S’interroger sur le sens de l’action militaire impose de déterminer ce qui peut justifier cette action. Une première voie de réflexion conduit à porter une appréciation sur la légitimité de l’emploi de la force. Une telle orientation ouvre la voie à des points de vue dont la diversité peut être si ce n’est infinie du moins très grande.
Un de ces points de vue est de faire le lien entre action militaire et action politique. C’est ce que résume Clausewitz avec sa formule selon laquelle la guerre n’est que la simple continuation de la politique par d’autres moyens. Cette formule, à supposer qu’elle soit exacte quant à son contenu, ne fournit pas une justification quant à la légitimité de l’action militaire. Dans une démocratie, celle-ci ne s’exerce en effet pas sans les règles inhérentes à tout État de droit. On songe notamment, pour la France, aux dispositions de l’article 3 de la Constitution que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État font respecter comme juge électoral. Bien plus, l’action politique, au-delà de ces règles institutives, connaît des limites qui l’encadrent. L’une d’elles est ancienne et bien connue : un responsable politique ne peut soutenir tout type de propos, le juge pénal peut avoir à en connaître, de même que l’autorité administrative peut, en cas de trouble à l’ordre public, avoir à utiliser préventivement ses pouvoirs de police administrative comme l’interdiction de réunions. Une seconde limite s’est notablement développée depuis vingt ans ; elle tient aux moyens notamment financiers qui peuvent ou non être utilisés aux fins de l’action politique.
Si le rapprochement entre l’action politique et l’action militaire vise à donner l’impression que l’une peut légitimer l’autre, il engendre ainsi une confusion. Celle-ci tient à une vue cynique selon laquelle, dès lors qu’en politique la fin justifierait les moyens, il en irait de même par translation dans l’action militaire. Cette vision s’appuierait sur Machiavel et son adage « si le fait l’accuse, le résultat l’excuse ». C’est là une vue datée, cherchant à justifier la violence militaire par la violence politique. Le raisonnement est deux fois dépassé dans une démocratie moderne. En outre, comme il a été relevé, ce rapprochement aurait pour corollaire de renoncer au cadre légal à tout le moins pour l’action militaire. La continuation d’une action politique désormais soumise à des règles se ferait par l’action militaire comme si ce passage opérait la disparition des règles.
Un tel raisonnement est gravement erroné quant au terrain sur lequel se situe la réflexion. La question ne peut pas être celle de la légitimité de l’action politique et donc celle de l’action militaire. Elle doit être celle de la légalité de cette action. Le sens renvoie à des notions d’honneur et de morale qui sont hautement nécessaires mais qui sont individuelles. Ces notions ne peuvent ni suffire ni permettre de déterminer le caractère justifiable ou non de l’action militaire. Seule l’existence de règles, quelles que soient par ailleurs les difficultés à les faire respecter et à en faire sanctionner la violation, peut permettre à la fois de favoriser le maintien de la paix et de justifier le recours à la violence.
Jules Basdevant illustre le 29 mai 1941 cette fondamentale orientation lorsqu’il remet sa lettre de démission de jurisconsulte du ministère des Affaires étrangères au maréchal Pétain. Celui-ci vient d’autoriser les Allemands à utiliser les aérodromes français du Levant, ce qui leur permet d’aller bombarder les Anglais en Irak. Il s’agit là d’une violation flagrante des termes de la convention d’armistice alors qu’avec elle, comme le relève Basdevant, « la France se plaçant sous l’empire du droit, y trouvait dans sa situation difficile un appui contre les prétentions injustifiées d’où qu’elles peuvent venir ». Il souligne, dans sa démission, le lien entre le respect du droit et l’honneur : « La conception que j’ai de l’honneur ne me permet pas de me placer dans mes conseils sur le terrain consacré par votre gouvernement », c’est-à-dire en terrain violant la règle de droit.
Ainsi la réflexion sur l’action militaire doit se situer sur le terrain de la légalité de cette action. Il ne peut s’agir de seulement porter un jugement de nature morale sur la légitimité de l’emploi de la force. Cet impératif de légalité est parfois plus facilement admis et reconnu pour le jus in bello. Dès lors qu’il met de côté les motifs du conflit et s’en tient à fixer des règles pour limiter la souffrance et « les horreurs de la guerre », le jus in bello serait plus communément partagé. Les conditions des conflits et des violences non interétatiques peuvent interroger cette vision. En tout état de cause, le jus ad bellum encadre le recours à la force. Il fixe le cadre légal de l’usage de la violence. Il est le pendant des règles nationales qui fixent les conditions du recours à la force par l’État : si celui-ci a le monopole de la violence légitime, il ne peut y recourir que dans le cadre légal. Il en va de même pour la légalité internationale.
L’analyse de celle-ci et de son évolution depuis trente ans fournit deux enseignements importants pour le sens de l’action militaire. Le premier tient aux interventions militaires à l’appui d’objectifs humanitaires. Dans le nouveau contexte international né de la chute du mur de Berlin, certains avaient cherché à promouvoir des interventions militaires à finalité humanitaire. Constatant dans le même temps la fragilité juridique de ces interventions, ils ont œuvré à l’émergence d’un « droit d’ingérence humanitaire ». Celui-ci reste, près de trente ans après la chute du Mur, non établi en droit international.
L’article 2 § 4 de la Charte des Nations unies fait obligation aux États de s’abstenir « dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force […] de toute […] manière incompatible avec les buts des Nations unies ». Déjà, la Cour internationale de justice jugeait dans l’affaire du détroit de Corfou en 1949 que « le prétendu droit d’intervention ne peut être envisagé […] que comme la manifestation d’une politique de force, politique qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves et qui ne saurait, quelles que soient les déficiences présentes de l’action internationale, trouver aucune place dans le droit international ». En 1977, le protocole II aux conventions de Genève sur les conflits armés non internationaux dispose en son article 3 qu’« aucune disposition du présent protocole ne sera invoquée comme une justification d’une intervention directe ou indirecte pour quelque motif que ce soit dans le conflit armé ou dans les affaires intérieures ou extérieures de la haute partie contractante sur le territoire de laquelle le conflit se produit ». En 1986, dans l’affaire Nicaragua contre États-Unis, la Cour internationale de justice rappelle que « l’emploi de la force ne saurait être la méthode appropriée pour renforcer et assurer la protection de ces droits » (de l’homme dans un autre État). Les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies de la fin des années 1990 n’ont pas modifié cet état du droit. Comme le relève Gilbert Guillaume, tous les auteurs ont reconnu que les résolutions 43/131 du 18 décembre 1988, 45/100 du 14 décembre 1990 ou 55/73 du 8 février 2001 « ne consacraient pas un droit à l’assistance humanitaire. […] Le consentement des États territoriaux à l’aide humanitaire demeure la règle comme l’a rappelé l’Assemblée générale dans ses résolutions 51/194 du 10 février 1997 et 54/233 du 25 janvier 2000 »1.
Ainsi le recours à la force armée ne peut relever ni du cynisme ni de la morale. Il relève de la légalité internationale, qui, par ses évolutions depuis trente ans, a elle-même souligné ses potentialités.
En effet, le second enseignement des trente dernières années est, quelles qu’en soient les limites, les évolutions et les potentialités de l’action collective des États. D’une part, par son action, le Conseil de sécurité des Nations unies a permis à ceux-ci de mener, dans diverses hypothèses, une action armée dans des conditions conformes à la charte et à son chapitre VII. En cas de menace contre la paix, de rupture de la paix ou d’acte d’agression, le Conseil est en droit d’intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale des États. Les États membres de l’onu doivent alors « accepter et appliquer » ces mesures conformément à l’article 25 de la charte. L’Irak, la Somalie, l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, l’Afghanistan ont fourni des exemples réitérés de cette action du Conseil de sécurité.
D’autre part, l’émergence de la justice pénale internationale s’inscrit dans la même logique. Il en va ainsi pour la Cour pénale internationale créée par la convention de Rome du 17 juillet 1998. De même pour le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie institué par la résolution 837 du Conseil de sécurité du 25 mai 1993 ou le Tribunal pénal international pour le Rwanda institué par la résolution 955 du Conseil de sécurité du 8 novembre 1994. Le procès de Slobodan Milosevic, mort pendant celui-ci en 2006, ou la condamnation de Radovan Karadzic en 2016 à quarante ans de prison pour génocide, crime contre l’humanité et crime de guerre préfigurent d’autres procès futurs.
Ce cadre international de la légalité du recours à la force intègre le droit de chaque État à la légitime défense. Il comprend celui, en certaines circonstances, d’assurer, même par la force, la protection de ses nationaux à l’étranger que rappelait Max Huber dans la sentence arbitrale du 23 octobre 1924 concernant les biens britanniques au Maroc espagnol. La France l’a rappelé lors de son intervention à Kolwezi en 1978.
L’action militaire n’est ainsi justifiée que si elle s’inscrit dans le cadre de la légalité. Défini en droit international, celui-ci renvoie en droit interne à des règles constitutionnelles qui ont su s’adapter aux évolutions des menaces et du recours à la force. Leur respect conditionne également la justification du recours à l’action militaire.
Aux termes de l’article 15 de la Constitution, le président de la République est le chef des armées. C’est sur cette base qu’aucun soldat français ne peut être envoyé à l’étranger sans que le chef de l’État n’en décide. C’est sur le même fondement que l’article R.1411-5 du Code de la défense prévoit que « le chef d’état-major des armées est chargé de faire exécuter les opérations nécessaires à la mise en service des forces nucléaires. Il s’assure de l’exécution de l’ordre d’engagement donné par le président de la République ». Pour sa part, aux termes de l’article 21 de la Constitution, le Premier ministre est « responsable de l’organisation de la défense nationale ». À ce titre, aux termes de l’article L.1131-1 du Code de la défense, il « exerce la direction générale et la direction militaire de la défense ».
Historiquement, les prérogatives du Parlement étaient très limitées en matière militaire. Aux termes des articles 35 et 36 de la Constitution, il autorise la déclaration de guerre ainsi que la prorogation de l’état de siège au-delà de douze jours. Ces deux dispositions n’ont jamais été utilisées sous la Ve République. Certains en ont déduit qu’on ne déclare plus la guerre. En tout état de cause, face à des situations graves, le gouvernement n’a jamais eu recours à un transfert de compétences de l’autorité civile vers l’autorité militaire comme ce fut le cas avec les lois de 1849, 1878 et 1916.
Le premier alinéa de l’article 35 de la Constitution n’est pas tombé en désuétude. Il renvoie en droit à une réalité précise, celle des conflits armés interétatiques. C’est pourquoi il est inadapté pour les opérations militaires conduites sous l’égide de résolutions du Conseil de sécurité comme en Afghanistan. Il en va de même pour la lutte contre le terrorisme alors qu’à la suite des attentats ayant frappé la France depuis 2015, celle-ci est, comme l’ont dit les plus hautes autorités de l’État, « en guerre ».
Cette situation appelle, pour justifier le recours à l’action militaire, l’adaptation du cadre légal. C’est ce qu’il s’est produit depuis une dizaine d’années pour l’intervention de forces françaises à l’étranger. L’article 35 de la Constitution a été complété par trois alinéas. Le gouvernement a désormais l’obligation d’informer le Parlement de sa décision de faire intervenir les forces armées à l’étranger au plus tard trois jours après le début de l’intervention. Lorsque la durée de l’intervention excède quatre mois, il soumet sa prolongation à l’autorisation du Parlement. Ces dispositions ont été appliquées en 2009 aux interventions en cours en Côte d’Ivoire, au Kosovo, au Liban, au Tchad, en Centrafrique et en Afghanistan. Depuis 2009, cinq autres interventions ont donné lieu à une autorisation de leur prorogation : Libye (juillet 2011), Mali (avril 2013), République centrafricaine (février 2014), Irak (janvier 2015) et extension de cette opération en Syrie (septembre 2015).
Notre Constitution a ainsi été complétée pour faire face aux évolutions de la nature des interventions de nos forces militaires à l’étranger. Ces précisions du cadre constitutionnel en fortifient la justification. En revanche, comme le relèvent Claire Landais et Pierre Ferran2, ce cadre constitutionnel demeure muet sur l’intervention des forces militaires sur le territoire national. Les régimes juridiques des articles 16 et 36 ne résument pas ces situations, tant en cas de conflit armé se déroulant sur le sol national qu’en cas de recours aux armées sur ce dernier.
Ce silence est à rapprocher de deux dispositions, celle du droit interne sur l’état d’urgence et celle de la Convention européenne des droits de l’homme. D’une part, l’état d’urgence, qui n’est pas mentionné dans la Constitution, est régi par la loi du 3 avril 1955 modifiée. Il est déclaré par décret en conseil des ministres en cas de « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public » ; seule une loi peut le proroger au-delà de douze jours. À la suite des attentats du 13 novembre 2015, il a été décrété le 14 novembre 2015 et prorogé par cinq lois successives, en dernier lieu le 19 décembre 2016. À ces occasions, la loi du 3 avril 1955 a été précisée et contrôlée par le Conseil constitutionnel. Ces modifications comme ce contrôle ont montré tout le bénéfice pour les forces de sécurité d’un cadre légal adapté qui, sous le contrôle du juge, permet notamment des perquisitions administratives et des assignations à résidence. L’équilibre entre des nécessités renouvelées d’ordre public et le respect des droits et libertés a été pleinement assuré. Ainsi c’est évidemment dans un cadre légal que se combat le terrorisme.
D’autre part, la Convention européenne des droits de l’homme prévoit que des « actes licites » de guerre peuvent déroger à l’interdiction de porter atteinte au droit à la vie prévue par son article 2. La Cour admet qu’un conflit armé international rende licites des cas de détention pour des motifs de sécurité (16 septembre 2014, Hassan, n° 29750/09).
Ces deux types de disposition soulignent la nécessité d’un cadre légal pour définir la finalité de toute action militaire sur le sol national comme les modalités de cette action. C’est ce que souligne Christian Vigouroux examinant les conditions renouvelées d’intervention, à la suite des attentats, des armées sur le territoire national, dans un chapitre dont le titre résume un impératif : « Force reste à la loi3. »
Au total, il est tout aussi inconséquent de penser la guerre comme injustifiable que de rechercher le sens de l’action militaire dans le seul renvoi à la légitimité de cette notion. La réflexion doit en la matière fondamentalement renvoyer à la légalité de l’action militaire, tant au plan international qu’au plan interne. Les militaires le savent bien alors que, lorsqu’un officier rejoint son commandement, ses subordonnés reçoivent l’ordre de lui obéir en tout ce qu’il leur commande « pour l’observation des lois et le succès des armes de la France ».
1 « L’ingérence humanitaire. De la Sainte Alliance au Kosovo », La Cour internationale de justice à l’aube du xxie siècle, Paris, Pedone, 2003, pp. 199-209.
2 P. Ferran, Cl. Landais, « La Constitution et la Guerre : la guerre est-elle une affaire constitutionnelle ? », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 51, 2016, pp. 29-35.
3 Ch. Vigouroux, Du juste exercice de la force, Paris, Odile Jacob, 2017.