Ovadia Yosef, grand rabbin récemment disparu, a un jour déclaré qu’une goutte de sang d’un soldat israélien était plus importante que quelques arpents de terre. Une phrase qui a rapidement disparu des écrits de celui qui fut l’un des maîtres à penser du parti religieux ultra-orthodoxe Shass. Car c’est peu de dire que le territoire est l’une des questions de la crise du Moyen-Orient ; elle va même bien au-delà. D’ailleurs, on parle plutôt « des » territoires, que l’on affuble d’épithètes qui classent immédiatement leur utilisateur dans un camp ou dans l’autre : « libérés », « occupés », « récupérés », « spoliés » « administrés » ou bien même « disputés »…
Cette question induit un débat sur l’idolâtrie et, surtout, sur l’« invention de la Terre sainte ». Comment en est-on venu à surinvestir un territoire qui a la taille d’un département français ? Ilan Halimi, l’expert en judaïsme de Yasser Arafat, avait écrit jadis un petit livre intitulé Sous Israël la Palestine ! Déjà le nom de la terre vous classe dans un monde intellectuel désormais bipolaire : ami ou ennemi d’Israël ! Les nations sont des narrations…
Beaucoup évacuent le problème en disant : « Les juifs furent expulsés par Titus, ils reviennent chez eux ! » Ceux qui sont religieux ont d’ailleurs prié tous les jours pour ce retour. Or il y a toujours eu des juifs en « Terre sainte », à Jérusalem mais aussi à Safed, à Hébron et à Tibériade, puisque dans toutes les communautés de la diaspora une caisse spéciale était dédiée à ces villes et des émissaires parcouraient l’Europe afin de récolter des dons. Leurs récits sont d’ailleurs une source extraordinaire sur les transferts de sacralité d’une terre.
Entre-temps, les chrétiens puis les musulmans se sont approprié non seulement la terre mais aussi son caractère sacré. Les récits de pèlerinages ou de simples visites savantes ne manquent pas. Car Jérusalem est la ville où un juif est mort, un juif qui, pour des millions d’êtres humains, est le fils de Dieu. Mais aussi la ville où un prophète, Muhammad, attacha sa jument à la mosquée « la plus éloignée » (al-Aqsa) et fit un voyage au ciel – d’où il reviendra. Jérusalem devint alors « la Sainte » (al-Qods). Voilà pour la théologie. Sans oublier les templerim, ces piétistes allemands venus du Wurtemberg qui, depuis les années 1870, y attendent le retour du Christ. Les juifs, quant à eux, ont recommencé à peupler cette terre hors des murs de Jérusalem dans des petits villages modernes à partir de 1878, donc bien avant la naissance du sionisme politique.
Les Arabes, chrétiens et musulmans, vivent sur la même terre et, contrairement à ce que l’on affirme souvent, une grande partie des sionistes l’a su dès l’origine du mouvement. Il existe même toute une littérature d’experts, surtout allemands, sur la Palestine, toujours très précieuse aujourd’hui. Ainsi, Theodor Herzl, juif viennois très assimilé dont la visite à Jérusalem n’avait pas été une réussite, écrivit un petit ouvrage, l’État des Juifs, en 1896, peu de temps avant d’insuffler une énergie nouvelle au sionisme en créant l’Organisation sioniste mondiale (1897). « Sionisme », un terme, très symbolique, inventé par Nathan Birnbaum en 1890, qui est déjà tout un programme. Et qui d’un promontoire s’est transféré à une ville puis à un territoire entier ! En effet, l’ancien Israël compte plusieurs temples et rien, avant la « ligature d’Isaac », ne destine ce mont Sion à être plus sacré que les autres. Mais avant le xe siècle av. J.-C., où était le sacré ? Comment passer de la « Maison de Dieu » à un lieu de culte puis à la terre d’un peuple ? C’est d’ailleurs sur l’idée que cette terre, loin d’appartenir à des particuliers fortunés1, était la propriété du peuple juif et donc invendable à des non-juifs que fut créé le Fonds national juif en 1901. On entend encore aujourd’hui cet argument. Mais on le trouve aussi dans la théologie juridique des musulmans avec, parmi les différents types de propriétés incessibles, le waqf2.
On sait qu’à la chute du pouvoir ottoman et après la déclaration Balfour de novembre 1917, c’est l’Angleterre qui se vit attribuer le mandat sur la Palestine, dont d’ailleurs, soit dit en passant, les frontières furent longtemps inexistantes puisque cette portion de terre était une partie de la Grande Syrie. Cette déclaration stipulait que l’Angleterre reconnaissait aux juifs le droit d’avoir un homeland sans nuire ni aux habitants déjà présents ni à la qualité patriotique des juifs dans leurs pays.
Il y a exactement cent ans, David Ben Gourion3 rédigea un texte qui résume parfaitement le sionisme d’avant 1948 : « La Palestine nous appartiendra non lorsque les Turcs, les Anglais ou la prochaine conférence de la paix nous l’accorderont et ratifieront ce don par un document diplomatique ; elle nous appartiendra lorsque nous, juifs, la bâtirons. Le droit véritable, concret et imprescriptible sur cette terre, nous l’obtiendrons, non des mains d’autrui, mais par notre propre labeur. Pour que la Palestine nous appartienne, nous devons la bâtir. »
C’est cette éthique des pionniers qui anima pendant longtemps les habitants de cette terre et nullement l’exclusion d’autrui avec un mélange de Tolstoï et de Barrès. Très vite, un courant du sionisme ayant très tôt reconnu l’existence d’une population autochtone travailla à l’établissement d’un centre de culture plus que d’un centre politique. Notamment le penseur russe Asher Ginsberg, plus connu sous son pseudonyme Ahad Ha-Am (« Un parmi le peuple »), et Martin Buber – dont nous fêtons cette année le cinquantième anniversaire de la disparition –, qui allaient sans relâche marteler dans tous leurs livres, leurs articles et leurs interventions dans les congrès sionistes qu’il y avait déjà une population en Palestine et qu’on ne pouvait la considérer comme usurpatrice ou faire comme si elle n’existait pas.
Ces intellectuels, souvent issus de la Mitteleuropa, qui fondèrent autour de 1925 le mouvement Brit Schalom (« Alliance de la paix »), avaient pour beaucoup fait la Grande Guerre et connaissaient donc mieux que tous les méfaits du chauvinisme. À Stefan Zweig qui lui demandait si vraiment il s’agissait de fonder un nouvel État minuscule au Moyen-Orient, Buber répondit : « J’ignore tout d’un État juif avec canons, drapeaux et médailles, même sous une forme de rêve4. » Il s’agissait de construire un État binational, une fédération qui fasse droit à tous les habitants du pays. À cette époque, rappelons-le, les juifs n’étaient qu’une petite minorité en Palestine et les sionistes européens pensaient que ce pays servirait simplement à recueillir les rescapés des pogroms ! Mais déjà la presse arabe mettait en garde contre « l’invasion sioniste ».
Lorsqu’on lit les textes sur la Palestine des trois grands monothéismes, une fois sortis des questions de géographie et de politique, on est frappé par le bricolage et les emprunts. On a l’impression que chacun prend un peu de sainteté à celui qui le précède. Qui prend le territoire hérite de la sainteté ! Dans son superbe ouvrage au titre explicite – La Topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte – publié en 19415, Maurice Halbwachs (élu au Collège de France mais qui, déporté, ne pourra prononcer sa leçon inaugurale et mourra des suites de son internement) excelle à montrer l’entrelacs des mémoires sacrées en construction, tout autant légitimes les unes que les autres pour le savant mais non pour le croyant. C’est là toute la question.
Mais par quel « miracle » une légitimité peut-elle être fondée sur un territoire ? Faut-il continuer de chercher les traces du Temple (et s’il était bâti sur un autre ?) ? Suffit-il d’installer des églises sur le mont des oliviers ? Cette légitimité ne va-t-elle pas vaciller au cours d’une autre bataille, celle des savants qui multiplient à loisir les hypothèses, recherchant l’itinéraire de l’Exode ou la place du palais de David, le lieu du Golgotha ? Jésus serait ainsi né à Nazareth puisque Bethléem est encore un « emprunt au monde juif ». Et que font cette « mosquée la plus éloignée » et ce « dôme du rocher » sur les lieux sacrés pour les juifs et pour les chrétiens ?
L’épigraphie, cela sert aussi à faire la guerre ! À l’intérieur même du christianisme, les catholiques se méfiaient des exégètes protestants (et pour un « sous-conflit », les savants français des savants allemands). Aujourd’hui, ce sont les juifs et les chrétiens qui désossent les textes, les mythes et les traditions. Les élèves de Mohammed Arkoun, militant actif du dialogue entre les religions, sont encore trop rares : pendant combien de temps avons-nous cru que Moïse avait écrit la Torah et que les chrétiens la nomment l’Ancien Testament ? Comment expliquer ce « Coran incréé » dont nulle virgule ne peut être modifiée ? On sait pourtant qu’il est lui aussi le produit d’une construction, de réélaborations successives et de sédimentations.
Le reste de l’histoire, son chaos et sa tragédie sont bien connus : l’Empire ottoman dépecé, la Première Guerre mondiale où des juifs tiraient sur des juifs, où les juifs allemands, au moins aussi patriotes que les français, furent en 1916 l’objet d’un recensement afin de savoir s’ils n’étaient pas des « planqués ». Puis vinrent les accords (secrets !) Sykes-Picot et la déclaration Balfour du 2 novembre 1917, presque la même semaine que la Révolution russe. Mais qui octroie ce « home » aux juifs ? De quel droit ? Les événements deviennent de plus en plus tragiques : la Seconde Guerre mondiale, le meurtre de six millions de juifs au sein d’une Europe prétendument civilisée, la fin du mandat anglais catastrophique et la proclamation de l’État d’Israël par David Ben Gourion en 1948 ; puis, quelques heures plus tard, une guerre, qui loin d’être la dernière allait pour longtemps façonner deux identités, l’une juive et l’autre arabe, toujours en conflit aujourd’hui.
En outre, on parle territoires et on pense Jérusalem, dont le pouvoir symbolique est énorme. Sur son esplanade se rencontrent le ciel et la terre6. Ce sont des territoires palimpsestes, des cartes superposées ! Qui aura la dernière ? On ne sait même pas qui avait la première… Seule maigre consolation, il n’y a pas que dans cette partie du monde qu’il y a des territoires sacrés7. Aujourd’hui y a-t-il encore, ou déjà, deux territoires, un israélien et un palestinien ? Le géographe Jacques Lévi a inventé le terme de « spatiocide » : « La séparation entre Israël et la Palestine appartient-elle à cette catégorie ? Oui et non. Il s’agit d’un conflit géopolitique typique du xixe siècle, avec d’un côté une colonie de peuplement à base ethno-religieuse qui s’érige en État et cherche à constituer un petit empire en dominant ses voisins, et de l’autre une communauté récente et fragile contrainte de construire un désir d’État mimétique et que son incapacité à produire du développement enferme dans une spirale de l’échec8. »
Désormais, il y a bien une superposition de territoires dont au moins un, celui des Arabes, est déterritorialisé, déplacé dans la mémoire, dans les livres ou dans les pays d’exil. Le poète Mahmoud Darwish a donné à ses entretiens un titre sinistre : La Palestine comme métaphore9. On pourrait d’ailleurs faire la même remarque pour les sionistes non résidents dont les chèques sont une substitution à l’occupation du territoire ! Peut-être doit-on accepter le fait qu’il n’existe aucune solution. Ce territoire, dont la possession est un moment vers la rédemption, est-il condamné à la guerre ? Si, déjà, on arrivait à limiter la souffrance et l’injustice ce serait un grand pas. Nous en sommes encore très loin.
1 En 1882, le baron Edmond de Rothschild avait acheté de la terre en Palestine ottomane et financé un établissement juif à Rishon LeZion.
2 Le waqf est une donation faite à perpétuité par un particulier à une œuvre d’utilité publique, pieuse ou charitable. Le bien donné en usufruit est dès lors placé sous séquestre et devient inaliénable.
3 On trouvera ce texte, et bien d’autres topiques à notre sujet, dans l’anthologie préparée par Denis Charbit, Sionismes, textes fondamentaux (Paris, Albin Michel, 1998, p. 188).
4 On trouvera les textes de Buber sur la question dans Une terre de deux peuples (Paris, Lieu commun, 1985, rééd. Livre de poche).
5 Et réédité avec un dossier fascinant sur notre question par Marie Jaisson (Paris, puf, « Quadrige », 2008).
6 Titre d’un magnifique ouvrage publié conjointement par l’université hébraïque, l’École biblique et archéologique, et l’université de l’al-Qods : Where Heaven and Earth Meet : Jerusalem’s Sacred Esplanade, éd. Oleg Grabar and Benjamin Z. Kedar/Yad Ben Zvi Press Jerusalem/University of Texas Press, 2009.
7 Le cahier n° 231 (2014/3) de la Revue de l’histoire des religions, « Traduction et transmission de la doctrine dans le bouddhisme », porte sur les espaces sacrés en Asie.
8 Jacques Lévi, « Les limites de la frontière et les limites de ces limites », in Jean Birnbaum (éd.), Repousser les frontières, (Paris, Gallimard, « Folio », 2014, pp. 67-87), avec cette remarque, plus loin, de Pierre Hassner, « on calcule que l’humanité a connu deux cent mille ans de nomadisme, dix mille ans de sédentarité et trente ans de transnationalité » (p. 150).
9 Arles, Actes Sud, 1997.