Dans le prolongement de mon article « Vaincre l’ennemi ou le détruire ? American Warrior » publié dans le n° 9 de la revue Inflexions, je propose aujourd’hui une pérégrination dans l’iconographie autour du nouveau credo du soldat américain et de son ethos du guerrier.
D’abord, quelques considérations pour mieux cadrer ces images provenant pour la plupart de sources officielles. L’objectif annoncé par les autorités politiques et militaires dans la refonte du credo du soldat américain de 2003 est la création d’une armée composée d’une « nouvelle race de guerriers »1 pour parachever la doctrine du Full Spectrum Dominance (la domination sur tout le spectre des opérations militaires, terre, air, mer et espace). Ce projet politique de transformer les forces armées en légions de guerriers expéditionnaires réaffirme aussi l’identité pérenne américaine où la force vertueuse, héritée des puritains, passe par la destruction de l’ennemi plutôt que par sa défaite.
L’ambition du programme du Centre de commandement pour l’entraînement et la doctrine de l’us Army (tradoc) qui accompagne le credo du soldat est de faire partager l’utopie d’un ethos du guerrier, jusque-là limité aux forces spéciales, à l’ensemble de l’armée américaine, combattants, logisticiens, troupes de soutien et civils confondus. Pour certains, le code du guerrier reste l’une des seules barrières, certes fragile, qui empêche la guerre de tomber dans une sauvagerie sans limites, dans un monde constitué d’États autoritaires ou en décomposition, de sociétés minées par la prolifération de bandes armées sans foi ni loi. Espoir bien vain si on prend l’exemple du Comité international de la Croix-Rouge (cicr) qui diffusa à la télévision yougoslave, avec l’accord des autorités de Belgrade, des vidéo-clips destinés aux forces serbes faisant appel à leur sens de l’« honneur guerrier »2. « Un guerrier ne s’abaisse pas à tuer femmes, enfants et vieillards » exhortait le programme pour titiller l’orgueil viril des soldats serbes. On connaît malheureusement la suite : Sebrenica. Pour d’autres, c’est une tradition martiale, un ethos païen, affirmée comme nécessaire pour défendre la civilisation contre le terrorisme et les nouveaux barbares. « Si nous ne gardons pas les vertus barbares, acquérir les vertus civilisées ne nous servira à rien », disait Theodore Roosevelt.
Au bout du compte, on peut soutenir que le guerrier n’est qu’une figure tirée d’un passé mythique qui s’est transmise à travers les âges pour permettre aux hommes qui affrontent la mort de regarder leurs actes homicides ou leur sacrifice comme un mal nécessaire et noble pour la survie et le bien-être de leur communauté. Un garde-fou contre la barbarie et la folie qui guettent tout homme pris dans le déchaînement de la terreur et de la mort qu’est la guerre.
- American Warrior : un produit d’appel ?
L’ethos du guerrier ne concerne pas seulement une tentative de faire accepter la dimension sacrificielle du fait guerrier, surtout dans le cadre d’une société libérale rétive au sacrifice, elle est aussi un produit d’appel pour le recrutement. La figure du guerrier moderne est mise en scène par les autorités militaires pour fasciner et séduire. Elle doit galvaniser la future recrue par son héroïsme et par la technologie qui prolongera son sentiment de puissance. Elle doit également proposer une affirmation de soi par l’exercice d’une violence légitimée aux laissés-pour-compte de la société, promis, sinon, à une existence morne et précaire. La viabilité du recrutement d’une armée de volontaires dans une société libérale semble reposer de plus en plus sur cet impératif de séduire l’« individu », même si elle doit s’efforcer ensuite de déconstruire violemment l’individualisme des recrues par un entraînement pavlovien en vue de les transformer en force disciplinée, efficace et dotée d’un esprit de corps qui résiste à la menace de mort. On pourrait même dire que depuis la fin de la conscription en 1973, la contradiction s’est exacerbée. Selon US News & World Report (22 janvier 2001), l’« armée de terre a considéré que les jeunes aujourd’hui étaient si individualistes, si résistants à l’autorité et aux règles qu’elle devait construire sa publicité de recrutement en la décrivant comme le temple de la liberté individuelle d’agir et de penser »3. « Ce n’est pas juste un boulot. C’est une aventure » (1980), « Soyez tout ce que vous pouvez être » (1981-2001), « L’armée d’un seul » (2001-2006).
Cet individualisme narcissique se nourrit allégrement de la figure du guerrier magnifiée par les publicitaires et tirée d’un passé légendaire, avec son face-à-face singulier avec la mort, son code de l’honneur, son sens du devoir et du sacrifice. Cela fait des siècles que la guerre n’a plus de rapport avec cette vision homérique. Pourtant, cette image idéalisée du guerrier domine toujours la culture occidentale dans sa représentation de la guerre où l’individu prévaut, héroïque et en quête d’immortalité.
Aujourd’hui, bien que le monde mythique d’Homère soit à jamais disparu, l’épopée et la figure du héros perdurent, sécularisées par les grâces de l’industrie culturelle et plus particulièrement par l’industrie du rêve, Hollywood. Achille, Hector sont remplacés par Sylvester Stallone, Chuck Norris, Steven Seagal et autres super-héros qui désormais incarnent les figures du guerrier pour les jeunes Américains en quête d’émotions et de modèles et façonnent leur rapport au monde, à l’ennemi, à la représentation héroïque et vertueuse qu’ils se font d’eux-mêmes. Mais il existe aussi une autre fonction à la figure du guerrier que celle de l’affirmation de soi, conjurant sa peur dans une pose héroïque : inspirer la peur chez l’ennemi ou, mieux, la terreur, en lâchant l’hubris (fureur) du guerrier américain sur le champ de bataille.
- Puissance ou image de la puissance ?
L’image du guerrier américain, féroce et sans peur, doit aussi être envisagée comme le prolongement des doctrines Shock and Awe (choc et effroi) et Full Spectrum Dominance. La clé du succès politique et militaire de cette stratégie repose en effet sur la destruction rapide de la volonté de l’adversaire de résister, non seulement par la précision et la force de la frappe, mais aussi par la détermination des troupes de guerriers déployés au sol, prêts à en découdre. « Nos adversaires potentiels doivent être convaincus que nous sommes capables de les briser physiquement et psychologiquement et que nous sommes prêts à accepter tous les sacrifices pour le faire4. »
À la différence de la doctrine AirLand Battle5 qui identifie le centre de gravité de l’adversaire dans ses capacités militaires, Shock and Awe cible toute la société de l’adversaire afin de briser sa volonté psychologique. S’inspirant de Sun Tzu, l’ambition ultime de cette doctrine est de détruire toute volonté de résistance de l’adversaire avant, pendant et après la bataille. Pour Harlan Ullman et James P. Wade de la National Defense University, auteurs principaux de cette doctrine, il faut laisser l’adversaire avec un tel sentiment d’impuissance que toute velléité de résistance est écrasée dans l’œuf. Il faut infliger à l’ennemi « un tel niveau de choc et d’effroi […] que sa volonté de poursuivre le combat sera paralysée »6. L’aspect crucial de cette doctrine repose alors sur la capacité des États-Unis à projeter sur ses adversaires, réels ou virtuels, le spectacle d’une puissance sans limites.
La domination américaine dans la communication devient la clé de sa domination militaire. Et la perception de sa toute-puissance, plus importante que sa puissance effective. Comme le dit de façon provocante le chroniqueur anonyme du blog Xymphora, l’« Empire américain est le premier empire qui n’est pas fondé sur la puissance militaire − les États-Unis perdent toutes les guerres qu’ils entreprennent − ou sur la puissance économique − son économie chancelante est entièrement dépendante du bon vouloir de ses créanciers − mais sur la publicité de son identité impériale dans les médias. Étant donné que c’est un empire seulement parce que les gens le perçoivent comme un empire, sa chute sera aussi soudaine que la prise de conscience du monde que l’Empire américain est une vaste fumisterie »7.
En somme, la puissance américaine reposerait sur une manipulation spectaculaire de ses effets sur le monde plutôt que sur sa capacité effective à maîtriser le monde. Nous ne sommes pas loin de La Boétie, dévoilant les dessous du pouvoir par la servitude volontaire de ses sujets ou, comme le dit un dicton irlandais, « le pape est pape parce que les gens s’agenouillent devant lui ».
C’est dans cette hypertrophie du virtuel tentant d’assujettir le réel qu’il faut également envisager cette ambition de transformer l’image du soldat américain en guerrier redoutable.
- Un prodrome guerrier
Le credo
du soldat américain
Ancienne version, 1961
Je suis un soldat américain. Je suis un homme de l’armée des États-Unis – protecteur de la plus grande nation sur terre.
Parce que je suis fier de l’uniforme que je porte, j’agirai toujours de façon honorable pour le service militaire (l’armée) et la nation qu’il s’est juré de protéger.
Je suis fier de mon organisation. Je ferai tout ce que je peux pour qu’elle soit la meilleure unité de l’armée.
Je serai loyal envers ceux que je sers.
Je prendrai toute ma part pour exécuter les ordres et instructions qui sont donnés à moi-même ou à mon unité.
Comme soldat, je suis conscient que je suis membre d’une profession honorée – que je ferai tout pour défendre les valeurs de liberté pour lesquelles mon pays se distingue.
Quelle que soit la situation dans laquelle je me trouve, je ne ferai jamais quelque chose, pour le plaisir, le profit, ou ma sécurité personnelle, qui déshonorerait mon uniforme, mon unité, ou mon pays.
J’utiliserai tout ce qui est en mon pouvoir, même au-delà du devoir, pour empêcher mes camarades de commettre des actes honteux pour eux-mêmes et leur uniforme.
Je suis fier de mon pays et de son drapeau.
J’essaierai de rendre le peuple de cette nation fier de l’arme que je représente, car je suis un soldat américain.
Le credo
du soldat américain
Nouvelle version, novembre 2003
Je suis un soldat américain.
Je suis un guerrier et membre d’une équipe.
Je sers le peuple des États-Unis et vis selon les valeurs de l’armée.
Je placerai toujours la mission en premier.
Je n’accepterai jamais la défaite.
Je ne renoncerai jamais.
Je n’abandonnerai jamais un camarade tombé.
Je suis discipliné, physiquement et mentalement endurci, entraîné et compétent dans mes tâches et exercices guerriers.
J’entretiens toujours mes armes, mon équipement et moi-même.
Je suis un expert et je suis un professionnel.
Je me tiens prêt à me déployer, à engager [l’adversaire] et à détruire les ennemis des États-Unis en combat rapproché [au corps à corps].
Je suis un gardien de la liberté et de la manière de vivre (way of life) américaine.
Je suis un soldat américain.
1 Quadrennial Defense Review Report, Department of Defense, Washington DC, février 2006.
2 Conversation personnelle en 1997 avec Gilbert Holleufer, conseiller stratégique auprès du président du cicr.
3 Cité par Vincent Desportes in L’Amérique en armes, Economica, 2002, p. 44.
4 United States Army White Paper, Concepts for the Objective Force, US Army, novembre 2002.
5 Doctrine adoptée en 1982 par l’US Army dans Field Manual 100-5.
6 Harlan K. Ullman, James P. Wade, Shock and Awe : Achieving Rapid Dominance, National Defense University, 1996, chap. 3, p. 37.
7 Blog Xymphora http://xymphora.blogspot.com/