlocuteur/partenaire d’une négociation pour faire la paix. Clausewitz reconnaîtra d’ailleurs que dans ce cas de figure, « si la guerre n’était que lutte à mort inspirée par l’hostilité, il serait concevable que la politique disparaisse totalement au profit du militaire »5.
Est sous-jacente à ce point de vue états-unien l’idée que le recours à la force est une réponse à l’échec de la politique et de la diplomatie, plutôt qu’un instrument de la politique et de la diplomatie. Cela suggère que la guerre reprend le fil rompu de la politique, mais en discontinuité avec elle. La logique politique ne prime plus quand la guerre commence. La souveraineté de la politique sur le déroulement de la guerre s’efface et celle-ci devient un exercice de management de la violence aux mains des spécialistes de la chose militaire. En raccourci, Jomini contre Clausewitz, le capacitaire contre la visée stratégique et politique qui donne sens et finalité à la guerre.
Mais gagner les batailles n’est pas la même chose que gagner la guerre. Cette confusion dans la pensée militaire américaine entre victoire sur le champ de bataille et victoire politique trouvera son énième illustration dans le dialogue mémorable entre le colonel Harry Summers, à la tête d’une délégation américaine à Hanoï après la guerre du Vietnam, et son homologue nord-vietnamien, le colonel Tu. Le premier faisant amèrement observer au second qu’il n’avait jamais été battu sur le champ de bataille, celui-ci répondit : « C’est peut-être le cas, mais c’est aussi sans pertinence6. » Comment rendre compte en effet que les victoires militaires ne se traduisent pas toujours par des victoires politiques7 ? Quel serait ce chaînon manquant entre la guerre et sa conclusion si ce n’est la politique, cause initiale du conflit et de la décision qui a initié l’emploi de la force, défini son objet, son but et sa résolution finale ? Quel sens donner à une victoire militaire si elle n’est pas suivie par une victoire politique ?
Le but d’une action militaire est de réaliser un objectif politique. Personne ne s’engage dans la guerre pour la guerre. La « victoire » n’est pas un concept militaire, mais un concept politique. On pourrait même avancer qu’il n’y a que des batailles gagnées et que la victoire n’appartient qu’au politique. La notion de bataille décisive est marquée par cet oubli. La victoire n’est jamais simplement militaire ; elle doit reposer sur l’obéissance durable et consentie des populations vaincues. Une décision politique. La résistance des paysans vietnamiens à la puissance de feu américaine en fut la démonstration. Et leur insoumission, décisive.
Clausewitz résumera cette nécessité de ne pas rompre ce fil fragile entre la guerre et la politique, garant du sens de la violence guerrière et de sa finalité : « Les guerres ne sont rien d’autre que l’expression de la politique. [...] La subordination du point de vue politique au point de vue militaire serait une absurdité, car c’est la politique qui a créé la guerre. Elle est l’intelligence, la guerre n’est que l’instrument et non le contraire8. »
- Échec politique ou échec militaire ?
L’Irak (quatorze ans de guerre), l’Afghanistan (quinze ans de guerre), la Libye (sept ans de guerre), le Mali (quatre ans de guerre) : des exemples de conflits armés toujours en cours, sans résolution, bien que les forces occidentales aient été victorieuses sur les champs de bataille après des campagnes rondement menées par la voie des airs et sur terre. Ne serait-ce pas, au départ comme au cours des combats, l’absence d’objectif politique clair, des moyens inadéquats aux buts poursuivis, ou tout simplement des objectifs politiques erronés qui conduisent ces actions militaires à l’échec ou, au mieux, à des situations larvées, ni guerre ni paix ?
Cela nous ramène à la question : qu’est-ce que la guerre ? Quels sont sa finalité et son but ? Assurément, « la guerre est [...] un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Mais cet acte de violence n’est pas une violence individuelle d’un homme à la vie « solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève »9, vivant dans un état de nature pré-étatique du bellum omnium contra omnes, mais une violence collective de deux communautés souveraines réglant leurs différends par le biais de la force et de la menace de mort. Une mort violente, avec l’intention de la donner, qui est à distinguer radicalement de la mort pour cause naturelle ou accidentelle, aussi horrible soit-elle dans certaines circonstances.
La guerre ne peut donc se réduire au simple critère quantitatif souvent utilisé, qui voudrait qu’elle ne soit définie comme telle qu’à partir d’un millier de victimes10. L’intention de donner la mort est le produit d’une décision collective et non de circonstances naturelles ou accidentelles, d’inimitiés privées et individuelles (duels, crimes, vendetta...). Cette distinction en fait une affaire politique. Car qui dit intention collective renvoie à une décision politique, même si elle est celle d’un roi ou d’un dictateur, car elle est suivie d’un engagement collectif pour la rendre effective en acte. En d’autres mots, ce recours à la force traduit une volonté politique s’exerçant contre une autre volonté politique11. Pour le militaire-stratège qu’a été le général Beaufre, la stratégie sera alors « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ».
- Guerre et politique. Continuité ou identité ?
Mais cette menace de donner la mort est précédée par une désignation de l’ennemi, acte politique par excellence, qui fera dire à Carl Schmitt qu’elle constitue l’essence même de la politique : la discrimination de l’ami et de l’ennemi est la « distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques »12. Sans ennemi politiquement désigné, pas de guerre. Cela implique bien sûr que l’on envisage la construction d’une communauté politique comme la capacité de pouvoir distinguer un « nous » d’un « eux », et par là d’établir une frontière et de définir un ennemi.
On peut envisager d’autres critères pour définir une communauté politique, mais celui-ci a l’avantage de la clarté pour trancher les concepts nébuleux qui entourent la violence et la guerre, et il nous offre l’horizon limite de ce qu’est une communauté politique. Il pointe aussi cette continuité entre la guerre et la politique, bien que les deux domaines d’activité se distinguent par les moyens utilisés. C’est ainsi que Clausewitz ira jusqu’à affirmer que « la guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens ».
Si la seule différence était les moyens utilisés, c’est-à-dire la force, guerre et politique partageraient la même logique et la même finalité. En effet, si la guerre s’avérait être la simple poursuite des relations politiques, ne serait-on pas alors en droit de renverser la formule et d’affirmer que la politique est une simple continuation de la guerre par d’autres moyens13 ? Elias Canetti s’y est essayé dans son analyse du rôle que tient le bulletin de vote dans le règlement des intérêts contradictoires et des rapports de force dans la vie parlementaire d’une démocratie : « Lors d’un vote parlementaire, tout ce que l’on a à faire est de constater sur place la force des groupes. [...] Elle est le vestige de la rencontre sanglante que l’on mime de diverses manières, menaces, injures, excitation physique. [...] Mais le décompte des voix met fin à la bataille. [...] Personne n’a jamais cru réellement que l’opinion du plus grand nombre soit aussi, lors d’un vote, la plus sage du fait qu’elle l’emporte. C’est une volonté qui s’oppose à une autre volonté, comme dans la guerre. [...] L’adversaire battu aux voix ne se soumet nullement parce qu’il ne croirait soudain plus à son bon droit : il s’avoue tout simplement battu. Ce qui lui est facile, car il ne lui arrive rien. [...] Mais il compte sur les batailles futures. Elles sont en nombre illimité, dans aucune il ne sera tué. [...] Une guerre est une guerre parce qu’elle fait entrer des morts dans la décision. Un parlement n’est parlement qu’aussi longtemps qu’il exclut les morts14. »
En reprenant la vision politique conflictuelle ami-ennemi de Schmitt, Canetti suit très exactement la formule renversée de Clausewitz en pointant cette continuité entre politique et guerre, mais en insistant aussi sur leur différence, violence mimée parlementaire d’un côté, sang versé de l’autre. Le recours à la force pour trancher un conflit politique et forcer la décision n’est pas un simple détail. Il marque la différence cruciale entre la guerre et la paix. Canetti met aussi en garde sur la fragilité de ce dispositif pacifique qu’est le vote pour régler les rapports de force : « La solennité de toutes ces opérations découle du renoncement à la mort comme instrument de décision. La mort est en quelque sorte écartée par chaque bulletin individuel. Mais le résultat qu’elle aurait obtenu, la force de l’adversaire, est consciencieusement consigné par un chiffre. Quiconque joue avec ces chiffres, les efface, les falsifie, réintroduit la mort sans savoir15. » Un crime que l’on peut considérer comme l’atteinte la plus grave contre la démocratie et la paix civile16. Mao Zedong formulera, avec la brièveté d’un haïku, cette différence qui sépare cette identité des contraires, guerre et politique : « La politique est une guerre sans effusion de sang et la guerre une politique avec effusion de sang17. »
- Qu’est-ce que la paix ?
Reprenons notre propos sur ce que sont la guerre et sa finalité. Quelles que soient les circonstances particulières de chaque guerre, nous pouvons tous souscrire à l’affirmation minimale exprimée par la formule de saint Thomas d’Aquin dans son Traité de la charité – « on fait la guerre pour obtenir la paix » –, ou de façon plus nuancée par « on fait la guerre pour une paix meilleure ». Mais qu’est-ce qu’une paix meilleure ? Et au bénéfice de qui ?
Penser politiquement la paix, c’est penser en termes d’agents (d’acteurs), de pouvoir, d’intérêts et de relations qui se nouent entre ceux-ci. C’est se poser la question : qui fait quoi, à qui et au bénéfice de qui ?
Il y existe trois grandes théories de la paix. Pour Hobbes tout d’abord, la paix est tout simplement l’absence de guerre. Un temps où les hommes vivent sous un pouvoir commun qui « leur impose à tous un respect mêlé d’effroi »18, pour échapper à la guerre de tous contre tous. Pour saint Augustin et Spinoza ensuite, la paix est un « ordre juste ». Pour le premier, elle est rendue « juste » par décret divin ; seuls le péché et la violence sans retenue peuvent la briser et détruire l’harmonie naturelle. Pour le second, la paix, avec l’avènement des temps modernes, ne survient que par le soutien et le consentement populaires ; ce qui la menace sont les intérêts et les politiques des classes dirigeantes qui sèment la discorde ; la paix suppose la justice. Pour Emmanuel Kant enfin, qui poursuit le raisonnement, la paix, bien que souhaitable, n’est pas une condition « naturelle », mais doit être « établie », c’est-à-dire créée et maintenue par un effort humain continu.
Il y a ceux qui soutiennent que la fonction principale de l’État est de maintenir l’unité du pouvoir face au désordre, même si cela a pour conséquence de nuire à la liberté des individus ; et il y a ceux qui, au contraire, soutiennent que la fonction principale de l’État est de maintenir la liberté individuelle et la justice, même au point de mettre en danger sa propre unité19. Sous ces deux visions opposées, nous retrouvons Hobbes et Spinoza. Deux réalistes qui ont vécu tous deux la guerre civile et cherchent la meilleure façon de maintenir la paix. Leurs points de départ différents les mèneront à des perspectives divergentes sur ce nécessaire qu’il faut accomplir. « Toute théorie [ou discours] est toujours pour quelqu’un et pour quelque chose »20. Pour Hobbes, la sécurité et l’ordre, dans la perspective du souverain, afin de justifier son droit de commandement et le devoir des sujets à obéir. Pour Spinoza, la liberté du point de vue des gouvernés pour justifier leur droit de ne pas être opprimés et le devoir du souverain de proclamer des lois justes.
- Sécurité et/ou liberté ?
Pour Hobbes, l’homme, par crainte de la mort violente, renonce à sa souveraineté en faveur du Léviathan, afin de ne pas retomber dans l’état de nature où l’homme est un loup pour l’homme. La paix exige un État tout puissant ; la sécurité prime sur la liberté. Pour Spinoza au contraire, la paix ne peut être fondée sur la peur. La vraie sécurité est d’être libre de l’oppression et de la tyrannie des souverains. En d’autres termes, pas de sécurité sans liberté et concorde : « Si dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de la terreur, on doit dire non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. [Si les sujets d’une Cité] sont conduits comme un troupeau et formés uniquement à la servitude, [cette Cité] mérite le nom de solitude plutôt que celui de Cité. [...] Mais si la paix doit porter le nom de servitude, de barbarie et de solitude, il n’est rien pour les hommes de si lamentable que la paix21. » Cela nous ramène aux questions fondamentales du régime politique : sa légitimité et le recours à la violence, légitime ou non, pour asseoir son pouvoir.
- Une force armée légitime est-elle fondée
sur le droit du plus fort ?
Rousseau répondra finement à cette question en faisant la distinction entre le droit et la force : « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. [...] Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ; c’est tout au plus un acte de prudence. En quel sens pourra-ce être un devoir ? [...] Sitôt que l’on peut désobéir impunément, on le peut légitimement ; et puisque le plus fort a toujours raison, il ne s’agit que de faire en sorte que l’on soit le plus fort. Or, qu’est-ce qu’un droit qui périt quand la force cesse ? S’il faut obéir par force, on n’a pas besoin d’obéir par devoir ; et si l’on n’est plus forcé d’obéir, on n’y est plus obligé. [...] Convenons donc que force ne fait pas droit et que l’on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes22. »
Et qu’est-ce qu’une puissance légitime ? Pascal y répondait déjà un siècle auparavant : « Il faut mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire en sorte que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. » Sans cette exigence, conclura-t-il, « la force sans la justice est tyrannique », et pour nous aujourd’hui, héritiers des Lumières, sans légitimité. En termes modernes, Norberto Bobbio, le juriste libéral, le formulera ainsi : « Le pouvoir légitime est un pouvoir dont le titre est juste ; un pouvoir légal est un pouvoir dont l’exercice est juste. [Pour le] souverain, la légitimité est ce qui fonde son droit, la légalité, ce qui fonde son devoir ; quant au sujet, au contraire, la légitimité du pouvoir est le fondement de son devoir d’obéissance, la légalité du pouvoir est la garantie principale de son droit de ne pas être opprimé23. »
Tous ces arguments juridiques et ces théories philosophiques du contrat social fondé sur le consentement des peuples peuvent sembler bien éloignés de l’histoire réelle des nations. David Hume les dénoncera malicieusement : « Presque tous les gouvernements qui existent à présent ou qui ont laissé des traces dans l’histoire se sont originellement fondés sur l’usurpation ou la conquête [...] sans qu’il y ait eu un consentement équitable ou un assujettissement volontaire du peuple. [...] Découvre-t-on autre chose que la force et la violence dans ces événements ? Où est donc l’accord mutuel ou l’association volontaire dont on parle tant24. » Et pourtant, le mythe du contrat social a force de loi aujourd’hui dans tout processus de légitimation à travers le monde.
Aujourd’hui plus que jamais, les guerres sont devenues, non pas des affrontements entre deux armées permanentes, dans un duel de puissance de feu, mais des guerres de légitimité, des guerres sur qui peut revendiquer le monopole de la violence légitime dans une communauté politique. En d’autres mots, des guerres civiles où l’enjeu est devenu un combat politique de légitimité, armé, pour rallier les populations.
La légitimité implique donc bien davantage que la seule conformité à la loi. Elle est un concept métajuridique et ne peut pas être réduite à la simple légalité. Elle est du ressort de la politique, des sentiments, des mœurs et des usages partagés par une communauté. Une guerre civile fait éclater cet amalgame entre le légal et le légitime, provoquant par là même une scission dans le corps politique d’un pays. Un gouvernement légal peut être illégitime, c’est-à-dire sans fondement moral et politique, et, inversement, légitime mais illégal, comme le fut, par exemple, la France libre à Londres et l’État français à Vichy. La légalité se définit donc comme la conformité à la loi, ni plus ni moins, tandis que la légitimité renvoie au « sentiment » de justice et d’équité partagé par une communauté politique.
Reposons-nous la question : sur quoi est fondée une force armée légitime aujourd’hui ? Si on tient compte de la distinction entre le légal et le légitime, la légalité et la maîtrise de la force ne peuvent être des critères suffisants pour fonder la légitimité de la violence utilisée, même par un État de droit. Une guerre peut être légale et non légitime, tout comme elle peut être légitime et non légale. Elle peut être menée aussi pour une juste cause, tout en violant le jus in bello par les moyens employés ou, au contraire, être respectueuse du jus in bello et violer le jus ad bellum (guerre d’agression). Nous retrouvons là cette nécessité de distinguer le légal du légitime quand nous employons ces notions de violence guerrière. Les buts de guerre fixés par le politique, agissant comme surdétermination dans la légitimité, ou non, de la force employée. Une question là aussi, politique.
En Occident, on a affaire à des guerres de choix à faible légitimité, que ce soit pour nos populations ou pour celles qui font l’objet de nos missions de projection. Pour les populations « d’accueil » du tiers-monde, ce sont des guerres de nécessité existentielle, des guerres totales. Il y a là une asymétrie forte de légitimité entre pays expéditionnaires et pays et sociétés agressés.
Parti en mission pour mener une guerre de libération et de protection, le soldat occidental se trouvera souvent confronté à la réalité, avec son lot d’horreurs au quotidien, d’une guerre d’occupation menée au sein d’une population hostile, sans ligne de front, sans ennemi dûment identifié, sous la menace à chaque instant d’attentats, d’attaques suicides, d’ied, de découverte de charniers... Loin d’être une force de stabilisation et de pacification dédiée à la reconstruction des États dans le respect des droits souverains des peuples, le soldat occidental se trouve alors pris en étau (à partie ?) dans une guerre civile entre une classe dirigeante locale contestée et sa population en rébellion. Cette brutalisation, propre à toute guerre « asymétrique », porte le risque d’exactions sur les populations civiles par dépit, par vengeance pour des camarades tués ou par rage impuissante.
Quelle que soit la cause, légitime ou illégitime, de la guerre poursuivie, il est indispensable pour le soldat de sauvegarder son éthique. Ce d’autant plus quand le politique faillit à donner sens, cohérence et légitimité à sa mission. Elle restera l’une des seules barrières, certes fragile, qui empêche la guerre de tomber dans une sauvagerie sans limites, dans un monde constitué d’États autoritaires ou en décomposition, de sociétés minées par la prolifération de bandes armées, sans foi ni loi, et d’équipées néocoloniales sans scrupule.
Nous pouvons aussi constater que les lois de la guerre n’existent pas simplement pour apaiser les états d’âme des gens sensibles et protéger la société. Leur première fonction est peut-être même de protéger les forces armées elles-mêmes. Leur première raison d’être est peut-être même d’ordre purement militaire. Car réussir à faire coopérer des hommes dans un contexte d’incertitude, d’agonie et de mort nécessite un code de conduite partagé. La terreur et la menace qui s’exercent sur les combattants peuvent très vite faire déraper les esprits dans des conduites irrationnelles ou dans la folie. Afin de maintenir, et même de rendre possible l’efficacité « militaire » des combattants, des règles aussi élémentaires que déterminer qui tuer, dans quelles circonstances et avec quels moyens deviennent absolument essentielles25.
De tels codes ont pu être honorés ou violés26, mais sans eux la guerre ne serait pas la guerre mais du massacre. Sa finalité, « contraindre par la force l’adversaire à exécuter notre volonté », se dissoudrait et la force exercée ne deviendrait qu’une violence sans fin et sans objet, la paix.
- Conclusion
« La politique est l’intelligence, la guerre n’est que l’instrument et non le contraire » ne cesse de nous rappeler Clausewitz. « Rien n’est plus important dans la vie que de trouver exactement le point de vue d’où les choses doivent être envisagées et jugées27. » La dimension politique de la guerre nous permet d’envisager une solution politique à la guerre, c’est-à-dire la paix. Clausewitz nous permet de dépasser Hobbes et sa naturalisation de la guerre qui « téléologise » le destin de l’homme sur la base d’une conception figée d’une nature humaine a-historique et a-sociale, vouée pour l’éternité à l’inimitié et la mort violente. Il réaffirme à sa façon la liberté de l’homme de faire l’histoire, que ce soit la guerre ou la paix, tout comme Marx dans La Sainte Famille : « L’histoire ne fait rien, [...] elle ne livre pas de combats. C’est au contraire l’homme, l’homme réel et vivant, qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces combats ; ce n’est pas, soyez-en certains, l’“histoire” qui se sert de l’homme comme moyen pour réaliser, comme si elle était une personne à part, ses fins à elle ; elle n’est que l’activité de l’homme qui poursuit ses fins à lui. » Le propre de la communauté politique démocratique est la libre participation des citoyens à la délibération commune. C’est la persistance des conflits politiques et non pas une nature humaine qui est à la source des causes et des règlements des guerres. Rendre cela intelligible, visible, est ce qui rendra la paix possible. Beaucoup reste à faire. Pas de paix sans justice, pas de sécurité sans liberté. Une exigence démocratique.
1 Cité dans R. Rhodes, The Making of the Atom Bomb, Simon and Schuster, 1986, p. 586. Le général Curtis LeMay (1906-1990) mena la planification et l’exécution des bombardements stratégiques contre les villes japonaises qui culmineront avec Hiroshima et Nagasaki. Il organisera par la suite le Strategic Air Command pendant la guerre froide.
2 Ce n’est pas sans rappeler Antoine-Henri Jomini, le maître à penser des militaires américains : « L’art de la guerre consiste à porter ses forces au point décisif, [...] prendre l’initiative des mouvements, [...] arriver avec ses masses au point où il convient de frapper » (Précis de la guerre, Paris, Perrin, 2001, p. 130).
3 Aristote, Éthique à Nicomaque, Livre X, chap. 7.
4 Discours devant le Congrès pendant la guerre de Corée, 19 avril 1951.
5 De la guerre, Livre VIII, chap. 6B, « La guerre est instrument de la politique ».
6 H. G. Summers Jr, On Strategy: A Critical Analysis Of the Vietnam War, Presidio Press, 1982, p. 1.
7 Voir Clausewitz sur la différence entre l’objectif militaire (Ziel) et le but politique de la guerre (Zweck), De la guerre, Livre I, chap. 1.
8 De la guerre, Livre VIII, chap. 6.
9 Hobbes, Léviathan, chap. 13.
10 Le Stockholm International Peace Research Institute (sipri) emploie ce critère quantitatif pour inventorier les conflits dans le monde, occultant ainsi leur nature et les enjeux politiques.
11 C’est toute la différence avec une opération de police. Pour le policier, l’ennemi est un délinquant qui a enfreint le contrat social. Il s’agit de l’arrêter et de le punir. Il n’y a pas d’exception à l’application de la loi. Il en est tout autrement avec la guerre qui est de l’ordre de la négociation politique, c’est-à-dire de la politique par d’autres moyens.
12 C. Schmitt, La Notion de politique, Paris, Flammarion, « Champs », 1992, p. 64.
13 Le renversement de la formule analysée ici doit beaucoup au livre d’Emmanuel Terray sur Clausewitz (Paris, Fayard, 1999) et lui emprunte les auteurs qui y sont cités.
14 E. Canetti, Masse et Puissance, Paris, Gallimard, 1966, pp. 200-201.
15 Ibid.
16 Un crime qui nourrit aussi le cauchemar de toute communauté politique : la guerre civile.
17 Mao Zedong, De la guerre prolongée, Yenan, mai 1938.
18 Léviathan, chap. 13.
19 N. Bobbio, Le Futur de la démocratie, Paris, Le Seuil, 2007, p. 249.
20 R. Cox, Approaches to World Order, Cambridge University Press, 1996, p. 87.
21 Spinoza, Traité politique, chap. 6.
22 J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre I, chap. 3.
23 « Sur le principe de légitimité », L’Idée de légitimité, Institut international de philosophie politique, coll. « Annales de philosophie politique », n° 7, Paris, puf, 1967, p. 49.
24 D. Hume, “Of the Original Contract”, Selected Essays, Oxford, 1998.
25 M. van Creveld, The Transformation of War, Free Press, 1991, pp. 89–90.
26 Les codes guerriers ont souvent été très particularistes, c’est-à-dire qu’ils ne s’appliquaient qu’à une certaine catégorie de personnes. Le code chevaleresque, par exemple, ne s’appliquait qu’aux chrétiens. Envers les infidèles, un guerrier pouvait agir sans retenue.
27 Clausewitz, De la guerre, Livre VIII, chap. 6.