La permanence des guerres et leurs répercussions sur le territoire national ont ravivé dans notre société la perception des menaces de conflits armés et donc les questions sur le sens de l’action militaire. Auraient-elles été distraites ou attiédies depuis cinq décennies par un sentiment généralisé que les guerres, avec leurs horreurs, s’étaient éloignées de l’Europe, qu’elles se dérouleraient désormais, et qu’il en serait désormais toujours ainsi, sur d’autres théâtres, ne menaçant ni les intérêts de notre pays ni les progrès « constants » de notre mode de vie et de la paix ? La reconstruction des pays dévastés, la baisse des tensions de la guerre froide, la quasi-disparition des risques d’une guerre nucléaire, la fin des conflits coloniaux, en particulier le dénouement de la guerre d’Algérie, ne justifiaient-elles pas ce sentiment ? N’étions-nous pas entrés dans une ère nouvelle de paix durable ?
- Le déni de la guerre :
insouciance, indifférence, accoutumance ?
Pourtant, la guerre ne quitte pas l’Europe (et les pays limitrophes) de la seconde moitié du xxe siècle, toujours confrontée à des conflits armés sur son propre sol, comme à Chypre (1963-1964), en Irlande du Nord (1968-1998) ou en Bosnie (1991-1997), ou à leurs diverses menaces. Le terrorisme fait trembler l’Allemagne (années 1970 et 1980) et l’Italie (de la fin des années 1960 à la fin des années 1980). Au cours de cette même époque, la France reste encore profondément marquée par la proximité des guerres coloniales. Toute une génération porte les cicatrices de la guerre d’Algérie. L’Europe retrouvant la prospérité ne cesse de vivre, avec une certaine inconscience, dans un monde secoué par les guerres se déroulant sur tous les autres continents. Elle y participe d’ailleurs à sa manière en mobilisant ses « troupes », particulièrement sa jeunesse et de nombreux médias pour les dénoncer, les discréditer et les décourager, en espérant accélérer leur terme. Les manifestations et les mouvements contre la guerre au Vietnam entre 1965 et 1971 sont les points d’orgue de cette mobilisation. Associant la lutte contre les « guerres impérialistes » à la contestation des « systèmes capitalistes », ils veulent mettre un terme à toute guerre, mais acceptent et soutiennent en même temps celles dites « de libération » pour le rôle historique qu’elles sont censées accomplir contre la domination et leur promesse de nouveaux ordres politiques et sociaux garantissant la paix.
Ne pouvait-on pas alors penser que les guerres succomberaient tôt ou tard, anéanties dans leur raison d’être par les forces conjuguées des combattants de la paix, des maîtres de la diplomatie, de nouveaux penseurs de l’universalité des droits humains et, peut-être davantage encore, des acteurs et des bénéficiaires de la modernisation et du progrès économique ?
En réalité, dans ce second xxe siècle, le pacifisme est loin de triompher comme idéologie active dans l’opinion. Il s’évapore après ses spectaculaires manifestations des années 1960-1970 dans le confort apporté par les progrès économiques et sociaux des Trente Glorieuses. Et c’est un sentiment dominant d’indifférence, d’insouciance et même de déni qui s’installe dans les esprits, mais aussi le sentiment d’une paix assurée, renforcé par la chute du mur de Berlin. Il pourrait s’avouer ainsi : « Nous n’ignorons pas les guerres, mais elles ne nous concernent plus directement car nous en sommes désormais préservés sur notre territoire par les progrès de nos sociétés, par notre bien-être et par nos démocraties. Nous devons la combattre, mais c’est l’affaire de nos dirigeants et de nos armées, quand, à l’extérieur, nous sommes menacés dans nos intérêts et nos influences. » L’action militaire est désormais perçue comme un moyen de maintenir l’ordre et la paix dans les zones d’influence françaises et dans le monde dans le cadre des interventions internationales. Elle ne concerne plus la société française elle-même, elle n’est plus que l’affaire de l’État-nation.
- Nouvelle situation, nouvelles interrogations
sur le sens de l’action militaire ?
Du début des années 1990 à 2004, les opérations militaires françaises s’intensifient pourtant : Tchad, Afghanistan, Rwanda, Moyen-Orient (guerre du Golfe), Proche-Orient (Liban). Néanmoins, elles ne font toujours pas dire que la France est en guerre, alors qu’elles engagent la responsabilité nationale, qu’elles sont déclarées comme telles sous les pavillons internationaux de l’Union européenne, de l’otan ou de l’onu, qu’elles donnent lieu à des affrontements violents, qu’elles font des morts dans le camp français, qu’elles se déroulent dans un contexte géopolitique instable et un climat de guerre de plus ou moins haute intensité. La doctrine des soldats de la paix ne peut plus tenir.
Au cours de cette même période, une rupture se prépare et s’affirme concernant le sens même de l’action militaire. Les guerres meurtrières du xxe siècle ont conduit à encadrer celles-ci par la loi, les règlements spécifiques (Règlement de discipline générale de 1966, Code du soldat…), les conventions de guerre1, les injonctions des organismes internationaux, notamment de la Cour internationale de justice de La Haye. Les finalités et les missions de l’action militaire ont été régulièrement actualisées par le débat national (Livres blancs, lois de finances...). Les actions de combat sont désormais bordées par des prescriptions juridiques précises et par les cadres légaux de l’État de droit.
Les armées elles-mêmes ont contribué à intégrer cette culture de la légalité dans leur doctrine et dans leur action. Elles se sont souciées de la garantir par la formation, déterminante pour que chaque militaire comprenne le sens de son engagement et en tire l’essence même de son comportement. Elles l’ont mises en œuvre dans la vie des unités et dans leurs interventions. Sur les théâtres d’opérations et dans les situations de combat, les militaires français sont apparus pénétrés d’une déontologie de leur action conforme au droit, proportionnelle à l’adversité, adaptée aux situations, respectueuse de l’ennemi, soucieuse de protéger les populations civiles et de leur apporter de l’aide. Cette culture a été largement commentée et reconnue jusqu’à être mise en contrepoint d’une culture américaine2 autorisant un usage disproportionné de la force, une violence extrême face à l’ennemi3 (et même dans les opérations militaires, qu’elles soient coercitives, de restauration de la sécurité générale ou même de reconstruction), des atteintes fréquentes aux droits humains, une attitude agressive à l’égard des populations concernées4.
Une interrogation nouvelle se précise alors, qui ne se limite plus au souci de la légalité de l’action militaire, mais qui pose de plus en plus la question de la légitimité des actes qu’elle prescrit. « L’exercice du métier des armes dans l’armée de terre » (1999), « L’exercice du commandement dans l’armée de terre » (2003) ainsi que le Code du soldat traduisent et mettent en forme l’évolution d’une réflexion en cours depuis plusieurs décennies, et édictent les principes et les orientations qui en découlent. Dans le même temps, l’enseignement de l’éthique fait son entrée dans les écoles militaires.
La création de la revue Inflexions en 2005 s’inscrit dans cette évolution de la réflexion au sein de l’armée de terre, réflexion dont elle se fait l’écho et le relais avec la volonté de l’élargir et de l’approfondir dans le dialogue avec les sciences humaines et la société civile. Dans son premier numéro, les auteurs rappelaient et défendaient à l’unisson la nécessité d’affirmer le sens fondamental de l’action militaire : la maîtrise de la violence. Monique Castillo soutenait ainsi que « dans le surgissement de nouveaux types de menaces et de violences dont le sens est peu lisible, dans la nécessité de nouveaux types de combats, de nouvelles causes de conflits, le sens de l’action militaire se déplace et se transforme, et pose de nouvelles questions », autant de conditions d’une mutation du sens de l’action militaire. Réfutant l’espérance illusoire de la fin des guerres, elle préconisait que celle-ci soit désormais destinée, au sein d’un monde toujours violent, « à développer et à faire partager une véritable culture de la paix » dans laquelle l’Europe peut tenir un rôle déterminant dans la perspective d’une politique relationnelle.
Jean-René Bachelet distinguait le sens de l’action militaire comme but, comme direction du sens des valeurs que tout être humain, et donc tout militaire, doit inévitablement investir dans ses choix et dans ses actes : « Face à la violence déchaînée, il est des situations où s’impose la force pour y mettre un terme [en exerçant] sa capacité à prendre l’ascendant [selon le] principe d’efficience. » Mais « n’importe quel moyen ne peut être utilisé pour parvenir à ses fins. C’est une exigence de légitimité ». Réfutant une action binaire (action désarmée ou paroxysme de l’engagement de la force), il la définissait comme un continuum dans lequel le militaire dose, adapte et maîtrise les formes et le niveau de son intervention. Cette maîtrise de la violence dans l’engagement armé traduit un choix de civilisation et une conception de l’humanité.
François Lecointre, lui, posait clairement l’incontournable nécessité et les urgences du débat éthique concernant la maîtrise de la violence : « Contraint par fonction à donner la mort, le soldat ressent profondément la nécessité d’encadrer ses actes par une éthique exigeante. Que dans la guerre l’homicide soit encadré par des règles juridiques particulières, qu’au-delà de cette légalité la légitimité même de l’acte de tuer soit garantie par le lien direct qui doit pouvoir être établi entre le combat et la vie même de la communauté ne suffisent pas pour que des soldats surmontent le traumatisme moral que constitue le fait de donner la mort. C’est en fait le sacrifice consenti de sa propre vie qui rend moralement supportable l’obligation de tuer. La mort acceptée est intimement liée à l’éthique militaire, comme elle amène naturellement à considérer que la mort doit être donnée le moins possible dès lors qu’existe une sorte de symétrie déontologique entre la vie d’un ennemi et celle d’un ami. De cette symétrie découle une vertu essentielle du soldat : sa capacité à maîtriser sa propre violence. Encore faut-il, pour que cette vertu puisse être pratiquée, que l’ennemi soit toujours considéré comme un être humain, de dignité aussi sacrée que la sienne propre. »
Rappelant que la violence ne peut être éradiquée des sociétés humaines, analysant et caractérisant les conflits contemporains, les modalités spécifiques des interventions qu’elles impliquent, il notait qu’aujourd’hui le militaire doit composer avec l’absence d’ennemi classique, ce qui « rend particulièrement actuelle et urgente l’éthique du soldat ». Dans ces conditions, la maîtrise de la violence est impérieuse afin d’écarter tout signe de faiblesse. Gage de succès dans les opérations, elle est « une ambition nouvelle, politique et morale. Elle oriente l’action des forces armées dans une direction nouvelle, inconnue jusque-là, qui invente les principes et les procédés originaux ».
La relecture de ce numéro d’Inflexions donne le sentiment que tout a alors été dit sur l’action militaire et que celle-ci doit désormais se construire portée par cette éthique de maîtrise de la violence si elle veut conjurer et sans cesse surmonter « le trou noir de la violence, incompréhensible mais immuablement présente dans l’histoire humaine »5, et contribuer ainsi à la marche civilisée de l’histoire.
- La situation des conflits actuels conduirait-elle à revoir
et à reformuler l’exigence éthique de l’action militaire ?
En 2017, l’actualité de la violence, des conflits et des menaces a-t-elle changé au point de démentir, ou au moins de reconsidérer la pertinence et la force des prescriptions éthiques soutenues en 2005 ? La financiarisation sauvage des économies, le règne généralisé sans précédent de l’argent dans tous les domaines, y compris de la vie quotidienne, ne compromettent-ils pas les fondements mêmes de nos sociétés avec la complicité, souvent cynique, d’États impuissants et abouliques censés réguler celles-ci et les protéger d’évolutions destructrices ? Les enjeux géopolitiques mondialisés excitent les tensions entre anciennes et nouvelles puissances, entre régions, entre pays. Les nouvelles formes de guerre (attentats, cyberconflits) s’étendent. Les guerres de religion et au nom des religions exacerbent les relations entre civilisations et communautés… Les agressions terroristes tourmentent les populations partagées entre l’insouciance, le fatalisme, la résistance et l’obsession sécuritaire. Les politiques comme divers producteurs d’opinions (médias, intellectuels…) ne manquent pas d’exploiter les inquiétudes et les peurs, fondées ou non.
Des « experts » décrivent une civilisation plongée dans les incertitudes de son avenir. D’autres annoncent de grandes et inexorables mutations de la civilisation occidentale, qu’il faut assumer dans le temps et comprendre pour imaginer de nouveaux équilibres sociaux et géopolitiques. Toutes les grandes périodes de mutation au cours de l’histoire ne sont-elles pas accompagnées de violences extrêmes ? Pour les courants d’idées et d’opinions se montrant plus optimistes, la guerre est également revenue à l’ordre du jour. Les attentats et les mesures sécuritaires de l’état d’urgence ont décidé les dirigeants politiques à tenir des discours guerriers, à désigner nos nouveaux ennemis auxquels il n’y a pas d’autre solution que de faire la guerre, comme cela a été affirmé par Jean-Yves Le Drian, alors ministre de la Défense, dans un ouvrage grand public6.
La paix n’apparaît plus comme le bel horizon des sociétés. Le recours à la guerre pour la conquérir et la garantir s’impose désormais comme une nécessité, obligeant à réinterroger le sens même de l’action militaire dans ses diverses finalités, ses contraintes, ses devoirs, ses méthodes et ses limites. La maîtrise de la violence peut-elle conserver les mêmes exigences, indépendamment des conjonctures historiques des conflits et des situations où elle est impliquée ? Faut-il relativiser l’enjeu et l’ambition de la maîtrise de la violence dans l’action militaire ? Pour y répondre, deux points essentiels sont à rappeler et à réfléchir : la différenciation sociale et ontologique entre la paix et la guerre, et l’inévitable distinction entre le sens et l’éthique.
- Guerre et paix : les deux faces indissociables
d’une même réalité
Les termes mêmes de guerre et de paix ne nous trompent-ils pas en désignant par leur antonymie des états différents, irréductibles dans l’histoire des sociétés et plus largement des relations humaines ? Ne nous obligent-ils pas à penser à notre insu que la guerre est inévitable si nous voulons préserver, conjurer ou retrouver la paix, et que celle-ci implique le rejet et même l’inexistence de la guerre ? Mais un monde sans guerre est-il possible ? Éternelle question.
Nous pouvons observer sans trop d’effort, et les connaissances accumulées à ce sujet ne laissent aucun doute, que les civilisations se construisent, se consolident, triomphent, mais aussi s’épuisent et succombent par la guerre en son sein et contre un ennemi extérieur7. Notre propre civilisation, dont nous célébrons tant les vertus afin de nous persuader qu’elle porte la paix intrinsèquement grâce à sa culture, à ses progrès et à ses institutions démocratiques garantissant les lumières de la raison, s’est faite et s’est bâtie par les guerres, dont les atrocités n’ont rien à envier à celles commises aujourd’hui par ceux que l’on considère comme les nouveaux barbares. Nous ne pouvons oublier ou nier les crimes, les violences, les souffrances qui ont marqué notre propre histoire si nous voulons penser avec lucidité et détermination l’histoire que nous sommes en train de faire et que nous voulons mieux dessiner.
Les guerres ne désignent que des moments à durée variable dans le cours d’une histoire qui voit fleurir, y compris en temps de conflit, les savoirs, les sciences, les techniques, les arts, les valeurs de sociétés qui ne s’abandonnent pas, qui ressurgissent de leurs cendres ou qui résistent aux pires tourmentes. Les conditions apaisées des activités humaines nourrissent les aspirations à la paix, et confortent le sentiment que celle-ci est accessible et durable. Mais si les sociétés des temps de paix déplacent, calment ou diffèrent les explosions des dissensions humaines et de leurs violences, elles ne parviennent jamais à les extirper comme elles le voudraient. Les potentialités et les situations de guerre et de paix sont ainsi toujours imbriquées puisque les sociétés sont porteuses de leurs propres violences. La guerre est une phase et une expérience de vérification de la paix, de l’aptitude des sociétés à assurer et à renouveler les conditions de leur solidité dans les adversités et les violences qu’elles rencontrent.
- Le conflit est constitutif de l’être humain
et explique sa violence
Les guerres se manifestent comme des conflits paroxystiques entre humains que ceux-ci s’attachent à dépasser pour survivre et reconstruire de l’entente par la maîtrise des violences qu’ils ont rencontrées ou provoquées eux-mêmes. Tenter de comprendre les guerres, c’est s’attacher à comprendre le conflit qui déclenche et anime toute violence.
« L’homme est un animal raisonnable », écrit Aristote. C’est en dépassant son animalité et ses déterminations naturelles, sa peur de l’autre, ses rivalités dans les échanges avec autrui, ses dominations pour survivre, ses pulsions, ses violences, qu’il accède à l’« humanité » qu’il « élabore » et partage avec ses semblables, et cela au prix d’efforts constants et toujours inachevés. Contrairement à l’animal qui ne peut échapper à sa nature, l’homme n’a de cesse de la contester et de la dépasser. L’animal n’a de relation à son environnement et n’y réalise que les « activités » et les « performances » que lui permet sa nature, si supérieures soient-elles à celles de l’homme dans bien des domaines. L’homme, lui, de par sa nature même (structure neurobiologique), a une propriété spécifique, sa raison, qui le fait « décoller » à son insu de la nature même qui le constitue. L’homme ne peut coïncider avec sa nature. Il suffit de considérer le langage : contrairement aux animaux qui sont limités au « langage » de leur espèce, l’homme ne parle pas la langue de son espèce mais une ou plusieurs langues, et peut donner des sens divers aux mêmes mots de la langue parlée8. La polysémie des mots varie avec celle des situations9. On peut ainsi dire paradoxalement que le malentendu est au cœur même de la communication entre les hommes10. L’homme doit faire bien des efforts pour faire entendre et comprendre ce qu’il veut dire.
De la même façon, l’être humain ne parvient pas non plus à faire, à fabriquer ce qu’il veut et comme il veut. L’animal n’a pas ce « souci ». L’oiseau fait le nid de son espèce, mais serait bien incapable de faire celui d’une autre espèce. L’homme n’a pas cette limite. Sa capacité « technique » de fabriquer est infinie.
De la même façon, l’être humain ne dispose pas de société naturelle. Contrairement à l’animal, il ne parvient pas à instituer naturellement ses relations avec ses semblables et à organiser la société comme il le souhaite. Il lui faut trouver des conventions, des accords qui le permettent, toujours provisoires et éphémères à l’échelle de l’histoire.
Il lui faut également opérer une rupture avec ce qui le « pousse » dans sa nature, autrement dit raisonner ses affects, ses émotions, ses envies, ses désirs débridés guidés par la satisfaction, leur imposer renoncements et limites afin de les maîtriser. C’est la source même et la condition de sa rationalité éthique. On comprend alors que si l’homme construit son univers en le pensant, en le fabriquant, en l’instituant socialement, il le construit tout autant et indissociablement par sa capacité éthique, la conscience, les morales qu’elle configure.
C’est par sa raison que l’homme médiatise sa relation au monde et qu’il instaure un monde autre que celui que son ancrage et son environnement naturels lui assignent. Par cette raison, dont il ne peut se départir si ce n’est dans les cas de pathologies graves, physiques ou mentales, il instaure un univers culturel qu’il rationalise en permanence par ses capacités langagières qui lui font se représenter et dire le monde, par ses capacités techniques qui lui permettent de le fabriquer et de le transformer, par ses capacités socio politiques par lesquelles il institue ses relations avec ses semblables, mais tout autant par ses capacités éthiques par lesquelles il ordonne, limite et règle ses affects, ses passions, ses désirs pour configurer les références, les valeurs, les finalités, les normes de ses comportements. La raison humaine est une, mais elle s’exerce selon des modalités (rationalités) différentes. D’un point de vue anthropologique, il n’y a pas de hiérarchie entre ces différentes rationalités, si ce n’est les ordres d’importance et d’intérêt que leur attribuent les sociétés et les civilisations.
La capacité éthique, qui ne peut relever que de la raison, est précisément l’une des modalités d’exercice de celle-ci, au même titre que le langage, la technique, la capacité à instaurer la société. Elle a ses propres processus et ses propres finalités. Elle s’explique fondamentalement par la maîtrise de la « puissance » de tout être humain.
La raison humaine n’a pas de limite dans le monde culturel qu’elle instaure si ce ne sont les limites de l’existence humaine et celles qu’elle se donne et qu’elle rencontre. Ce monde est toujours à dire, à faire, à instituer, à ordonner. La raison doit assumer cette infinitude en imaginant et en réalisant des dépassements, des « au-delà » qui l’éclairent, qui lui font entrevoir ses manques, qui l’incitent à les combler, et qui portent aussi ses assouvissements, ses renoncements, ses héroïsmes dans le bien comme ses cynismes dans le mal. La rationalité éthique n’est pas close ainsi sur le bien à atteindre. Elle porte tout autant ses déviations, ses errements et ses perversions que ses valeurs et sa liberté de choix. Quand l’homme fait le mal, il ne suffit pas de dire qu’il déraisonne, qu’il est fou, pervers, méchant… Sa raison est tout autant source de délires, de violences, que de pertinentes représentations du monde, que de réussites sociales, que d’inventions techniques et que de maîtrise de soi-même.
L’être humain, luttant pour son humanité, est bien pris dans le conflit entre sa nature et sa raison, et au sein même de cette dernière, fondatrice et condition de l’ensemble de ses rapports au monde, c’est-à-dire sa culture. C’est la source même de ses « désaccords » avec lui-même et ses semblables, de ses incomplétudes, de ses manques ; c’est la source de sa violence. N’est-ce pas cela que l’on veut dire quand on rappelle que la violence est dans la nature humaine ? Elle contient l’animalité, mais elle relève en même temps de l’impossibilité de l’homme à être en accord avec cette animalité, avec « lui-même » comme individu, avec ce qu’il veut dire, faire, instituer avec ses semblables et la façon dont il veut exercer sa liberté par les valeurs qu’il porte.
C’est dans ce conflit constitutif que l’être humain ouvre les voies de sa violence, qu’il se doit de contrôler les ressorts et les énergies qu’elle contient en apprenant à la maîtriser en s’appropriant l’apprentissage et l’éducation qu’il reçoit. C’est par la maîtrise de ses désaccords fondamentaux qui sont en lui-même et qu’il raisonne par ce qu’il fait, fabrique, institue et ordonne, qu’il accède à son humanité, c’est par la maîtrise de ses énergies et de ses violences qu’il fonde les conditions et les possibilités de sa liberté, et qu’il peut ainsi sublimer son humanité. C’est ce que Jean-René Bachelet appelle le principe d’humanité, quand il parle de cette exigence de maîtriser la violence dans l’action militaire.
- Sens et éthique
Si on adhère peu ou prou à cette approche anthropologique, on constate qu’elle éclaire autrement le sens de l’action militaire, qui recouvre et qui confond dans le même terme ce qui relève de la représentation et de la finalité, et ce qui se rapporte à l’éthique.
L’action militaire renvoie à un ensemble complexe d’activités, d’institutions, d’emplois particuliers de matériels et de technologies, de services, de situations, d’enjeux géopolitiques et nationaux, de missions, d’engagements (de la guerre aux missions humanitaires) et de conséquences des combats... Cette polysémie du terme même d’action militaire rend difficile l’interrogation sur son sens qui se dissémine logiquement en autant d’intentions et de convictions qu’expriment ses différents acteurs. Faut-il privilégier le sens que le militaire tient à donner à son engagement et à son métier, à la représentation qu’il se fait de son existence et de ses activités de soldat, à ses combats jusqu’à la mort à donner au risque de sa propre vie ? Ne convient-il pas tout autant de s’interroger sur les sens que les États, les dirigeants politiques ou la société civile attribuent à l’action militaire, et plus largement à la guerre, au rôle qu’y tiennent les militaires ? En l’occurrence, nous aurions assurément bien des sens différents et divergents. Et il faudrait poursuivre l’interrogation pour démêler ce qui, dans l’action militaire, peut relever spécifiquement du sens et doit être distingué des finalités politiques, des objectifs opérationnels… On voit alors que le sens est lié aux acteurs mêmes de l’action militaire, aux représentations qu’ils s’en font dans des contextes institutionnels, historiques et conjoncturels. Il est vain de vouloir engager l’action militaire avec l’idée d’un sens unique.
Au cours des dernières décennies, les débats et les réflexions éthiques se sont étendus au sein de la société, tourmentée par les tensions, les instabilités, les violences, les incivilités croissantes ou vécues comme telles. Les sciences humaines et sociales se sont emparées de ces débats sur les violences qui touchent divers secteurs particulièrement sensibles de la société, comme les violences à l’école ou dans les quartiers urbains, mais aussi les conditions actuelles de la mort auxquelles sont confrontés les médecins et les personnels hospitaliers11. En 2005, dans le premier numéro d’Inflexions, François Lecointre faisait remarquer que si « les grands domaines de l’action civile, comme la santé et l’éducation entre autres, font déjà l’objet de vastes et récurrents débats nationaux [d’ordre éthique], on ne voit pas bien l’intérêt qu’il y aurait à en débattre avec les militaires en particulier [alors qu’il est indispensable] d’initier ce débat le plus profond et le plus ouvert qu’il soit ». C’est bien le problème. Ce débat éthique ne s’impose-t-il pas d’autant plus qu’il perce depuis des années au sein des forces armées, qu’il a donné lieu à des conclusions majeures dans des documents officiels qui en ont tiré des conclusions, qu’il a fait l’objet de colloques, de publications déjà nombreuses et que l’approche anthropologique en démontre l’impérieuse nécessité ?
Notons qu’il s’est souvent cristallisé autour de la question de la discipline, que les conditions concrètes de l’action militaire et les répercussions des évolutions de la société au sein des armées ont modifiée. Désormais, l’indispensable autorité se dégage de ses formes désuètes d’autoritarisme. L’intelligence de la situation est requise comme une garantie de la réussite de l’engagement et de la mission. L’obéissance se conjugue avec le devoir de désobéir si l’ordre contrevient au droit, mais aussi à l’éthique, à la conscience. En réalité, l’exigence de discipline a longtemps occulté et « ignoré » la contradiction qu’elle porte en elle-même, entre soumission et adhésion, entre obéissance et confiance, entre devoir et morale, entre éthique et déontologie. Ces tensions entre des conceptions et des pratiques différentes de la discipline militaire sont « normales ». Elles résultent de l’histoire des armées, elles traduisent les attitudes différentes dans les rapports humains. L’éthique militaire ne peut faire disparaître ces tensions, mais elle éclaire les débats qui les animent. Paradoxalement, l’éthique de l’action militaire n’infirme pas la nécessité de l’autorité ; elle la renforce par la confiance et la compréhension qu’elle construit entre le chef et le subordonné, par l’adhésion partagée à la mission. Elle n’affaiblit pas la discipline ; elle incite au contraire à en pratiquer une nouvelle forme, celle de la maîtrise de soi, de sa propre violence, pour garantir la maîtrise de la violence dans l’action militaire et faire de celle-ci une contribution à la maîtrise de la violence sociale. C’est une éthique de la responsabilité, comme le démontre Benoît Royal12.
Le débat éthique de l’action militaire doit être aujourd’hui largement ouvert et approfondi. Il ne peut être limité à l’affirmation de ses principes, à l’analyse ou encore à la « médiatisation » de sa mise en œuvre dans des situations révélatrices. Il est d’autant plus déterminant pour l’avenir des forces armées que celles-ci sont conduites à traiter, en opérations extérieures mais aussi sur le territoire national, des situations nouvelles d’affrontements dans des relations géopolitiques en pleine recomposition. Qu’elles disposent de nouvelles technologies ne les dispense nullement de maîtriser la violence de leur action. Un affaiblissement ou une régression de ce débat serait un incontestable échec des armées dans leurs efforts d’adaptation aux mutations contemporaines, et à leurs devoirs indissociables de guerre et de paix. Le militaire est aujourd’hui confronté à la nécessité de reconsidérer sa place dans l’État, son rôle social et donc son statut spécifique. Pour être une force régalienne dans des sociétés ouvertes, dont les organisations démocratiques sont toujours mouvantes, à la recherche des meilleurs équilibres, il doit définir l’espace fondamental de son indépendance. Il ne peut le revendiquer du droit et du politique, puisque sa raison d’être est de les respecter et de les servir. Et en tant qu’être social, il sera toujours assujetti à ses convictions, à ses croyances, aux traditions de son univers. Mais en tant qu’être humain, il ne peut échapper à l’éthique par laquelle il fonde et maîtrise les choix de ses actions13. Il ne peut la laisser être gouvernée par ses convictions idéologiques et politiques. Cela l’égarerait dans son métier, ses devoirs et son action.
- La vérité humaine de la guerre
et l’universalité de l’éthique militaire
Tous les métiers sont confrontés à des obligations éthiques, mais peu le sont de manière aussi directe et intense que l’est le militaire en situation d’urgence et d’affrontement avec ses semblables. Placés au cœur des tensions et des situations qui révèlent le comportement éthique, les militaires ont un devoir de contribution à une meilleure connaissance des états de violence et de leur maîtrise. Ne sont-ils pas les mieux placés pour « faire voir », pour « faire connaître », à travers leur expérience des affrontements violents, comment ils éprouvent cette exigence éthique, comment ils y répondent, comment ils l’inscrivent dans leurs comportements et leurs choix, et cela différemment selon les situations ? Dans l’action militaire, la violence est poussée à son paroxysme puisqu’elle peut conduire à tuer son semblable si les circonstances et les objectifs du combat le commandent. Ces situations paroxystiques ne sont-elles pas alors les « laboratoires d’excellence » où s’expérimente la maîtrise de la violence humaine ? Ces situations ne peuvent-elles pas nous révéler jusqu’où l’être humain s’autorise à aller dans sa violence quand celle-ci est autorisée ou même commandée ? Nul besoin alors de recourir à des expériences en laboratoire, comme l’a fait le psychologue Stanley Milgram. L’action militaire elle-même est ce laboratoire et les militaires en sont les « expérimentateurs ». Elle réunit, dans les situations ultimes où elle est engagée, les conditions « maximales » de l’observation de l’être humain dans sa capacité de mesurer et de maîtriser sa violence.
Les sciences humaines et sociales peuvent expérimenter en laboratoire, mais seulement dans des situations où la vie des personnes n’est nullement engagée. Les cas cliniques de pathologies lourdes, dans lesquels le verrou de la maîtrise de soi a « sauté » ou s’est dégradé, offrent aussi des « situations de laboratoire » d’observation et d’analyse de la violence. Il en est de même pour les délinquants et les meurtriers. Mais dans tous ces cas, la violence n’est pas contrôlable ou n’est pas autorisée, alors qu’elle l’est dans l’action militaire jusqu’à donner volontairement la mort en toute légalité. Le militaire est face à lui-même, à sa conscience. S’il juge illégitime à un moment donné, dans des circonstances données et contrairement aux ordres donnés de poursuivre son action violente, il peut décider d’y mettre un terme. C’est sa liberté. Le Code du soldat désigne ce choix par le « devoir de désobéir ». S’il doit être bien pesé, il est néanmoins possible et il peut même être une obligation. C’est en cela que l’action militaire est un laboratoire exceptionnel pour observer et analyser la maîtrise de la violence par l’être humain et comprendre ses comportements éthiques.
Les sciences humaines doivent évidemment apporter leur contribution à la connaissance de l’éthique dans l’action militaire, même si leur fonctionnement institutionnel, leurs découpages disciplinaires, leurs propres préoccupations et approches heuristiques les conduisent et les obligent généralement à ne comprendre une telle question que de l’extérieur. Elles ne peuvent rester dans leur position académique. Leur défi scientifique est d’imaginer et de proposer des approches par l’intérieur, en étant présents dans les situations d’affrontement ou leurs simulations, mais surtout en créant les conditions pour que les militaires eux-mêmes participent directement à la production de connaissances. Il revient à ceux-ci de « livrer les secrets » de leur drame éthique, de leurs interrogations, de leurs réactions, de la légitimité de leurs choix et de leurs comportements au cœur des chaos de la violence, de créer ainsi leurs propres « laboratoires » afin de proposer leurs propres analyses, leurs échanges entre eux et avec des chercheurs en sciences humaines, des psychiatres, des médecins, des neurologues… Les militaires sont sans doute ainsi les mieux placés pour transmettre cette connaissance non seulement dans leur propre univers, mais aussi au sein même de la société. Une telle orientation ouvrirait des perspectives nouvelles d’échanges scientifiques entre les chercheurs, les hommes d’action et les éducateurs.
Si la maîtrise de la violence est constitutive de l’éthique de l’action militaire, pour autant elle ne va pas de soi. De la même façon que la rationalité du langage se réalise dans des langues que l’on apprend ou que la rationalité sociale se met en œuvre par l’éducation aux relations humaines et la participation à leur institution, l’éthique se réalise dans les comportements qu’elle oblige, dans la diversité des situations. Aussi nécessite-t-elle une formation adaptée et approfondie. Elle se fait certes dans les écoles et les unités. Elle se fait aussi à l’occasion de débriefings et de divers exercices, ou encore à travers les témoignages de ceux qui ont connu des situations ultimes d’engagement. Ces enseignements comportent-ils suffisamment d’apprentissages de l’exercice de la liberté dans l’action militaire au cœur même du combat ? Le drame éthique du militaire est-il suffisamment connu de la société ? N’est-ce pas un devoir des forces armées d’assurer ce témoignage, l’éthique étant leur espace incontournable d’autonomie et de liberté ?
- Conclusion
Les évolutions et les circonstances des guerres ne peuvent que modifier le sens de l’action militaire, constamment sommée de s’adapter. En revanche, elles ne modifient en rien l’exigence éthique de la maîtrise de la violence qu’elle doit y inscrire, et sans laquelle elle perd sa contribution à la construction de la société et de la paix. Il revient donc au militaire et à son institution de créer les conditions concrètes et les moyens adaptés pour préparer à exercer cette maîtrise de la violence, et à l’assurer dans les situations de guerre et d’affrontements violents. Il a le secours et l’obligation de la légalité. Il revient aussi au militaire de conquérir et d’affirmer sa légitimité. L’éthique est l’espace incontournable d’autonomie et de liberté de son métier et de sa condition humaine. C’est ainsi qu’il peut contribuer à la construction sociale permanente, aux entreprises et aux efforts de civilisation de l’humanité.
1 La Convention de Genève de 1949, actualisée par ses deux protocoles additionnels, est complétée par de nombreuses conventions internationales inspirées par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
2 M. Goya, Les Armées du chaos, Paris, Economica, 2008.
3 T. Lindemann, « Faire la guerre, mais laquelle ? Les institutions militaires des États-Unis entre identités bureaucratiques et préférences stratégiques », Revue française de science politique, octobre 2003, pp. 675-706. Dans L’Éthique du soldat français (Paris, Economica, 2014), le général B. Royal caractérise l’approche résolument guerrière de l’armée américaine (pp. 200-214).
4 Le livre de Ph. Klay, Fin de mission (Paris, Gallimard, 2015) est particulièrement éloquent sur le rapport à la violence des militaires américains.
5 L’expression est de Line Sourbier-Pinter, alors rédactrice en chef de la revue.
6 J.-Y. Le Drian, Qui est l’ennemi ?, Paris, Le Cerf, 2016.
7 Dans L’Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (Paris, Gallimard 2006), J. Diamond montre le rôle des hostilités entre les humains dans la disparition des premières civilisations.
8 Le linguiste Ferdinand de Saussure a fondé scientifiquement, dès la fin du xixe siècle, la distinction entre le langage, la langue et la parole ; le caractère arbitraire du signe linguistique. Depuis, les grands courants de la linguistique, mais aussi de la sociologie, au-delà de leurs divergences, n’ont pas contesté cette distinction devenue banale.
9 Comme le soutient le philosophe Spinoza, seule la tyrannie peut prétendre imposer aux mots un seul sens.
10 Les meilleurs dictionnaires ne parviennent jamais à fixer un sens définitif au vocabulaire pratiqué.
11 Voir le rapport de la loi Leonetti (2012) et celui du Comité national d’éthique sur la fin de vie mené par Didier Sicard (2013) qui en ont fait juridiquement et sociologiquement la synthèse.
12 B. Royal, L’Éthique du soldat français, op. cit.
13 C’est toute la démonstration de B. Royal dans L’Éthique du soldat français.