Pour Aristote, le « bon citoyen » était « celui qui est souverain ou qui a la faculté d’être souverain, seul ou avec d’autres, dans la gestion des affaires communes »1. « Être citoyen, ajoutera Hannah Arendt, veut dire entre autres que l’on a des responsabilités, des obligations et des droits : toutes choses qui ne prennent sens que si elles s’inscrivent dans un territoire2. » Les affaires communes dont parle Aristote ne se limitent pas aux décisions relatives à la guerre et à la paix. L’appartenance citoyenne touche aussi bien d’autres éléments : la langue, la culture, les valeurs communes...
On se focalisera ici3 sur quelques aspects économiques de cette appartenance à un territoire, plus précisément sur l’impôt, ressource des finances publiques et l’une des obligations citoyennes à laquelle se réfère Arendt. Il a donné lieu à un long combat des assujettis pour participer à sa répartition et à son utilisation. « Les budgets ne sont pas de la simple arithmétique mais vont, de mille façons, droit au fondement de la prospérité des individus et des relations de classes »4, dira le Premier ministre anglais Gladstone. Dans le contexte contemporain, la question de l’impôt tend à s’estomper derrière l’importance d’un autre mécanisme de financement, public ou privé : la dette. Face à ce transfert progressif, que devient le citoyen dont le paiement de l’impôt participait à son appartenance territoriale et légitimait sa participation aux orientations politiques qui y étaient prises ?
- Citoyenneté et territoire
Dans cette tradition, fondatrice de nos démocraties, l’inscription dans un territoire est nécessaire à l’exercice de la citoyenneté : le territoire politique est une circonscription délimitée, lieu d’expression de la volonté politique. Cette délimitation par des frontières – qui circonscrivent l’espace dans lequel il est possible au souverain d’imposer la loi par la force – différencie l’État sans empire de l’État qui poursuit un mode politique d’existence impériale. L’empire, lui, n’a pas de limite territoriale fixe, mais est animé par un perpétuel mouvement en avant. Il est potentiellement universel, même si bien sûr son autorité se différencie dans l’espace. L’Empire chinois, par exemple, est le milieu du monde ; à sa périphérie sont les vassaux, puis les Barbares... Au-delà des frontières de l’État, au contraire, il y a d’autres États, des Mêmes.
Ainsi se décline sous le nom générique de « circonscription territoriale » un espace délimité où s’exprime une volonté politique qui tend, dans une progression historique, à être celle de la population qui y réside. Le souverain y organise des recensements, principalement pour établir l’impôt, qui peut être aussi celui du sang, à travers les services guerriers dus. Mais l’impôt ouvre également une légitimité politique à participer aux décisions. Si tout résident paie l’impôt indirect, sur la consommation, un cens est progressivement établi au sein de la population, généralement fondé sur l’évaluation des patrimoines, qui justifieront des contributions dites « directes ». Les membres du groupe ainsi imposés demanderont alors à se prononcer sur l’emploi de leurs contributions aux recettes publiques. C’est donc moins l’appartenance territoriale, ou la résidence, que la propriété inscrite dans un territoire qui fonde la citoyenneté au sens de participation (tendancielle) aux décisions politiques. Holbach ira jusqu’à écrire dans l’Encyclopédie que « c’est la propriété qui fait le citoyen »5.
Le lien entre l’imposition et la revendication d’un parlement compétent sur l’emploi des revenus fiscaux sera plus précoce en Angleterre qu’en France. Inversement, la volonté de limiter le nombre des individus participant aux prises de décision passera par d’autres limitations que les contributions matérielles. Le groupe imposable directement légitimera les restrictions du cens en avançant que ses propriétés lui permettent d’échapper aux influences d’autres individus, ce qui n’est pas le cas de ceux dont on peut acheter les voix6. L’appartenance/résidence territoriale ne suffit en tout cas pas à la participation aux décisions politiques, qui exclut les résidents étrangers de tout ou partie des niveaux d’élection, même si, théoriquement, le droit du sol, plus que celui du sang, renforce le lien entre citoyenneté et territoire.
Certes, aujourd’hui, dans les démocraties occidentales, la propriété ne fonde pas la citoyenneté, mais l’argument selon lequel à la participation fiscale doit correspondre un droit à la décision politique demeure. Retenons néanmoins le lien entre impôt et citoyenneté pour une population territorialisée comme aptitude à définir l’utilisation des recettes collectives sur ce territoire. La monnaie, dont celle du paiement de l’impôt, possède toujours deux fonctions : instrument de mesure de toute chose, mais aussi source et instrument de pouvoir.
- Démocratie représentative liée à un territoire national
contre économie politique inscrite dans une logique transnationale et globalisante ?
Pas d’État sans impôt. Tout citoyen (en fait tout résident ou même tout passager) paie un impôt direct, et plus encore indirect, à chaque État, mais le vote de l’impôt, la « loi de finances », et le contrôle de son emploi sont aussi les fondements d’un pouvoir citoyen lentement généralisé. Cependant, le souverain, en Europe surtout depuis la fin du Moyen Âge, dispose d’une autre ressource : l’emprunt, l’endettement. Il est indispensable en cas de guerre. En temps de paix, il peut être préféré à l’impôt, notamment pour des raisons électorales, car il est beaucoup moins ressenti par la population. Néanmoins, derrière la dette publique, il y a toujours l’impôt : sans la garantie, ou du moins la confiance que l’État emprunteur trouvera dans l’impôt futur la capacité de rembourser sa dette, les prêteurs seraient rares – sauf emprunt forcé ou patriotique, notamment en temps de guerre. En revanche, le système financier toujours nécessaire à la levée des fonds, à l’organisation des prêteurs, à la gestion de la dette, à « l’intermédiation » est souvent et dès le départ transnational.
Contrairement à l’impôt, toujours territorialisé, le crédit peut venir de citoyens ou de prêteurs non nationaux. Or si le souverain peut agir sur les prêteurs nationaux, son pouvoir sur les prêteurs extérieurs est faible. Le lien avec le territoire ne demeure que sur les sources fiscales du remboursement final et les capacités à les mobiliser. L’histoire des dettes souveraines montre que les créanciers calculent ces risques fiscaux ultérieurs qui déterminent les taux de leurs prêts. Ces dettes publiques sont d’ailleurs rarement totalement remboursées, bien que les prêteurs soient tout aussi rarement totalement absents. Au fond, les conditions initiales sont le plus souvent suffisantes financièrement et les renégociations toujours possibles.
L’histoire des dettes publiques montre aussi que les créanciers extérieurs disposent et utilisent des moyens de pression nombreux et efficaces sur les États. En cas de guerre, la confiance mise dans les différents acteurs se traduit par les taux proposés, qui sont un bon indicateur des estimations de victoire. L’hypothèse d’une défaite pour un des protagonistes entraîne immédiatement pour lui une augmentation des taux proposés, voire un refus. En temps de paix, l’endettement d’un État auprès de prêteurs extérieurs, surtout s’il s’agit de prêts d’un autre État, leur donne une influence considérable. La politique extérieure de la Grèce ou de l’Empire ottoman au xixe siècle a constamment été à la merci de leurs grands créditeurs : Grande-Bretagne, France et Russie. La souveraineté, entendue comme degré d’autonomie de décision politique, est profondément affectée par la dette (extérieure).
Mais il y a bien d’autres conséquences du passage d’un financement étatique par l’impôt à un financement par la dette, notamment en matière de citoyenneté. L’endettement actuel des États, en particulier européens, présente des caractères spécifiques. Pas tant par les montants, qui ont souvent été aussi considérables par le passé qu’aujourd’hui proportionnellement à la production (% du pib), que par des renversements de pouvoir entre les différents acteurs, notamment entre l’État, les citoyens et le secteur financier.
Du point de vue des contribuables, on assiste à une nouvelle résistance à l’impôt, ou du moins à un discours de protestation. Pour diminuer l’endettement, les gouvernements sont contraints à la fois d’augmenter les impôts et de diminuer les dépenses. Les taux d’imposition directe ont atteint des montants qu’il semble difficile d’accroître en temps de paix, sous contraintes électorales. L’ouverture des frontières a modifié le rapport impôt/territoire. Les droits de douane sont devenus négligeables sur la plupart des biens matériels et si des protectionnismes demeurent, ils prennent d’autres formes. Les impôts sur les entreprises donnent lieu à une concurrence fiscale entre États, menacés par celles-là de délocalisation, de « sortie du territoire ». Inversement, pour s’implanter, les multinationales profitent voire exigent des avantages fiscaux croissants.
Surtout, une circulation de capitaux s’est développée, considérablement supérieure aux échanges de biens, et sans liens quantitatifs avec eux, pour des raisons techniques, mais aussi par une déterritorialisation du capital qu’accroît et dont profite l’évasion fiscale. Selon l’ong Tax Justice Network, la richesse financière privée mondiale, imposée ou peu imposée, localisée dans des juridictions offshore opaques, atteindrait les sommes de trente-deux billions de dollars7. Le flux financier transfrontalier illicite atteindrait la somme d’un billion six chaque année8.
La « résistance à l’impôt », comme le montre l’histoire des tentatives de réformes fiscales et de leurs échecs répétés en France au xviiie siècle, a toujours pris la forme d’une protestation des petits revenus (ou patrimoines) instrumentalisée par les plus gros. De même aujourd’hui, les protestations « citoyennes » face aux hausses d’impôts sont entretenues par un discours « économique » qui ne différencie pas l’imposition des pme et les possibilités d’évasion offertes aux acteurs financiers, banques et grandes entreprises bénéficiant des possibilités « d’optimisation », dont la principale méthode est la sortie du territoire des capitaux et fortunes des résidents-propriétaires. Or la « résidence » territoriale a toujours été l’une des catégories majeures de fonctionnement des systèmes fiscaux. Résultat, la diminution des recettes entraîne celle des dépenses de services publics, ouvrant à des services privés de substitution difficilement accessibles à des populations qui s’appauvrissent.
Simultanément, si les États peinent à recouvrer l’impôt sur leur territoire, ils sont devenus garants et protecteurs d’institutions financières qualifiées de « nationales ». Autrefois, les prêteurs se défiaient de l’État ; aujourd’hui, ce dernier est la garantie finale pour des banques too big to fail qui, le sachant, n’hésitent pas à prendre des risques démesurés. Ces risques, liés à des engagements économiques supranationaux incontrôlés, sont garantis par des politiques budgétaires et fiscales nationales. Peut-on dans ce contexte encore parler d’un contrôle « citoyen » territorialisé ?
- La dilution du citoyen « territorial »
La financiarisation, comme mode d’existence central du capitalisme, s’impose progressivement à toutes les populations du Globe, lesquelles se veulent ou sont constituées de citoyens. Depuis les années 1980, les profits du secteur industriel ou manufacturier ont été largement dépassés par ceux réalisés par le secteur financier (banques, assurances...), lui-même fortement concentré9. L’endettement généralisé est devenu le paradigme majeur pour les différents acteurs : individus-consommateurs-citoyens, entreprises financières ou non et États.
Pour le sociologue Maurizio Lazzarato, les rapports d’exploitation capital-travail se trouvent désormais subsumés sous un nouveau rapport de pouvoir, créancier-débiteur, à l’échelle des individus, des populations et des États10. À travers le simple mécanisme de l’intérêt, les sommes considérables transférées de la population, des entreprises et de l’État vers les créanciers fragilisent toute faculté souveraine du citoyen à s’exercer, individuellement ou collectivement.
Au plan individuel, cette « économie de la dette » transforme le citoyen endetté en usager endetté et, finalement, en consommateur endetté dans un cycle sans fin d’assujettissement au règne de la marchandise. Quant à l’endettement public, il réduit la liberté des citoyens-emprunteurs en ce qu’il est un engagement sur leur avenir. Ce qui est désigné comme les « forces du marché » et la neutralité de « la bonne gouvernance » court-circuite et annihile progressivement les voies d’une souveraineté et d’un gouvernement démocratiques. Certes, depuis longtemps, la marge de manœuvre des gouvernements est contrainte par les engagements financiers antérieurs, or l’endettement national « encadré » par des traités, certes librement signés, mais à des époques économiquement différentes, redouble les contraintes et diminue encore la liberté de choix du citoyen.
Par ailleurs, la confiance, condition de l’agir, se transforme en défiance généralisée : les engagements seront-ils respectés ? Cette défiance se cristallise en demande de « sécurité ». Les choix politiques sont restreints par l’endettement passé et parce que le capital financier devient l’instance principale susceptible de les financer. Or il le fera en fonction de ses propres estimations, du benchmark, de la profitabilité. L’évaluation est effectuée principalement à partir de normes financières, indépendamment des choix politiques décidés dans le territoire : le critère majeur devient la capacité de l’État emprunteur à prélever sur ce territoire les moyens du remboursement. Des normes (le plus souvent supranationales) se substituent aux lois, comme les « agences » de financement par recours au marché se substituent aux ministères. Les forces du marché s’émancipent du politique et transforment l’État en facilitateur d’une logique financière qui lui échappe.
Ce délitement de la souveraineté étatique, et donc citoyenne, se traduit par le divorce grandissant entre l’élite politique et la population, qui constate, à chaque élection, le peu de cas que l’on fait de ses choix dans les politiques finalement suivies. D’où une dépolitisation qui se traduit d’un côté par l’augmentation générale de l’abstention électorale, de l’autre par les positions de l’élite incarnées, par exemple, par la réponse d’Alan Greenspan, président de la fed de 1987 à 2006, interrogé sur les élections présidentielles américaines de 2008 : « Grâce à la mondialisation, nous avons la chance que les décisions politiques aux États-Unis aient été largement remplacées par les forces mondiales du marché. À part la sécurité nationale, cela importe peu qui sera le prochain président. Le monde est dirigé par les forces du marché11. » Ou encore, comme faisant écho à Greenspan sur la substitution des forces du marché à la volonté générale exprimée dans les urnes, le discours électoral de François Hollande au Bourget, le 22 janvier 2012 : « Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. »
- À qui profite le crime ?
Ces mécanismes, qui participent de la financiarisation, s’effectuent au bénéfice d’une « minorité transnationale ou supranationale » pour laquelle la dimension nationale territoriale devient subsidiaire. Cette minorité se substitue au traditionnel « rentier national », figure du xixe siècle chez Balzac ou Jane Austen. Cette minorité transnationale n’« habite » plus quelque part, même si elle « vit » forcément dans des lieux. Sa consommation privée globale s’éloigne de plus en plus d’une consommation des biens publics. Elle possède des demeures privées isolées et protégées de l’habitat commun, dispose de services de sécurité, de santé, d’enseignement, de transport privés. Par conséquent, son intérêt pour la chose publique (au sens des services de l’État-providence) diminue et son lien à l’impôt ne peut lui paraître que sous la forme d’une prédation « indue » puisqu’elle n’en attend que de moins en moins de retour sous forme de biens collectifs. Son intérêt citoyen est minime, ses lieux de vie de plus en plus déconnectés des territoires nationaux et des circonscriptions politiques.
Ce groupe est numériquement dérisoire et inversement proportionnel à la quantité de capital qu’il détient12. Mais à ce dernier titre, il dispose d’un pouvoir politique qu’il doit sans cesse conforter et adapter pour optimiser ses capacités de prédation, et ce à travers les institutions nationales et supranationales qui influencent la formation de la loi, notamment via le lobbying qui se substitue au débat, et par la définition de normes qui facilitent le prélèvement. Les enquêtes statistiques montrent que dans ce groupe, la part des individus travaillant dans le système financier et bancaire au sens large (audit, conseil...) s’est accru depuis vingt ans, qu’ils en représentent plus ou moins 60 % – très largement au détriment des pdg industriels et des pme –, et que celle des artistes et sportifs, dont les patrimoines sont très médiatisés, n’est que minime et peu représentative. Paradoxalement, ce groupe est constitué de « citoyens du monde », de plus en plus déterritorialisés, qui s’éloignent de ce qui était considéré comme constitutif de la citoyenneté.
Dès lors, l’analyse peut se faire à deux niveaux. L’un se focalise sur ce groupe, que l’on pourrait considérer comme un avatar de celui, minoritaire, qu’Alexandre Koyré avait nommé « cinquième colonne » dans un bref essai de 194513, expression initialement utilisée pendant la guerre d’Espagne par les nationalistes pour désigner leurs partisans au sein du territoire républicain, qu’il distingue des différents « ennemis intérieurs […], notamment ceux constitués par des groupements de caractère national animés d’un sentiment de solidarité nationale avec l’envahisseur, ou du moins de celui de haine nationale contre l’État dans lequel ils sont englobés ». Il s’agirait plus simplement d’un groupe davantage motivé par ses intérêts économiques que par une appartenance territoriale.
L’autre approche, plus globale, est l’analyse critique des conséquences de l’extension à toutes les sphères de la société de la logique marchande et financière. Portée par une utopie d’un marché autorégulateur qui transforme la société en société de marché (à la différence d’une économie de marché encadrée par la société), ces mécanismes recréent la surdétermination du politique par l’économique et seront exposés dès 1944 par Karl Polanyi14. Cette surdétermination utilise et développe sans cesse un ensemble de mécanismes et d’institutions qui font système15, on l’appellera « financiarisation ». Elle constitue le mode dominant d’existence du capitalisme, comme on parlait de « l’industrialisation » pour les xixe et xxe siècles, et atteint autant le salariat que l’impôt.
Dans ce cadre, la propriété imposée/taxée, vécue comme portail d’entrée dans le processus décisionnel public, devient, après le compromis de classe de l’État-providence keynésien, une porte de sortie. La financiarisation défiscalisée court-circuite l’impôt et sa face politique : le contrôle parlementaire de son emploi. Si, historiquement, le suffrage universel s’est progressivement élargi, son expression tend à se réduire à un processus de concertation, au mieux d’acquiescement, évolution qui peut être à l’origine de l’abstention électorale. Par ailleurs, il n’est plus laissé à l’État comme compétence majeure qu’un domaine où même la concertation est faible voire inexistante : la fonction de sécurité, intérieure pour la protection de la propriété, extérieure pour une sécurité essentiellement globale, notamment en ce qui concerne les investissements liés à la délocalisation des entreprises.
- Peut-on dire qu’existent de nouveaux territoires politiques
et de citoyenneté ?
D’un point de vue de philosophie politique, remarquons d’abord que la souveraineté, entendue comme expression d’une volonté politique, ne se limite pas, dans sa définition ou dans son exercice, au territoire16. Les populations nomades en seraient un exemple : même si elles n’ont pas de territoire géographique propre, elles transportent avec elles une organisation, avec ses contraintes et ses chefs, que l’on pourrait qualifier comme un ordre politique souverain17. Cependant, il est difficile d’imaginer aujourd’hui, dans le cadre historiquement dominant des États-nations, une démocratie sans souveraineté. Quelles sont donc les transformations d’échelle territoriale auxquelles nous assistons ?
On peut considérer le processus de désintégration des territoires étatiques vers des entités politiques inférieures : le phénomène de la décomposition de la Yougoslavie par exemple, ou les aspirations autonomistes en Europe. Mais il semble que ce processus soit moins une réponse aux défis supranationaux que le lieu d’affirmation d’appartenances « nationales » qui, paradoxalement, se rattachent souvent à un niveau supérieur de type régional au sens de la région « Europe ». On est d’autant plus bosniaque, catalan, écossais ou flamand que l’on voit dans l’Union européenne à la fois le moyen de contester Belgrade, Zagreb, Madrid, Londres ou Bruxelles et celui de se procurer les protections supranationales, notamment économiques, dont nous parlons.
Deuxième mouvement, la réaffirmation de la valeur de l’échelle nationale. Elle dit viser à restaurer le citoyen « national », quitte à limiter l’accès ou l’exercice de la citoyenneté aux résidents récents. Mais l’oligarchie que favorise le capital financier tend à ne plus avoir, on l’a vu, qu’un attachement citoyen formel, utilisé notamment pour obtenir de l’État-nation les lois et mesures, fiscales en l’occurrence, leur permettant, ainsi qu’aux entreprises, de limiter leurs devoirs citoyens et d’ouvrir de multiples échappatoires légales, coordonnées et mises en œuvre par le système bancaire.
Mais il reste les « 99 % » dont se réclamaient dans leur slogan les protestataires d’« Occupons Wall Street ». Une partie des classes moyennes, qui rejoignent les couches les plus pauvres, espèrent protéger l’État-providence, éventuellement au profit des seuls « nationaux », dans une sortie des procédures européennes et de l’euro. Parmi ces groupes, la perception existe que les forces qui les fragilisent, les endettent, les prolétarisent et déconstruisent l’État-providence national ne viennent pas de l’Europe en tant que telle et sont même bien supérieures en puissance aux institutions européennes. L’Europe est alors présentée soit comme inévitablement « faible », incapable de faire face à des mécanismes mondialisés, soit comme instrument ou un vecteur des mécanismes déstabilisants. D’où des ambiguïtés dans les positions vis-à-vis d’institutions européennes, incontestablement éloignées des citoyens nationaux et peu allantes sur la création d’une citoyenneté européenne dotée de pouvoirs politiques. Le rejet de l’Europe ne semble pas majoritaire, y compris dans les couches populaires, comme le montre en Grèce la majorité de la population qui souhaite demeurer dans l’ue et dans l’euro.
Car, troisièmement, un autre niveau territorial et en partie citoyen se construit depuis soixante ans : l’Union européenne. Cette construction se traduit par la lente formation d’une autre citoyenneté, régionale, il est vrai marquée par des signes assez pauvres si l’on excepte l’élection d’un Parlement européen au suffrage universel : une participation financière dérisoire à un budget commun, un passeport, un drapeau, des procédures de circulation internes facilitées et, enfin, une monnaie en partie commune et des mesures de solidarité.
Ces éléments de citoyenneté non congruents et a minima s’exercent sur un territoire dont les frontières changent au gré d’extensions pacifiques périodiques et qui n’apparaît pas homogène du point de vue des droits qui s’y exercent (droit de circulation des personnes, droit du travail accordés que progressivement aux citoyens des nouveaux États membres, voire remis en cause, dans le cas des Roms par exemple). Cette « citoyenneté » n’a qu’un lien très faible et indirect à l’impôt, dont on a vu qu’il constitue l’un de ses modes d’expression, notamment par la voie parlementaire. Mais le refus d’un saut politique limite l’extension des pouvoirs d’un Parlement européen au profit d’une intergouvernementalité, et surtout bloque la mise en place d’une fiscalité européenne qui entraînerait un budget conduisant au débat et au contrôle démocratiques.
L’Union européenne reste une superposition d’espaces (économique, monétaire, policier, culturel...) sans réelle congruence ni formation d’un territoire. Ce refus d’un passage politique entrave les mesures qu’exigeraient les difficultés consécutives à l’extension de la financiarisation et de l’endettement généralisé, privé et public, difficultés dont la transformation de la crise financière en crise monétaire de la zone euro est emblématique. Face aux difficultés fonctionnelles, il apparaît pourtant que l’échelle européenne est indispensable pour établir une base de régulation, de résistance que l’échelle nationale ne peut plus fournir. Mais sans ce saut politique, les institutions européennes n’apparaissent que comme le cheval de Troie de forces mondialisées qui les instrumentalisent. Refusant d’envisager une fiscalité européenne, non au sens d’impôts nouveaux mais d’un système fiscal qui ne serait plus lié seulement au territoire national et développerait un territoire en formation, les gouvernements nationaux sont pourtant contraints d’accepter au moins la mise en place d’une information fiscale généralisée et des mesures collectives de contrôle et de soutien des banques (Union bancaire) confiées à une Banque centrale volontairement dépolitisée.
Reste qu’à travers le lien entre le citoyen et le territoire, notamment par le biais de l’impôt, la fiscalité européenne devient un enjeu central. Elle repose la question du financement collectif par l’impôt et, à travers lui, par la souveraineté parlementaire, ou par les institutions financières et l’endettement, dont les critères de contrôle sont différents, même s’ils peuvent être « régulés ». Mais comme on a pu l’observer à plusieurs reprises dans le processus d’européanisation, la crise des institutions nationales, comprise comme l’impossibilité de répondre territorialement aux difficultés, contraint les gouvernements nationaux à accepter des transformations parfois considérées comme des transferts de souveraineté. Ainsi, l’évasion fiscale à grande échelle ne peut être limitée que par une plus grande transparence de l’information en matière de circulation des capitaux.
Quatrième redéfinition territoriale, un espace totalement coupé d’un contrôle politique citoyen, prôné notamment par les gouvernements des États-Unis : l’occidentalisation ou l’alliance des démocraties. Il superpose des espaces d’alliances de différentes natures, politico-militaire, telle l’Alliance atlantique, ou économique par le biais de traités de libre-échange, dont le Traité transatlantique (TransAtlantic Free Trade Area – tafta) en négociation et son pendant, le Trans-Pacific Partnership (tpp). Dans ces structures non congruentes, les formations politiques territoriales se dissolvent, entraînant avec elles les possibilités d’expression des volontés citoyennes. Ainsi, dans les actuelles négociations, les deux traités suggèrent que des arbitrages privés soient mis en place, qui court-circuiteraient les États et leur souveraineté18.
- Dernière échelle: une gouvernance cosmopolitique
ou globalisée ?
Les réponses politiques proposées à ces transformations seraient le passage d’un suffrage territorialisé à une représentation qui passerait par le filtre de « droits de l’homme » universels, moins traduits dans un gouvernement territorial que dans l’espace d’une « gouvernance mondiale », ou de gouvernances multiples, issues de pouvoirs et contre-pouvoirs plus que d’un processus électoral. Les dernières décennies ont montré les résistances, culturelles et régionales, à un tel passage de l’étatique national à la gouvernance mondiale, ou du droit national au droit international (onusien ou autre). Cette conception sous-tend paradoxalement les représentations des tenants de la mondialisation économico-politique et de ses critiques internationalistes.
Pour les premiers, on peut concevoir que les citoyens d’empire(s), dont les normes ont vocation à l’universalité, partagent cette vision d’un mondialisme compris comme l’extension progressive au-delà du territoire initial. Cela vaut aussi bien pour les États-Unis actuels que pour l’Empire chinois traditionnel qui distinguait son territoire, celui de ses vassaux (alliés pour les États-Unis), puis celui des Barbares (sur des espaces non politiques, donc en grande partie déterritorialisés).
Pour les seconds, les internationalistes, il semble que face aux inconnues du saut mondial, une pente fatale les reconduise, notamment face aux regroupements régionaux, au territoire « national » comme base de repli face à la mondialisation, de retour à la démocratie citoyenne. On assisterait à la métamorphose de l’État souverain national en un État-gendarme simple facilitateur du marché. On passerait ainsi d’un État fiscal wébérien-fordiste, dit État-providence, à un État débiteur19, à la fois victime et facilitateur d’une gouvernance néolibérale. Ce passage d’un capitalisme national à un capitalisme transnational est propre à une économie politique fondée sur une accumulation (élargie) qui, dans son rapport au temps et à l’espace, pulvérise les limites/frontières tracées des territoires nationaux et des États.
- Conclusion
Paradoxe de l’histoire, dans le passage de la propriété individuelle ancrée dans un territoire, qui a présidé aux premiers pas de la démocratie libérale, à la propriété dématérialisée financière, se déliterait la souveraineté effective des citoyens inscrit dans un lieu. Que deviennent les affaires communes d’Aristote dont le citoyen territorialisé devait avoir la charge, droits et obligations à l’ère d’une économie politique transnationale ?
Face à la crise des démocraties représentatives inscrites dans les territoires nationaux, quelles sont les échelles territoriales permettant une réappropriation démocratique au-delà de l’État-nation territorial ? Ce qui semble devenir inefficace à l’échelle de la nation réussirait-il à un autre niveau ? Si la résistance aux effets négatifs de la financiarisation et de l’endettement généralisé semble nécessiter des mesures supranationales, d’autres fonctions, telles la défense, peinent à s’incarner vraiment au-delà des territoires nationaux.
La transformation des rapports de propriété, du territoire au transnational, entraînerait-elle aussi une transformation des missions dans l’usage de la force ? En Europe, la disparition historique des guerres de « nécessité » pour défendre un territoire national en faveur des guerres de « choix », avec projection des forces pour défendre des enjeux transnationaux, semble l’indiquer. Mais cela pose un défi politique pour les sociétés libérales dont les citoyens autrefois impliqués à travers le service national sont remplacés par une professionnalisation des forces publiques, mais aussi privées : externalisation, sous-traitance, sociétés militaires privées et mercenariat, à la discrétion de l’exécutif politique, court-circuitant la sanction du peuple souverain. Le sort fait aux armées nationales en Occident a changé notre rapport à la violence et la citoyenneté. Pour qui meurt-on aujourd’hui ?
Si on retient la financiarisation et la privatisation comme modes dominants des économies contemporaines, leurs effets déstabilisateurs s’accentuent. Dans ce cadre, une redéfinition de la sécurité territoriale s’opérerait. Les forces armées, dont une partie des missions se rapproche de celles de la police, seraient-elles largement transformées ? D’une part, à travers une redéfinition des missions, notamment vers une réévaluation de la protection du territoire face aux missions habituelles de dissuasion et même de projection. D’autre part, à travers les conséquences budgétaires de la priorité accordée au versement de la dette. On constate que parmi les différents services publics, celui de la sécurité militaire (au sens de la défense) est dans tous les États européens parmi les plus touchés, tandis que les services de sécurité au sens du renseignement et de la police sont moins atteints par les restrictions, et sont par ailleurs renforcés par des services privés.
Le peuple souverain cher à Rousseau semble bien éloigné et le citoyen peu à même d’être autre chose qu’un simple sujet soumis aux lois de l’État et des forces du marché qui dissolvent les valeurs de liberté d’égalité, et de fraternité. Une exigence toujours pertinente.
1 Politique, Paris, Garnier Flammarion, p. 224.
2 Hannah Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Paris, Le Seuil, 1991, p. 73 (traduction modifiée).
3 Cet article est issu de travaux menés dans le cadre du séminaire de l’ehess « La globalisation sécuritaire », dirigé par André Brigot.
4 « Budgets are not merely matters of arithmetic, but in a thousand ways go to the root of prosperity of individuals, and relations of classes », The Fiscal Crisis of the State, James O’Connor, 1973.
5 Encyclopédie, article « Représentants », Paris, Garnier Flammarion, p. 300.
6 L’argument fonctionne contre les femmes, possédées mais peu possédantes, exclues du vote en raison de leur « imbécillité » (Révolution française), c’est-à-dire, en latin, de leur faiblesse, donc de l’influence de leur mari – ou de leur confesseur –, ceci jusqu’en 1946 en France.
7 1 billion = 1012.
8 « Financial Secrecy Index », Tax Justice Network, www.financialsecrecyindex.com/
9 Une équipe de l’Institut polytechnique de Zurich réalisa une étude en 2010 consacrée au réseau de contrôle des firmes mondiales. Elle mit en évidence qu’un petit groupe de cent quarante-sept firmes contrôle 40 % de la finance et de l’économie. Les trois quarts de ce groupe sont des entreprises financières (banques, fonds de pensions, assurances). Voir « The network of global corporate control », 28 Jul 2011, arxiv.org/abs/1107.5728
10 La Fabrique de l’homme endetté (Amsterdam, 2011) et Gouverner par la dette (Les Prairies ordinaires, 2014).
11 Cité in Wolfgang Streeck, Buying Time, verso, 2014, p. 85.
12 Selon Oxfam et les chiffres du rapport annuel du Crédit suisse, The Credit Suisse Global Wealth Report 2014, les quatre-vingt-cinq personnes les plus riches du monde ont autant d’argent que les trois milliards et demi les plus pauvres de la planète. Et quasiment la moitié des richesses du monde appartient à 1 % de la population.
13 « La Cinquième colonne », Renaissance, revue de l’École libre des hautes études de New York, n° 11-111, New York, 1945, 18 p. ; rééd. Éditions Allia, 1997.
14 Karl Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. 1944, Paris, Gallimard, 1982.
15 J.-F. Gayraud, Le Nouveau Capitalisme criminel, Paris, Odile Jacob, 2013.
16 Voir le géographe John Agnew, Globalization and Sovereignty, Rowman and Littlefield Publishers, 2009.
17 Remarquons aussi qu’il existe un autre groupe déterritorialisé, à l’autre bout du spectre social : les réfugiés ou les nomadisés, qui représentent plusieurs dizaines de millions d’individus sur le globe. Leur appartenance à un territoire, leur « citoyenneté » deviennent illusoires. Voir le thème de « l’homme nu » de Giorgio Agamben, c’est-à-dire celui qui n’est plus rattachable à un territoire.
18 Ces arbitrages ont une histoire : ils trouvent leur origine dans les procédures mises en place dans les périodes coloniales et impérialistes quand les grandes entreprises devaient régler leurs différends en l’absence d’un État local suffisamment fort ou reconnu.
19 Voir Wolfgang Streeck, Du temps acheté : la crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique, Paris, Gallimard, 2014.